À quoi sert la fausse polémique contre Judith Butler ? À montrer que personne n’est à l’abri du discrédit. Même si vous êtes Judith Butler, si vous prétendez parler contre le génocide en Palestine, on vous fera taire. Nous devons répondre à sa demande, dire collectivement que nous la défendons, et qu’il faut que le génocide cesse maintenant.
Je dois rester naïve malgré les années, car je n’aurais jamais imaginé que Judith Butler, la « papesse du genre », comme nous la surnommons affectueusement entre féministes, qui a formé des décennies d’étudiant·e·s en étude de genre dans des disciplines variées à travers le monde, pourrait un jour être attaquée en tant qu’universitaire et chercheuse suite à ses prises de position sur la Palestine lors du meeting « Contre l’antisémitisme et son instrumentalisation. Pour la paix révolutionnaire en Palestine ». Je la pensais intouchable en raison de sa contribution fondamentale aux études de genre. Mais dans des périodes réactionnaires, où la désorientation est la norme dans toutes les sphères sociales, où tous les verrous sautent les uns après les autres, ce qui semblait acquis ne l’est plus. Il semble donc aujourd’hui nécessaire de rappeler plusieurs évidences concernant Judith Butler.
Sur le fond, il serait trop long de revenir sur tous les apports que la pensée du genre doit à Butler. Dans une lecture toute personnelle, j’en pointerais seulement trois qui me semblent incontournables. Premièrement, Butler a systématisé le croisement d’une pensée du genre et des sexualités, qui lui était certes antérieure, mais qu’avec la théorie queer, et le contexte historique (suite à l’épidémie du Sida notamment), elle a contribué à durablement lier. Deuxièmement, elle a proposé une théorisation du genre comme « performatif », c’est-à-dire comme étant constamment créé par nos actes, nos gestes, nos comportements. En termes sociologiques et bourdieusiens, elle a contribué à la pensée d’un habitus de genre. Ce faisant, elle a développé une vision fondamentalement non essentialiste du genre, qui laisse des marges de manœuvre aux individus, car si le genre est performé, alors il peut être troublé, d’où le titre de son célèbre ouvrage, Trouble dans le genre. Enfin, troisièmement, à la suite de Christine Delphy dans les années 1970 et 1980, elle est venue remettre en cause la partition sexe/genre, reposant sur l’idée d’un sexe donné sur lequel va se construire le genre. En effet, si cette partition a été utile à un moment de l’histoire de la pensée, pour définir le genre justement, elle a fini par constituer un obstacle pour penser le sexe, et plus largement le corps, comme étant également construits socialement. Ces trois apports sont en tous points centraux pour qui s’intéressent à la pensée du genre, tant en termes de gains théoriques que dans une perspective historique.
Mais l’apport de Butler va par ailleurs plus loin. Elle a également joué un rôle central dans la formation intellectuelle au genre des générations des années 2000 et 20101, à partir du moment où Trouble dans le genre a été traduit en français2, comme en témoignent Elsa Dorlin, Laure Bereni, Isabelle Clair, Maxime Cervulle, Sophie Noyer, entre autres3. Elle a ainsi fait figure de chef de file, même si son œuvre a été lue de façon particulière en France, en la croisant au féminisme matérialiste. Si je reviens sur ces points, ce n’est pas pour défendre la position selon laquelle, en raison de son positionnement intellectuel, elle ne pourrait pas être discutée, que l’on me comprenne bien ici. Par contre, les attaques devraient en rester strictement à ses prises de positions politiques, et non pas la remettre en question en tant qu’universitaire et que chercheuse.
Ceci étant précisé, on peut revenir sur les critiques qui lui ont été adressées suite à sa prise de position concernant la Palestine, et en particulier l’attaque du 7 octobre 2023. On a abondamment commenté une séquence d’à peine quelques minutes, isolée du reste d’un débat qui faisait en réalité deux heures. Pourtant, les mots ont un sens… quand ils sont placés dans leur contexte. Si Butler a jugé nécessaire d’exposer sa pensée en deux heures, c’est que ce temps était nécessaire. Et on sait bien comment le fait de cadrer un propos, en le décontextualisant, en le privant de tout élément de nuances, est en fait une déformation de la pensée. C’est un mensonge intellectuel, en plus de refuser d’avoir un vrai débat en créant un faux adversaire, facilement disqualifiable.
Mais qu’a dit exactement Judith Butler ce jour-là ? Là encore, je serai synthétique4. Elle est d’abord revenue sur la nécessité de lutter contre l’antisémitisme, un racisme spécifique, dont sont toujours imprégnées nos sociétés. Pour cela, il faut notamment (mais pas uniquement) faire la distinction entre Israëlien·ne·s et Juif·ve·s : il est antisémite d’assimiler une catégorie à l’autre. Elle est ensuite revenue sur l’histoire du sionisme et ses évolutions, en s’appuyant sur l’ouvrage Antisionnisme. Une histoire juive, un recueil de texte choisi par Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman5. On ne peut comprendre la situation palestinienne si on ne comprend pas qu’il s’agit d’une forme de colonisation, avec d’un côté un État colonisateur, Israël, et de l’autre un peuple colonisé, les Palestinien·ne·s. Tant qu’on ne pourra pas parler de la colonisation, on ne pourra penser autrement les attaques que comme ayant pour base l’antisémitisme.
