Récemment, plusieurs sites ont publié des traductions de certains de mes articles sur l’invasion russe de l’Ukraine1. Je les en remercie. Cependant, je pense qu’il est important de mettre à jour certaines de ces interventions, dont certaines ont été écrites il y a plus d’un an.
Cherchant à naviguer dans une situation internationale de plus en plus instable et complexe, la gauche doit garder à l’esprit trois principes fondamentaux :
1. Un anti-impérialisme constant
2. La reconnaissance du droit des peuples à l’autodétermination
3. Soutien aux luttes des exploité·es et des opprimé·es dans tous les États et toutes les nations
Quelques principes
Bien sûr, le premier point comprend la lutte contre l’impérialisme des États-Unis et de l’OTAN. Nous rejetons la notion de l’OTAN ou de ses États membres en tant que force démocratique. Certains membres de l’OTAN (la Turquie) sont loin d’être des gouvernements démocratiques, même selon les critères les moins exigeants. Certains alliés de l’OTAN sont carrément antidémocratiques (Arabie saoudite). À plusieurs reprises, des membres de l’OTAN ont soutenu le renversement de gouvernements démocratiquement élus et ont protégé ceux qui les avaient renversés. En d’autres termes, l’OTAN est un bras armé de l’impérialisme occidental et de l’impérialisme américain au sein du bloc impérialiste occidental (des tensions existent et ont existé au sein de ce bloc).
L’idée que l’OTAN se dissoudrait après la disparition de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie était basée sur l’appréciation que sa raison d’être était la guerre froide contre l’Union soviétique et ses alliés. Mais ce n’était qu’une partie de son objectif : l’objectif plus large est la défense de la domination impérialiste (et capitaliste) occidentale au niveau mondial, contre toute menace. Au cours des dernières décennies, cela a inclus l’imposition de l’ordre néolibéral sur l’ensemble de la planète. C’est pourquoi la disparition de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie, loin d’entraîner la dissolution de l’OTAN, a été suivie par son expansion vers l’Est et sa redéfinition en tant que pacte de « sécurité », capable d’agir au-delà des frontières de ses États membres. Et les frictions provoquées par cette expansion ont conduit à une aggravation des tensions qui est sans doute l’une des causes du conflit actuel entre l’OTAN et la Fédération de Russie. Ceux qui dénoncent le rôle de l’expansion de l’OTAN dans la préparation du conflit ont raison. C’est sans doute un aspect de la guerre que nous ne pouvons pas perdre de vue.
Comment la gauche doit-elle répondre à l’expansionnisme de l’OTAN et à la politique impérialiste occidentale ?
La ligne générale de cette réponse est bien connue. Elle consiste à défendre le niveau de vie et les intérêts immédiats de la majorité, à lier cette défense à une politique antimilitariste et anti-interventionniste, tout en s’efforçant de donner à ce mouvement une orientation anticapitaliste de plus en plus claire.
Néanmoins, si nous combattons l’impérialisme des États-Unis et de l’OTAN, nous ne devons pas réduire l’impérialisme à sa variante occidentale. Les transformations de la Russie et de la Chine au cours des dernières décennies ont créé deux grandes puissances capitalistes intéressées par la consolidation de leurs propres zones d’influence et de contrôle politique, économique et militaire, ainsi que par la projection de leurs intérêts au-delà de leurs frontières. Le fait que ces projets impérialistes soient plus faibles que l’impérialisme occidental ne change rien à leur contenu ou à leur nature. Nous sommes, comme l’a décrit Lénine dans son étude classique, confrontés à un monde où les conflits inter-impérialistes se multiplient. L’expansion de l’OTAN vers l’Est se heurte à la tentative de la Fédération de Russie de créer sa propre zone d’influence dans les territoires de l’ancienne Union soviétique. La prépondérance des États-Unis et de leurs alliés en Asie et dans le Pacifique se heurte à l’objectif de la Chine de construire sa sphère d’influence dans cette vaste région.
Ceux qui affirment que Poutine ou la Chine réagissent à l’impérialisme occidental ont raison : l’impérialisme occidental est une force dominante et agressive. Mais il faut souligner que les gouvernements russe et chinois réagissent, non pas en tant que forces anti-impérialistes, mais plutôt avec leurs propres plans de contrôle et de domination.
L’invasion de l’Ukraine par la fédération russe fait partie de cette politique impérialiste et, en tant que telle, constitue une violation évidente du droit des nations à l’autodétermination.
Affirmant ce droit, nous devons reconnaître la résistance ukrainienne comme une guerre juste contre l’agression impérialiste. Nous rejetons l’expansionnisme de l’OTAN, mais le rejet de l’expansionnisme de l’OTAN n’implique pas le soutien de l’expansionnisme russe, si nous voulons respecter les deux premiers principes mentionnés ci-dessus. Nous soutenons les mouvements en Russie qui font campagne contre la guerre de Poutine contre l’Ukraine.
