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La chute de la démocratie et la montée révolutionnaire au Portugal

par IVe Internationale

Sous le coup de boutoir des combattants africains de libération nationale, la dictature salazariste vient de s'effondrer au Portugal.

La crise au sein de la bourgeoisie, avec le déve­ loppement du secteur du capitalisme financier favo­rable à une solution néo-coloniale en Afrique (Gui­ née, Mozambique etAngola), à un rapprochement avec le Marché Commun européen et à une modernisa - tien des structures économiques et sociales – secteur représenté par exemple par le banquier portugais Antonio Champalinaud et par le trust C.V. F. Com­panhia Vinao Fabrol) – constitue l'arrière -plan du coup d'Etat militaire qui a renversé le régime fasciste vermoulu et archaïque de Caetano et ses comparses. Contrairement à la bourgeoisie espagnole, qui craint la plus petite libéralisation, à cause du degré de mobilisation, d'organisation et de combativité du prolétariat, des fractions importantes de la grande bourgeoisie portugaise ont dû considéré possible d'opérer « dans l'ordre et la discipline » une ouverture démocratique bourgeoise sans danger révolutionnaire à court terme, à cause du (relatif) retard politique et organisationnel de la classe ouvrière au Portugal.

Pour le moment, il n'y a pas de doute que le coup militaire du 25 avril a ouvert la voie à un rapide et surprenant essor des masses, qui risque de déborder le cadre établi par la bourgeoisie et par Spinola. Le soulèvement de la chape de plomb du fascisme a libéré des énergies énormes, écrasées pendant un demi-siècle de dictature. La bourgeoisie se trouve prise au dépourvu. En l'absence d'un appareil politique de rechange, elle est obligée, pour le moment, d'abandonner le devant de la scène politique au Parti communiste et au Parti socialiste. Son raisonnement est à peu près celui des bourgeoisies italienne et française au moment de la chute du fascisme en 1944. Par l'intégration des PC à des gouvernements de coalition avec la bourgeoisie « démocratique », neutraliser et contenir le mouvement de masse.

Quel rôle jouent, dans cette conjoncture, les réformes ? Les sociaux-démocrates, dirigés par Mario Soares, soutiennent inconditionnellement la Junta et le gouvernement d'union nationale allant du PC aux libéraux bourgeois. Le PC portugais, largement hégémonique dans la classe ouvrière, grâce à son prestige de résistance antifasciste, est disposé, lui aussi, à tout sacrifier sur l'autel de l'unité nationale et évite toute action contradictoire avec l'orientation de la Junte. Par exemple, son manifeste du 5 mai 1974 ne souffle pas un seul mot sur l'indépendance des colonies et dénonce par contre l'aventurisme, allant jusqu'à s'opposer au renversement « illégal » (qui commence pourtant un peu partout) des municipalités fascistes encore en fonction. Tant le PS que le PC fondent toute leur stratégie sur l'unité entre le « peuple » (y compris la bourgeoisie) et les « forces armées » (dans leur ensemble).

Un des phénomènes les plus intéressants de l'explosion portugaise est la politisation et la radicalisation au sein de l'armée. On peut distinguer plusieurs tendances dans le corps des officiers :

  1. La haute hiérarchie, au passé fasciste, qui essaie, tout en purgeant ses éléments les plus compromis (des dizaines de généraux et d'amiraux ont été mis sur la touche il y a quelques jours) de rétablir rapidement II l'ordre et la discipline. Hégémonique dans la Junte de Salut National, elle a multiplié les mises en garde, les rappels à l'ordre et les menaces voilées, tout en lâchant du lest face aux pressions des jeunes officiers et face à l'essor des masses ;
  2. les capitaines de métier, fer de lance du mouvement du 5 avril, démocrates petits-bourgeois, pouvant se polariser à droite face au « danger rouge » ;
  3. Les capitaines "miliciens" (non professionnels). Numériquement majoritaires dans l'armée, fortement travaillés par le PS et le PC et même par des courants d'extrême gauche.

Quant aux soldats et aux marins, on les a vus le 1er mai dans la rue, bras dessus bras dessous avec les ouvriers et les étudiants, agitant des drapeaux rouges marqués de la faucille et du marteau du haut de leurs camions militaires. La radicalisation est particulièrement intense dans la marine qui avait déjà connu un soulèvement rouge favorable à la République espagnole en 1936. Des tentatives d'auto-organisation commencent dans les casernes et sur les bateaux.

La liquidation de la guerre coloniale constitue, pour le gouvernement provisoire, la tâche la plus urgente et la difficulté la plus nette.

