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Un trotskiste au Panthéon ! Armenak Manoukian (1898-1944)

par Michael Löwy
Photographie anthropométrique d’Armenak Manoukian prise le 21 novembre 1943. Source : Archives de la préfecture de police de Paris.
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Il aura fallu quatre-vingts ans pour que la République française reconnaisse enfin le rôle de Missak Manouchian et des combattants de la FTP-MOI dans la Résistance contre l’occupation nazie. C’est finalement un président d’« extrême centre » qui a ouvert les portes du Panthéon à Manouchian et aux héros de l’Affiche Rouge, nommés dans une plaque.

François Hollande avait poliment refusé la demande des sénateurs communistes de prendre cette initiative. Macron prononça lui un beau discours, saluant ces combattants communistes et étrangers. Dommage que ses actes ne correspondent pas à ces belles paroles : c’est le même Macron qui a fait passer une loi immigration scélérate, célébrée par Marine Le Pen comme une « victoire idéologique » de son parti – un parti qui a eu parmi ses fondateurs en 1972 des anciens officiers français de la Waffen SS Charlemagne… Rappelons qu’un militant kurde, réfugié en France – un peu l’équivalent des réfugiés arméniens des années 1930 – s’est vu récemment notifier une OQTF (Obligation de quitter le territoire français). Va-t-on le livrer à la police turque du régime Erdogan ?

Parmi les vingt-trois combattants de la « bande à Manouchian » fusillés au Mont Valérien, il y avait un trotskiste ! Même l’Humanité le reconnait, dans le dossier sur l’Affiche rouge publié il y a quelques jours. Il s’agit de Arben Dav’tian, dit Armenak Manoukian. Sa biographie, rédigée par notre camarade Rodolphe Prager, est parue en 2009 dans le Maitron. Voici quelques moments de cette vie mouvementée, extraits de cette notice1.

Arben Dav’tian, dit Armenak Manoukian, serait né le 7 novembre 1898 à Chouchi au Karabagh (Arménie) suivant les papiers en sa possession. Dav’tian entra au Parti bolchevik de Géorgie en 1917 et combattit en 1918 dans une brigade de gardes rouges pour la défense de la commune de Bakou : il aurait été blessé trois fois. Fait prisonnier par les troupes anglaises qui s’emparèrent de la ville en août, il put s’échapper et se réfugia en Perse, à Téhéran. Revenu combattre tour à tour en Azerbaïdjan et en Arménie, il fut promu en 1920 officier et commissaire politique, après un court stage à l’école militaire rouge Chaoumian à Bakou. Ce fut comme commissaire politique d’une brigade qu’il se rendit avec son unité, à la rencontre de la 11e Armée rouge qui pénétra dans Erevan (Arménie) le 2 avril 1921. Il passa alors dans l’appareil du parti, en tant qu’instructeur-organisateur auprès du Comité central d’Arménie, de Géorgie et d’Azerbaïdjan. 

Davt’ian adhère au cours des années vingt à l’opposition de gauche et devient à Erevan un de ses porte-parole

 

Fin 1927 il fut exclu du parti et, le 24 septembre 1928, arrêté avec de nombreux militants arméniens, et déporté dans le Kazakhstan, à Akmolinsk. Condamné à trois ans de prison, il fut transporté six mois après dans l’isolateur de Verkhnéouralsk, où il s’inséra dans le collectif bolchevik-léniniste et participa en décembre 1933 à la grève de la faim qui dura dix-huit jours. 

À l’expiration de sa peine, il fut relégué le 22 janvier 1934 en Asie centrale, à Andijan. Il s’enfuit d’Andijan le 30 juin 1934 et franchit la frontière perse le 18 juillet.

Dav’tian réussit en été 1935 à établir un contact avec Léon Sedov. Il adressa à celui-ci « l’Appel au prolétariat mondial », daté du 4 août, signé Tarov, son pseudonyme d’alors. Ce document relata son expérience et alerta l’opinion publique sur le sort des prisonnier·es politiques détenu·es en URSS. Il fut diffusé par la presse trotskiste internationale accompagné d’un commentaire de Trotsky.

À l’initiative de Trotsky et de Sedov, un « fonds Tarov » fut créé et alimenté par une souscription internationale, pour lui venir en aide et payer son voyage en Europe. Il fallut près de deux ans pour réunir la somme nécessaire et régler la question du visa, puisqu’il n’arriva à Marseille que le 22 mai 1937 et à Paris le 25. 