Certains membres de la gauche insistent sur le fait que les arguments de Poutine concernant l’expansion de l’OTAN et l’impérialisme américain sont vrais. Selon Poutine, l’Occident n’a pas le droit moral de parler de démocratie. En effet, les crimes de l’impérialisme américain et de l’OTAN sont suffisamment nombreux pour que n’importe qui, y compris Poutine, puisse en signaler et en dénoncer. C’est pourquoi nous nous opposons résolument à l’impérialisme occidental. Mais les crimes de l’impérialisme occidental ne sont pas une raison pour soutenir l’impérialisme russe. Quel statut moral l’oligarchie capitaliste russe a-t-elle pour parler de démocratie ? Ni l’impérialisme occidental ni Poutine n’ont de poids à cet égard.
La classe ouvrière et les peuples opprimés doivent combattre l’expansionnisme de l’OTAN en s’organisant et en se mobilisant contre le militarisme et l’impérialisme, en lien avec la lutte contre le néolibéralisme, l’austérité et l’offensive patronale tous azimuts (contre les retraites, les salaires, les droits du travail, protection sociale) et en défendant les droits démocratiques (droits des femmes, droits reproductifs et LGBTQ). Un gouvernement anti-impérialiste en Russie (ou ailleurs) se joindrait à ces mouvements. Il dénoncerait avec eux le gaspillage massif de ressources dans des projets militaires, tout en adoptant et en mettant en œuvre un programme ouvrier et démocratique. Mais ce n’est pas l’agenda ou le programme de Poutine. En tant que représentant d’une oligarchie capitaliste, ce n’est pas ainsi qu’il répond à l’expansionnisme de l’OTAN. Au contraire, il met en œuvre son propre programme impérialiste, à l’image de ses rivaux impérialistes. En tant qu’anti-impérialistes, nous rejetons à la fois l’impérialisme de l’OTAN et la réaction impérialiste de Poutine, ainsi que les politiques anti-ouvrières et anti-démocratiques qui l’accompagnent.
Il faut souligner que, tous les impérialismes étant agressifs et prédateurs, leurs accusations mutuelles sont souvent vraies
Pendant la Première Guerre mondiale, les sociaux-patriotes allemands ont dénoncé le caractère despotique du tsarisme et l’impérialisme français a dénoncé le militarisme allemand. Après la guerre, l’impérialisme allemand a dénoncé les abus du Traité de Versailles, et l’impérialisme japonais a dénoncé les excès de l’impérialisme occidental en Asie. Ces accusations étaient toutes fondées. Mais aucune ne justifiait de soutenir l’impérialisme allemand, russe ou français pendant la guerre, ou le réarmement allemand après la guerre, ou l’impérialisme japonais contre l’impérialisme occidental, et encore moins de soutenir l’invasion japonaise de l’Indochine, de l’Indonésie ou des Philippines. De même, notre rejet de l’OTAN et de l’impérialisme occidental ne peut nous amener à soutenir (ou à tolérer ou à ne pas dénoncer) l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie.
Après la Première Guerre mondiale, les vainqueurs impérialistes ont imposé des conditions très dures et humiliantes à l’Allemagne vaincue. Comme certains l’avaient déjà prédit à l’époque, cela a favorisé la montée d’un nationalisme et d’un impérialisme allemands revigorés, cherchant à s’affranchir des limites qui leur avaient été imposées. La gauche pouvait dénoncer, et a dénoncé, bon nombre des conditions imposées à Versailles et les politiques vindicatives du vainqueur impérialiste. Mais cela n’a pas transformé le nationalisme et l’impérialisme allemands renaissants en une force progressiste ou anti-impérialiste. Il en va de même pour les conséquences catastrophiques de la thérapie de choc capitaliste promue en Russie par les États-Unis et leurs alliés dans les années 1990. C’est certainement l’un des facteurs qui a nourri une réaction nationaliste sous Poutine, cherchant à réparer certains des dommages économiques causés par Eltsine (et les conseillers américains comme Jeffrey Sachs). Nous pouvons et devons souligner le rôle et la responsabilité partielle de l’Occident dans tout cela, mais, comme dans le cas de la résurgence du nationalisme allemand dans les années 1930, cela ne fait pas de Poutine un anti-impérialiste.
La gauche est aujourd’hui confrontée à un danger majeur. Si, dans un monde où le conflit inter-impérialiste s’intensifie, elle s’accroche à l’idée que les États-Unis et leurs alliés constituent l’unique impérialisme, elle court le risque de passer de l’anti-impérialisme à l’alter-impérialisme : ne pas s’opposer à toutes les puissances et à tous les projets impérialistes, mais plutôt s’opposer à l’un d’entre eux ou à certains d’entre eux, tout en en soutenant un autre, explicitement ou tacitement.