Inversement, la perspective que dessine Judith Butler est donc celle de la décolonisation : elle plaide pour la formation d’un État radicalement différent, un État pour toutes et tous, co-construit, non raciste, non violent, véritablement démocratique, dans laquelle chacun·e vivrait à égalité. Pour Judith Butler, seul un tel État pourrait véritablement garantir la sécurité à l’ensemble de ses habitant·e·s, représenter les aspirations des individus et des communautés qui le composent, et mettre fin à l’assujettissement des Palestinien·ne·s. Enfin, Butler caractérise la situation que traverse le peuple palestinien actuellement : celle d’un génocide par l’État d’Israël, selon les critères mêmes établis par des juristes qui avaient traversé la Shoah dans la Convention sur le Génocide de l’ONU. Elle conclut que dans un contexte où les instances internationales ne parviennent pas (ou ne veulent pas) faire cesser le génocide, alors le boycott et la campagne « Boycott Désinvestissement Sanctions » (BDS) sont une des seules formes de résistance à l’échelle internationale possibles, qui ont fait leurs preuves par le passé, notamment au moment du boycott contre l’apartheid en Afrique du Sud.
Et c’est là que vient l’extrait en question, après 1h 45 de discussion :
« Je pense que nous pouvons avoir des points de vue différents sur le Hamas en tant que parti politique. Nous pouvons avoir des points de vue différents sur la résistance armée. Mais je pense qu’il est plus honnête et correct historiquement de dire que le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée. Il ne s’agit pas d’une attaque terroriste ni d’une attaque antisémite. Il s’agissait d’une attaque contre des Israélien·ne·s. Et vous savez, je n’ai pas aimé cette attaque. Je l’ai dit publiquement. J’ai eu des ennuis pour avoir dit que c’était, pour moi, angoissant. C’était angoissant, c’était terrible. Cependant, je ne serais pas raisonnable si je décidais suite à cela que la seule violence de cette scène était la violence faite aux Israélien·ne·s. Les Palestinien·ne·s subissent des violences depuis des décennies. C’était un soulèvement, qui est le produit d’un état de soumission, et qui se développe contre un appareil d’État violent. D’accord ? Parlons clairement. Vous pouvez être pour ou contre la résistance armée, vous pouvez être pour ou contre le Hamas, mais appelons-la au moins résistance armée, et nous pourrons alors débattre de la question de savoir si nous pensons que c’est juste, s’ils ont fait ce qu’il fallait, ou si une stratégie différente… Mais le problème, c’est que si vous parlez de résistance armée, on pense immédiatement que vous êtes en faveur de la résistance armée, de cette résistance armée, et de cette tactique-là. En fait, peut-être pas cette tactique. Et nous pouvons discuter de la résistance armée, vous savez ? C’est un débat ouvert. Mais je pense que la description est correcte. Si nous décidons qu’il s’agissait uniquement ou principalement d’antisémitisme…. Encore une fois, nous sommes confronté·e·s à la structure politique et à la structure de la violence dont ce soulèvement est issu. Je vais m’attirer des ennuis pour avoir dit ça, mais vous me défendrez… Vous me défendrez demain lorsque je serai attaquée, n’est-ce pas ? ».
Que dit exactement Judith Butler ici ? Que si on interprète jusqu’au bout la situation de colonisation, alors les attaques du 7 octobre étaient des formes de résistance armée. Les qualifier comme telles, c’est un enjeu d’analyse historique et politique, ce n’est pas un enjeu moral : Judith Butler ne les défend pas en soi, elle souligne bien l’écart entre qualifier le 7 octobre d’un acte de lutte armée, et soutenir la lutte armée, et (autre écart) soutenir cet acte de lutte armée en particulier. Par contre, pour pouvoir débattre stratégiquement, on a besoin d’avoir une qualification commune. Et c’est tout. C’est tout ce que dit Judith Butler ici. Elle ne défend pas les attaques, elle condamne leur forme plutôt clairement, et souligne avoir été critiquée pour cela6. Mais c’est déjà trop, car c’est en même temps toute la question. C’est replacer le 7 octobre dans un contexte politique et historique précis, qu’on a tout fait pour gommer, celui de la colonisation.
En prononçant ces mots, Judith Butler s’inscrit en réalité dans une longue histoire d’engagement anticolonial du mouvement féministe. Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir ont été d’ardentes partisanes de l’indépendance de l’Algérie, notamment en défendant judiciairement pour la première et médiatiquement pour la seconde les condamnées algérien·ne·s, ou en dénonçant la torture exercée par l’armée française. L’exemple historique le plus connu de cet engagement est la défense qu’elles ont orchestré en faveur de Djamila Boupacha, membre du FLN, accusée d’avoir déposé une bombe, torturée et violée en détention, condamnée à mort mais amnistiée grâce à la fin de la guerre7. De la même façon, de nombreuses militantes qui ont lutté pour la légalisation de l’avortement dans les années 1970 avaient commencé leur carrière militante par leur engagement internationaliste et anti-colonial, contre la guerre d’Algérie et la guerre au Vietnam.