La révolte contre la continuation de la guerre est pratiquement unanime dans la population et chez les soldats et les marins. Elle est la cause immédiate de la chute du régime de Caetano. Des refus de soldats d'embarquer pour les colonies commencent à se produire. Le mécontentement contre la guerre se fait jour aussi chez beaucoup de jeunes officiers. Les militants opposés à la guerre ne désertent plus, mais organisent la défiance dans les casernes, trouvant autour d'eux un grand écho. L'heure est arrivée pour un travail révolutionnaire accélérant le processus de désintégration de l'appareil militaire bourgeois. La continuation de la guerre coloniale peut créer des conditions pour une pénétration massive des révolutionnaires dans l'armée, appelant à la constitution de conseils de soldats et de marins opposés à la guerre.

La bourgeoisie et le Gouvernement provisoire sont parfaitement conscients de cette situation. Ce qu'ils craignent avant tout, c'est la décomposition totale de l'armée qui leur enlèverait leur seule arme politique, tant soit peu efficace dans les circonstances actuelles. Mais ils savent également qu'un octroi immédiat de l'indépendance politique formelle aux colonies pourrait impliquer la révolte d'une partie de l'armée professionnelle d'outre-mer, appuyée sur les colons au Mozambique, par les régimes racistes d'Afrique du Sud et de Rhodésie, voire par Franco, contre cette « politique d'abandon ». D'autre part, il n'est pas certain que toutes les forces nationalistes dans les colonies acceptent la solution néo-coloniale que tente de réaliser la bourgeoisie portugaise regroupée derrière Spinola. C'est pourquoi le gouvernement provisoire cherche avant tout à gagner du temps, en proposant aux forces de libération qui se battent dans les colonies des accords de cessez-le-feu suivis de longues négociations, en vue d'obtenir tant dans l'armée et chez les colons portugais que chez les combattants africains un large consensus en faveur de la solution néo-coloniale.

L'autre difficulté majeure que le gouvernement pro­visoire doit affronter, c'est l'aggravation rapide de la situation économique, caractérisée par une inflation de plus en plus accélérée et par le refus des masses laborieuses de tolérer les conditions de sur­exploitation régnant sous le fascisme, qui étaient les seules sous lesquelles a pu se réaliser au cours de la dernière décennie l'accumulation du capital au Portugal.

La formidable explosion de grèves, malgré les ef­forts érénétiques du PC pour canaliser les masses vers la collaboration de classe en vue de la « reconstruction nationale », met à l'ordre du jour la conquête du salaire minimum vital de 6 000 esc. par mois, la semaine de 40 heures, les 4 semaines de congés entièrement payés, l'établissement du principe « à travail égal, salaire égal » pour les femmes laborieu­ ses et les jeunes. C'est dans l'action directe pour ces objectifs unificateurs que se forgera l'unité du travail ouvrier et un mouvement syndical puissant, ancré dans les entreprises et jouissant d'une forte assise de démocratie ouvrière.

Les marxistes révolutionnaires portugais de la Ligue communiste internationaliste, qui ont déjà joué un rôle pour lancer et populariser ces mots d'ordre, combattront avec acharnement pour les conquérir au moyen d'actions de classe de plus en plus larges, culminant dans des grèves généralisées et au besoin dans une grève générale.

La tâche de l'heure ne se limite évidemment pas à la défense des intérêts matériels immédiats des masses laborieuses, quelque importante qu'elle soit. Il s'agit pour les marxistes-révolutionnaires d'opposer hardiment une orientation politiqued'ensemble aux projets réformistes de collaboration de classe, de réformes partielles et pusillanimes, aux tergiversations et aux vaccillations des dirigeants du PC et du PS.

Face aux manœuvres dilatoires du gouvernement provisoire sur la question coloniale, ils se battront pour un soutien à la lutte armée des mouvements de libération, pour l'indépendance immédiate, totale et inconditionnelle des colonies. Plus un bateau ne doit partir en Afrique ! Plus un soldat, plus un sou, plus une goutte de sang pour la poursuite de la sale guerre colonialiste ! Retrait immédiat des troupes portugaises d'Afrique

Face aux tentatives de retarder les élections générales et de maintenir le pouvoir aux mains de la junte militaire, pour laquelle le gouvernement provisoire ne sert que de façade, ils mobiliseront les masses notamment sur les mots d'ordre suivants.