En bref, nous rejetons l’impérialisme de l’OTAN, mais pas pour soutenir l’expansionnisme de la Fédération de Russie dirigée par Poutine. Nous ne rejetons pas un impérialisme pour en soutenir un autre. Nous sommes des anti-impérialistes, pas des alter-impérialistes. Par conséquent, tout en dénonçant l’impérialisme occidental, nous rejetons sans équivoque l’invasion et l’occupation de régions de l’Ukraine par la Fédération de Russie.
Il en va de même de l’autre côté du conflit inter-impérialiste actuel. Notre opposition à l’expansionnisme russe ne peut pas conduire à des sympathies ou à des illusions concernant l’impérialisme de l’OTAN. Il s’agirait là aussi d’un glissement de l’anti-impérialisme vers l’alter-impérialisme.
Il en va de même de l’autre côté du conflit inter-impérialiste actuel. Notre opposition à l’expansionnisme russe ne peut pas conduire à des sympathies ou à des illusions concernant l’impérialisme de l’OTAN. Il s’agirait là aussi d’un glissement de l’anti-impérialisme vers l’alter-impérialisme.
Le soutien à la résistance ukrainienne n’implique pas ou ne nécessite pas un aval au gouvernement de Zelensky
Cela correspond au troisième principe présenté ci-dessus. Il est vrai que le gouvernement de Zelensky a perpétué ou initié des mesures franchement antidémocratiques, répressives, anti-ouvrières et néolibérales. Ces politiques doivent être dénoncées. Ceux qui y résistent doivent être soutenus.
Mais c’est une chose de s’opposer à Zelensky ou aux politiques de Zelensky, cela en est une autre est de soutenir l’intervention de Poutine ou l’occupation russe. Les politiques réactionnaires de Zelensky sont une raison de s’opposer à lui ou à son gouvernement, pas de soutenir l’invasion de Poutine. La gauche ne peut pas faire de Poutine l’agent de son programme démocratique. Si Zelensky doit être démis de ses fonctions, cette tâche incombe au peuple ukrainien et non à Poutine.
Différentes voix ont dénoncé la présence des forces d’extrême droite en Ukraine. Leur poids est un sujet de discussion. Mais un même constat s’impose : leur présence doit être combattue et dénoncée, mais elle ne justifie pas l’invasion menée par Poutine ni le soutien à cette invasion.
Rappelons le précédent de la Chine et de l’impérialisme japonais. Dans les années 1930, la gauche internationale a soutenu la Chine face à l’agression japonaise. La gauche s’est rangée du côté de la Chine même si son gouvernement était contrôlé par l’appareil répressif et corrompu du Guomindang, dirigé par Tchang Kaï-chek (farouchement anticommuniste et auteur du massacre de 1927), un gouvernement soutenu par l’impérialisme occidental. La résistance chinoise était un combat juste contre l’impérialisme japonais, malgré la nature de son gouvernement et le soutien qu’il recevait des impérialismes rivaux. De même, la résistance ukrainienne est une lutte juste contre l’agression russe, malgré la nature de son gouvernement et le soutien qu’il a reçu d’impérialismes rivaux.
La position exposée ici suit de près les vues de Lénine sur cette question. Lénine a souligné la nécessité de lutter contre toutes les formes d’oppression nationale, ce qui implique la reconnaissance du droit des nations à l’autodétermination. Le tsarisme a nourri la haine contre la Russie chez de nombreuses nations opprimées de l’empire, notamment l’Ukraine. La fin de cette oppression et l’espoir d’une réconciliation entre les peuples séparés par le tsarisme exigeaient la reconnaissance du droit à l’autodétermination, entre autres mesures. À sa manière, Poutine l’a bien compris : il blâme ouvertement Lénine pour l’indépendance de l’Ukraine, qu’il considère comme un crime contre la Russie que son invasion vise à réparer. Logiquement, il rejette également la doctrine de Lénine sur le droit des nations à l’autodétermination, qu’il considère comme absurde et indéfendable. Consciemment ou non, ceux qui, en Russie (ou ailleurs), luttent contre la guerre de Poutine et défendent le droit de l’Ukraine à l’autodétermination s’approprient l’orientation de Lénine.