Le détour historique nous permet d’ailleurs de mesurer par comparaison combien d’autres féministes anticoloniales ont pu à certains moments de l’Histoire assumer des positions qui seraient absolument inaudibles aujourd’hui. Mettons par exemple en regard la prise de position de Butler avec celle de Beauvoir pendant la guerre d’Algérie, quand elle parle des méthodes du FLN. Il s’agit bien sûr d’une situation différente, car Beauvoir faisait partie de la nation colonisatrice. Dans ses Mémoires, parues peu de temps après la fin de la guerre, elle explique :
« Nous refusions de nous indigner contre les méthodes de lutte du FLN. “On ne fait pas la guerre avec des enfants de chœur”, répétait-on du côté des paras [parachutistes, et autres militaires français]. Cependant, on criait à l’assassinat quand en France les militants algériens liquidaient des traîtres. Alors que le Français en égorgeant, violant, torturant, prouvait sa virilité, le terroriste algérien manifestait l’ancestrale “barbarie islamique”. En vérité, l’ALN n’avait pas le choix : elle se battait avec les moyens du bord. Pourtant, parmi ceux mêmes qui reconnaissaient la validité de ses objectifs, nous n’étions qu’une poignée à récuser la symétrie : terrorisme-répression. Par précaution, mais aussi avec une vertueuse sincérité, quand ils dénonçaient les tortures et les ratissages, la plupart commençaient par déclarer : “Bien entendu, nous savons que de l’autre côté il y a de terribles excès”. Quels excès ? Le mot ne convenait à aucun des deux camps. Jamais Camus ne prononça de phrases plus creuses que lorsqu’il demanda : pitié pour les civils. Il s’agissait d’un conflit entre deux communautés civiles ; les ennemis des colonisés, c’était d’abord les colons, accessoirement l’armée les défendait : celle-ci ne pouvait vaincre qu’en anéantissant les populations en qui résidait la force de l’ALN ; c’est cette nécessité même qui loin de justifier son action la condamnait. Le massacre d’un peuple misérable par une nation riche (fût-il exécuté sans haine, comme l’affirme un jeune parachutiste), soulève le cœur. Nos convictions relevaient du bon sens ; pourtant elles nous coupaient de l’ensemble du pays et elles nous isolaient au sein de la gauche même »8.
On voit que de ce point de vue-là, la situation ne s’est pas améliorée aujourd’hui, elle s’est même aggravée. Pour conclure, comment comprendre en dernière instance une telle réaction face aux propos de Butler, qui sont pourtant de l’ordre du débat intellectuel : comment qualifier des faits, jusqu’où pousser le cadre d’analyse colonial pour les caractériser ? Il n’y a qu’une seule façon possible. Aujourd’hui, il est impossible même pour une intellectuelle, pourtant concernée, dont la famille a connu la Shoah, de parler de colonisation et de génocide. Toutes les voix qui s’élèvent pour le dénoncer doivent être tues. À quoi sert cette fausse polémique ? À montrer que personne n’est à l’abri du discrédit. Même si vous êtes Judith Butler, on vous fera taire.
Quand Butler prononce ces mots, elle semble souffrir presque physiquement à les dire. Elle connaît d’avance les conséquences qu’ils auront. Mais quelque chose de plus fort qu’elle et que ses propres intérêts la pousse à parler quand même. Quelque chose qui fait également qu’aujourd’hui, nous devons répondre à sa demande, et dire collectivement : oui, Judy, nous te défendons alors que tu es attaquée, car à travers toi, nous défendons autre chose, la Palestine. Il faut que le génocide cesse maintenant.
Publié par Contretemps web.
- 1Et la génération des années 2020 en témoignera certainement bientôt, si ce n’est déjà fait.
- 2En 2005, avec 15 ans de décalage par rapport aux États-Unis, où il avait été publié en 1990.
- 3Gabriel Girard, « Interview d’Elsa Dorlin, Le Queer est un matérialisme », Femmes, genre, féminisme, Syllepse, 2007 ; Laure Bereni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Réflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 19 juin 2012; Sophie Noyé, « Pour un féminisme matérialiste et queer », Contretemps, 17 avril 2014; Maxime Cervulle et Isabelle Clair, « Lire entre les lignes, le féminisme matérialiste face au féminisme poststructuraliste. Comment s’en sortir ? », Matérialismes Féministes, 2017, n° 4, p. 1-22.
- 4Pour juger par vous-mêmes cf. la vidéo complète du débat. www.youtube.com/watch?v=rlQNBJOq-0E&t=1550s
- 5Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman (dir), Antisionnisme. Une histoire juive, Paris, Éditions Syllepse, 2023.
- 6Elle précise sa pensée ici. blogs.mediapart.fr/judith-butler/blog/110324/apres-pantin
- 7Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Djamila Boupacha, Paris, Éditions Gallimard, 1962.
- 8Simone de Beauvoir, La force des choses II, Paris, Gallimard, 1963, p. 89 et 90.