L’analyse de classe, une boussole nécessaire

par Henri Wilno

Classe, d‘Etienne Pénissat. Depuis des décennies, chercheurs et militants scrutent les classes sociales. Étienne Pénissat, sociologue, fournit un petit livre, presque une brochure, mais qui aborde des questions essentielles.

Comme l’auteur le souligne d’emblée, parler de classe, ce n’est pas seulement se référer à un concept mais à des représentations de la société, des manières d’agir et de lutter. Or, « ce langage ne constitue plus la représentation principale des antagonismes sociaux », même « à gauche, certains l’ont marginalisé » (page 5). On voit donc fleurir des analyses opposant les « exclus » et le reste de la société, le « peuple » et la « caste » ou les « élites », les « 99 % » aux « 1 % », etc. Tandis que Biden et Macron se posent en défenseurs des « classes moyennes ».

La genèse du concept

Dans son premier chapitre, « Des classes en lutte », Pénissat raconte comment, en Occident dès la seconde moitié du 18e siècle, le concept de classe s’oppose à la hiérarchie des ordres de l’Ancien Régime (noblesse, clergé, Tiers état). La classe vise à penser les divisions et les dynamiques économiques. Marx le souligne : « ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. »1  . Dans le capitalisme moderne, écrit Pénissat « les classes désignent fondamentalement un rapport de dépendance d’antagonisme entre deux groupes : la classe des bourgeois capitalistes, qui détiennent les moyens de production et exploitent le second groupe, la classe des prolétaires » (page 11). Étienne Pénissat rappelle que Marx complexifie cette vision et distingue sept classes ou fractions de classes, de l’aristocratie financière au sous-prolétariat2 . On pourrait ajouter que Marx, dans divers textes, note que le capitalisme produit des différenciations fonctionnelles au sein de la classe dominante (entre capitalismes industriel, financier et commercial) et, par ailleurs, crée différentes couches de salarié·es : ingénieur·es, contremaitres mais aussi employé·es du secteur commercial. Enfin, il ne faut pas oublier les groupes sociaux relevant de formes de production antérieures au capitalisme moderne ou d’une histoire politique particulière3 .

Les deux classes fondamentales (bourgeoisie et prolétariat) sont en lutte et ne se conçoivent pas indépendamment l’une de l’autre et, pour les marxistes, l’analyse des classes et de leurs luttes vise à fonder un projet de dépassement du capitalisme et d’émancipation de l’humanité.

Frontières de classe

Dans un deuxième chapitre, Pénissat montre comment la classe laborieuse, le monde ouvrier, qui commence à s’autonomiser par rapport aux différentes fractions de la classe dominante, va progressivement développer une conscience de ses intérêts communs, une conscience de classe. Les différents corps de métier se regroupent en associations. Plus tard apparaitront des partis ouvriers.

Mais se pose le problème des « frontières de classes », sujet du troisième chapitre. Sous ce vocable, Pénissat traite en fait des exclusions et subordinations dans l’affirmation de la classe. Cela concerne d’abord les femmes, nombreuses dans les ateliers et actives dans les grèves, mais marginalisées dans un mouvement ouvrier qui privilégie l’emploi et le salaire des hommes. En 1866, rappelle Pénissat, l’Association internationale des travailleurs, reprenant le modèle bourgeois de la femme au foyer, prend position contre le travail des femmes4 . Deuxième forme d’exclusion, celle des étranger·es : si, lors de sa naissance, le mouvement ouvrier affirmait et mettait en pratique la solidarité internationale des prolétaires, à partir de la fin du 19e, sous l’impact de la crise économique, les travailleurs commencent à être gangrenés par le nationalisme, des manifestations de xénophobie se déchainent parfois contre les migrants.

En France, notamment, « l’âge d’or des classes » (le titre du quatrième chapitre) a été la période qui a succédé à la Deuxième Guerre mondiale. Les grandes usines, notamment métallurgiques, et les concentrations ouvrières pèsent sur la réalité économique et sociale. Cependant l’image de l’ouvrier industriel, qualifié, homme et français, masque une réalité beaucoup plus diverse.

Adieu au prolétariat ?