  • Liquidation immédiate de toutes les institutions fascistes et leur remplacement par des organismes démocratiquement élus ;
  • Châtiment de tous les bourreaux et agents fascistes de la PIDE et d'autres organismes de ré­pression, par des tribunaux populaires élus et responsables devant les masses ;
  • Extradition de Caetano et de l'amiral Tomas pour être jugés par les masses laborieuses portugaises pour les crimes dont ils sont coupables envers le peuple ;
  • Suppression immédiate du Code pénal et de toute la législation répressive de l'époque de Salazar et de Caetano ;
  • Amnistie immédiate et inconditionnelle de tous les déserteurs sans leur incorporation obligatoire dans l'armée ;
  • Suppression immédiate et définitive de toute forme de censure sur la presse, la radio et la télévision ; droit de grève illimité pour tous les salariés, sans aucune entrave ou réglementation légale ; Liberté complète d'association, de réunion et de presse ;
  • Élection immédiate, au suffrage universel par toutes les femmes et tous les hommes vivant au Portugal âgés de 18 ans, d'une Assemblée constituante souveraine, et droit pour toutes les organisations, sans restriction aucune, de participer à ces élections. Les marxistes révolutionnaires appellent les ministres du PC et du PS à sortir du gouvernement d'Union nationale et à lutter pour que la Junte soit remplacée par celle émanant de cette Assemblée constituante.
  • Création de syndicats de salariés fondés sur des assemblées démocratiques de base dans les entreprises et les localités, et leur fédération assurant une large possibilité de contrôle et de décision en dernière instance par les organismes de base ;
  • élections de comités de contrôle ouvrier dans les usines, les ateliers, les banques, les compagnies d'assurance, les grandes entreprises du commerce et des transports ;
  • élections de comités de soldats et de marins, qui doivent jouir immédiatement de tous les droits politiques démocratiques ;
  • Application d'un programme radical de réforme agraire, assurant l'alliance ouvrière-paysanne.

À l'époque contemporaine, il n'y a aucune place pour un processus de "révolution démocratique", ni pour une "étape démocratique" d1un processus révolutionnaire au Portugal. Laréalisation urgente de t ­ ches dén,ocratiques, résultant du caractère inache- vé de l'ancienne révolution bourgeoise dans le pays et de la nécessité de liquider les sequelles du fas­cisme, se combine dès le début du processus révo­lutionnaire, avec l'exacerbation de la lutte des clas­ses, avec la nécessité pressante d'organiser le pro­ létariat industriel et agricolede manière totalement indépendante de la bourgeoisie et de l'Etat bourgeois, pour le rendre capable de poursuivre jusqu'au bout défense de ses intérêts immédiats et historiques.

Ce qui peut se dérouler au Portugal, c'est un processus de révolution permanente et non une utopique "révolution démocratique", c'est-à-dire un processus qui, partant de la lutte pour les aspirations immédiates des masses esquissées plus haut, débouche sur une "épreuve de force généralisée", au bout de laquelle le prolétariat, organisé dans ses conseils démocratiquement élus et armé (face aux tentatives de répression de la bourgeoisie qui seront de plus en plus dures), détruit l'appareil d'État bour­geois et conquiert tout le pouvoir. C'est la capacité croissante d'intervention de l'avant-garde révolutionnaire, la modification des rapports de forces entre elle et la direction réformiste aujourd'hui encore reconnue par la majorité des travailleurs, la construction d'un puissant parti révolutionnaire, section de la IVe Internationale, qui déterminera l'issue de ce processus.

Si ce processus révolutionnaire n'est pas conduit jusqu'à sa conclusion ultime, le danger d'une contre-offensive de l'extrême-droite se précisera de plus en plus. S'appuyant sur les cadres professionnels de l'armée, déjà aujourd'hui de plus en plus effrayés par la montée de la lutte des masses, une telle contre-offensive pourrait prendre une forme d'autant plus violente et sanglante que la bourgeoisie semble aujourd'hui trembler pour la survie de ses privilèges et de son pouvoir. Les marxistes révolutionnaires doivent solennellement mettre en garde les masses laborieuses, s'appuyant notamment sur les leçons fraîches du Chili, contre toute illusion de s'acheter la tolérance ou la bienveillance de la réaction capitaliste par un cours conciliateur et par une sourdine mise aux objectifs socialistes de leurs luttes. Le danger d'un retour en forme de fascisme ne sera définitivement banni que lorsque tout le pouvoir politique et économique sera arraché au grand capital.

La montée impétueuse de la lutte des masses au Portugal coïncide avec une polarisation de plus en plus nette des forces de classes en plusieurs pays clés de l'Europe capitaliste. Notamment en France, en Italie et en Grande-Bretagne. Elle coïncide avec une instabilité croissante du régime franquiste sénile dont elle peut accélérer la chute. Elle stimulera toutes ces tendances, comme elle en recevra de nouvelles impulsions puissantes. La tâche des révolutionnaires internationalistes est d'encourager de toutes leurs forces l'extension internationale des espoirs et des combats du prolétariat portugais.

 

  • Vive la solidarité internationale active des travailleurs de tous les pays avec le prolétariat portugais :
  • Vive l'unité internationaliste des travailleurs du Portugal et des colonies !
  • Vive la révolution socialiste au Portugal et dans les colonies
  • Vivent les États-Unis socialistes d'Europe !
  • Aide et solidarité de tous les révolutionnaires avec la Ligue communiste internationaliste ! 1 Portugal

 

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