Il fut hébergé à Maisons-Alfort chez les militants trotskistes Roland et Yvonne Filiâtre, et il passa une partie de l’été chez Alfred et Marguerite Rosmer dans leur grange de Périgny-sur-Yerres. Le 12 juin 1937, il fut entendu par la commission d’enquête parisienne sur les procès de Moscou et sa déposition, reproduite dans la presse trotskiste, fit une forte impression. Il eut des contacts suivis avec Léon Sedov et participa au groupe russe animé par celui-ci. Il y eut un litige au sujet du manuscrit volumineux des mémoires de Dav’tian, intitulées Dans les prisons du Thermidor russe, écrites à Tabriz. Zborowski (agent de la GPU infiltré) accumula les objections pour en rendre impossible la publication. La coupure avec le groupe russe devint entière après le décès de Sedov, dans des conditions peu claires, le 16 février 1938. Dav’tian s’en plaignit dans une lettre à Trotsky du 9 juillet, laissant entendre que le malaise était dû à la présence « d’un élément étranger qui s’est introduit dans notre milieu », ce qui semblait viser Zborowski.

Au printemps 1939 parut, enfin, une brochure imprimée en français (traduite du russe), signée Tarov, présentée comme une « contribution à la critique du programme d’action de la IVe Internationale » et intitulée Le Problème est : viser juste. Domiciliée à l’adresse du Parti socialiste ouvrier et paysan de Pivert, rue de Rochechouart, elle fut réalisée avec l’aide de Georges Servois, du syndicat des correcteurs.

Vivant dans un isolement accru, Dav’tian prit contact vers 1941 avec des communistes arménien·es

Au cours de l’année 1942 il se lia à Manouchian et s’établirent entre eux des liens d’estime et de confiance. Mélinée Manouchian se souvient que « Manouche » lui présenta Dav’tian en 1942, dans un café, en disant : « Il est avec nous. » Elle ajoute que Manouchian savait qu’il était antistalinien et qu’il s’était enfui d’URSS. Manouchian prit sur lui d’intégrer Dav’tian dans le groupe arménien de la MOI et de le faire venir ensuite dans le premier détachement des Francs-tireurs et partisans (FTP) où il fut admis en juillet 1943 avec le matricule 10 050 sous le pseudonyme d’André.

Dav’tian fut engagé dans la nuit du 12 au 13 août 1943 dans une opération de déraillement sur la ligne Paris-Verdun, à proximité de Châlons-sur-Marne, conduite par Bosczov. Il jeta une grenade sur un camion rempli de soldats allemands, le 28 août, à la sortie des usines Renault à Boulogne-Billancourt, couvert par ses camarades FTP arméniens. Il fut blessé dans l’opération suivante qui échoua, visant à abattre le 5 octobre Gaston Bruneton, directeur de la main-d’œuvre française en Allemagne. Arménouhi Assadourian, la sœur de Mélinée, recueillit Dav’tian et l’installa dans une chambre d’hôtel, cédée par Henri Karayan, jeune FTP arménien. Pendant près de six semaines, Mélinée lui apporta chaque jour nourriture, médicaments et renouvela les pansements ; ils purent converser longuement en toute confiance. Dav’tian parla ouvertement de son passé trotskiste et voua une immense reconnaissance à Mélinée.

La Brigade spéciale l’arrêta le 19 novembre, à son nouveau domicile, 200 rue de Belleville. « Il faut penser également à Manoukian qui meurt avec moi », écrivit Manouchian à Mélinée, deux heures avant son exécution, soulignant son attachement à ce compagnon. Sur sa tombe au cimetière d’Ivry, dans le carré réservé aux membres du « groupe Manouchian », se trouve une plaque de la République socialiste d’Arménie portant la mention : « Tes camarades de combat qui ne t’oublieront jamais ». Dav’tian aurait été réhabilité en Arménie, ainsi que sa femme et sa fille, qui avaient été déchues de leurs droits civils. 

* Michael Löwy, né au Brésil, est sociologue, philosophe et militant de la IVe Internationale en France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Affinités révolutionnaires : Nos étoiles rouges et noires, en collaboration avec Olivier Besancenot (éditions Mille et une nuits, 2014, 260 p.), Rosa Luxemburg, l’étincelle incendiaire (Le Temps des cerises, 2018, 220 p.) et La Comète incandescente. Romantisme, surréalisme, subversion (Préface d’Alex Januario, illustrations de Guy Girard, Sergio Lima et Penelope Rosemont, Orange, Éditions le Retrait, 2020, 206 p.).

 

  • 1Notice Manoukian Armenak [Dav’tian Arben, Abramovitch, dit Tavitian (Holban), dit Davidian (SGE), dit André] par Rodolphe Prager, version mise en ligne le 25 août 2009, dernière modification le 24 avril 2022.

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Auteur·es

Michael Löwy

Michael Löwy est militant de la IVe Internationale. Il est l’auteur notamment de L’étoile du matin, Surréalisme et marxisme, janvier 2000, Syllepse, et de La Comète incandescente. Romantisme, surréalisme, subversion, Orange, Éditions le Retrait, 2020.