À partir des années soixante-dix, poursuit l’auteur, vient le temps de changements structurels du capitalisme, du chômage et de l’offensive anti-ouvrière. La classe ouvrière semble se fragmenter avec l’éclatement des formes d’emplois et le démantèlement des grandes usines. Ceux qui apparaissaient comme le noyau central de la classe, les ouvriers d’industrie, voient leur poids décliner tandis que montent de nouveaux métiers, clairement prolétariens comme ceux de la logistique ou de la grande distribution, ou classés dans les « professions intermédiaires » par la statistique officielle.

Dans ce contexte, la conscience collective et militante se transmet plus difficilement. Le monde ouvrier dans son ensemble est désormais dévalorisé par les discours dominants : les travailleurs/ses sont désormais un « coût » qu’il faut minimiser au nom de la compétitivité et sont présentés comme un frein au changement et s’accrochant à un monde révolu. Un mépris social est désormais distillé. Des fractions ouvrières sont rejetées dans la catégorie des « pauvres » et « assistés » tandis que d’autres sont assimilées aux prétendues « classes moyennes ».

Pénissat insiste sur un point important : les organisations majoritaires de la gauche et du mouvement ouvrier, elles-mêmes, se réfèrent de moins en moins à la classe ouvrière mais parlent de plus en plus de « pauvres » et de « défavorisés ». « Les dominés sont désormais définis en négatif parce ce qui leur manque et par les problèmes qu’ils ou elles rencontrent. De ce fait, la classe ouvrière n’est plus présentée comme une classe révolutionnaire ou un sujet de l’émancipation » (page 46).

La diversité au sein des classes

Dans les années quatre-vingt se déroule une offensive contre le marxisme et l’analyse classiste de la réalité sociale : montent les thèses sur la « moyennisation » (l’essentiel de la population ressortirait désormais d’une prépondérante classe moyenne), sur « l’individualisation » (dans les sociétés modernes supposées plus fluides), sur l’opposition entre « inclus » et « exclus ». D’autres chercheurs, explique Pénissat, vont se poser en défenseurs du concept de classe tout en le réactualisant.

C’est le cas notamment de Pierre Bourdieu qui ne réduit pas la classe à la position dans les rapports de production mais insiste sur la notion de subordination, économique, sociale et culturelle. Cette redéfinition constitue une piste essentielle pour comprendre le prolétariat moderne dans sa diversité, qui va bien au-delà des ouvriers d’industrie. Pénissat note aussi que cette redéfinition permet de mieux comprendre ce qu’est la bourgeoisie moderne, qui ne se réduit pas aux propriétaires des moyens de production mais agglomère tous les sommets du pouvoir même s’ils sont salariés (dirigeants d’entreprise, hauts fonctionnaires, etc.).

D’autres travaux sociologiques vont concerner les femmes et les immigré·es et leur système d’oppression spécifique. Pénissat cite ainsi la sociologue Danièle Kergoat : « ouvrière n’est pas le féminin d’ouvrier » (page 60) au sens où les femmes au travail subissent des brimades et oppressions particulières (orientation vers certaines formations ou métiers, inégalités salariales, humiliations sexistes et sexuelles…) sans parler des contraintes du travail domestique. Syndicats et partis de gauche ont du mal à prendre en compte cette réalité qui remonte pourtant aux débuts du capitalisme moderne et, pour certains aspects, lui est antérieure.

Pour ce qui est des dominations raciales et coloniales, le rapport entre la « question noire » et le mouvement ouvrier est lancinant depuis longtemps aux États-Unis. En France, se pose d’abord le problème de l’articulation entre colonialisme et classes sociales, dans l’Empire français d’outre-mer d’abord puis face au développement d’une immigration de travail occupant souvent les postes les plus durs et les plus mal payés et aux droits sociaux les plus faibles. Pour reprendre une expression du sociologue Abdelmalak Sayad citée par Pénissat, ces travailleurs se trouvent dans « une position de dominés parmi les dominés » (page 69), souvent assignés à certains travaux, postes ou positions hiérarchiques.

Pénissat montre comment, dans l’industrie automobile, la prise en compte par les syndicats des travailleurs immigrés, notamment algériens, et de leurs revendications spécifiques (dénonciation du système colonial, refus du cantonnement aux postes d’OS) a souvent été limitée. Quant à la gauche de gouvernement, elle se déshonore une fois de plus quand le Premier ministre socialiste Pierre Mauroy dénonce en 1983 une grève d’ouvriers de Renault comme résultant de manipulations de groupes religieux. Pour conclure, Pénissat insiste à juste titre sur le fait que prendre en compte les « assignations raciales » dans le fonctionnement du capitalisme « ne signifie ni la marginalisation de l’étude des classes sociales, ni l’assignation des classes populaires immigrées et racisées à une identité raciale » (page 73).

Pénissat aborde ensuite l’intersectionnalité comme grille de lecture de la réalité sociale. Il affirme que « loin de désarmer la classe, [elle] lui redonne une visibilité et une vitalité », notamment parce qu’elle « met en lumière les fractions populaires les plus invisibilisées, souvent des femmes racisées et/ou migrantes ». Sans entrer dans la discussion, on peut toutefois noter que l’usage du terme initialement proposé en 1989 par l’universitaire afro-américaine Kimberlé Williams Crenshaw s’est élargi et diversifié comme le souligne Aurore Lancereau5 . Tout en ne rejetant pas les démarches intersectionnelles, elle écrit notamment « que dans l’appropriation militante large de l’intersectionnalité, trois déformations ont été faites du concept initial, qu’il faut critiquer ». Sa critique porte notamment sur la façon dont est utilisée la notion de « privilège ». Elle rappelle à juste titre à notre avis : « il faut voir que même si nous pouvons avoir des intérêts immédiats divergents, les différentEs exploitéEs et oppriméEs, tant du point de vue de la classe, du genre et de la race, ont des intérêts profondément convergents ».

Le support du projet révolutionnaire

Pénissat termine son ouvrage sur la nécessité pour le mouvement ouvrier de réhabiliter la référence à la classe tout en tenant compte des transformations intervenues et des lacunes béantes des représentations antérieures du monde du travail. Il rappelle que « alors que la classe dominante monopolise les ressources économiques et symboliques et bénéficie des coercitions de l’État, la ressource principale des dominéEs est la capacité à se lier ». (page 94). Pénissat rappelle aussi que « l’existence des classes comme collectif agissant ne se déduit pas mécaniquement des conditions d’exploitation et de domination, pas plus qu’elle ne se décrète. Elle suppose un travail politique collectif ».

C’est ce travail politique qui doit permettre la politisation et la prise de conscience d’une contradiction fondamentale avec les intérêts des dominants. La reconstruction d’une alternative sociale et politique, de l’espoir d’une autre société face au « désespoir contre-révolutionnaire »6  ne se fera pas en niant les complexités mais pas non plus, à notre avis, sur la base d’analyses qui les tordent ou les figent, ou bien enfin éludent le fait que le blocage de la machine capitaliste suppose la mise en action du monde du travail (et pas seulement par des manifestations de rue). Perdure donc la nécessité de cette boussole, certes imparfaite pour capter toutes les dimensions du réel, mais indispensable : la classe sociale.

Le 21 janvier 2024

Henri Wilno est économiste, membre de la IVe Internationale.

  • 1« Lettre à Weydemeyer », 5 mars 1852.
  • 2Les luttes de classe en France, K. Marx.
  • 3 à propos de l’exploitation et des classes sociales », Cairn.info.
  • 4Notamment sous l’influence des proudhoniens. Les écrits de Marx et Engels montrent une position différente et en 1871, Marx fit voter le congrès de l’AIT en faveur de la fondation de sections de femmes parmi les ouvrières voir « Marx et le mouvement autonome des femmes. Note sur la fondation de sections féminines au sein de la Première Internationale », Laurent Ripart, L’Anticapitaliste.
  • 5Aurore Lancereau, « L’intersectionnalité est-elle soluble dans le marxisme ? », L’Anticapitaliste, 2021.
  • 6 Œuvres, septembre 1930.

 

Le dernier numéro

Auteur·es

Henri Wilno

Henri Wilno est économiste, membre de la IVe Internationale.