Mais Lénine affirme également que toutes les cultures nationales et tous les nationalismes, y compris le nationalisme des opprimés, contiennent des aspects antidémocratiques, oppressifs, discriminatoires et chauvins. La même impulsion démocratique qui inspire la lutte contre l’oppression nationale nous commande de lutter contre ces aspects oppressifs présents dans toutes les cultures nationales et caractéristiques de tous les nationalismes. Dans la lutte contre le colonialisme américain à Porto Rico (pour parler de la lutte dans laquelle je suis impliqué depuis les années 1970), nous devons également lutter contre les aspects conservateurs, sexistes et racistes de la culture portoricaine, par exemple. Cela s’applique à l’Ukraine et à toutes les nations soumises à l’agression impérialiste. Tout en luttant contre l’impérialisme russe, il faut également lutter contre les dimensions réactionnaires du nationalisme ukrainien. Lutter contre l’agression russe tout en ignorant cette dimension serait incohérent d’un point de vue démocratique et libérateur. Il est aussi inadmissible de déployer les aspects réactionnaires du nationalisme ukrainien pour soutenir l’agression russe : cela serait tout aussi incohérent d’un point de vue démocratique et anti-impérialiste.
La question des armes
Pour résister, l’Ukraine doit se procurer des armes partout où elle le peut. Sans reconnaître ce droit, la dénonciation de l’invasion de Poutine devient un geste vide de sens. Dans le contexte actuel, l’Ukraine ne peut obtenir ces armes que dans le camp impérialiste de l’OTAN. Il n’y a pas de contradiction entre la dénonciation de l’impérialisme de l’OTAN et le soutien à l’utilisation par l’Ukraine de son matériel militaire pour résister à l’agression russe. Contrairement à beaucoup en Ukraine, nous ne nous faisons pas d’illusions sur l’OTAN et nous n’appellerons pas à l’arrêt du flux de matériel militaire nécessaire à une résistance efficace. Il en va de même ailleurs. Face à l’agression américaine, nous reconnaissons le droit de Cuba ou du Venezuela, par exemple, de rechercher un soutien matériel et militaire partout où ils peuvent l’obtenir, y compris auprès d’un impérialisme rival, tel que la Russie. Nous ne nous ferons pas d’illusions sur Poutine et nous n’appellerons pas non plus à l’arrêt du flux de fournitures militaires nécessaires à une résistance efficace à l’agression américaine. Encore une fois, c’est la seule façon de rester des anti-impérialistes cohérents au lieu d’embrasser une certaine version de l’alter-impérialisme.
L’alter-impérialisme voudrait que nous choisissions entre les impérialismes. Pour certains, toute opposition à l’OTAN implique un soutien à Poutine. Pour s’opposer à l’impérialisme russe, ils voudraient que nous nous rangions du côté de l’impérialisme de l’OTAN. Pour d’autres, l’opposition à Poutine est une indication de sympathies pro-OTAN. Pour combattre l’impérialisme de l’OTAN, ils voudraient que nous embrassions l’impérialisme russe. Nous rejetons ces deux formules, fondées sur la même logique alter-impérialiste. Nous pouvons et devons nous opposer à la fois à l’OTAN et à l’impérialisme russe, et soutenir les victimes de leur agression, qu’il s’agisse de Cuba, du Venezuela ou de l’Ukraine.
De même, appeler à la fin de l’aide militaire pour arrêter la guerre, bien que cette intention soit humaine, désarme en pratique l’Ukraine face à l’agression russe. Cela fait le jeu de Poutine. Elle signifie la paix au prix de la capitulation de l’Ukraine. Si les États-Unis envahissaient Cuba ou le Venezuela, chercherions-nous à les désarmer pour mettre fin à la guerre ? Nous ferions certainement campagne pour la fin de l’agression américaine, tout en espérant que Cuba ou le Venezuela s’arment pour résister du mieux qu’ils peuvent, en utilisant toutes les sources dont ils disposent, aussi peu recommandables soient-elles. La même position doit être adoptée à l’égard de l’Ukraine et de l’agression russe.
Parfois, la montée en puissance de la Chine et de la Russie en tant que rivales de l’impérialisme américain est présentée comme l’émergence d’un monde multipolaire, qui n’est plus sous la coupe de ce dernier. Mais le contraste entre unipolaire et multipolaire est trop abstrait. Nous devons nous demander quel type de « multipolarité » se cristallise dans le monde d’aujourd’hui. Rappelons que l’ordre mondial qui a engendré la Première et la Deuxième Guerre mondiale était un monde multipolaire. En d’autres termes, un monde de conflits inter-impérialistes est un monde multipolaire. Dans un tel monde, le rôle de la gauche n’est pas d’applaudir ou de célébrer la montée de la multipolarité aboutissant à la consolidation de nouveaux projets impérialistes concurrents, mais plutôt de se positionner clairement contre tous ces projets.
Des impérialismes concurrents
Nous avons récemment entendu l’argument suivant : « Quoi que vous pensiez de l’Ukraine, en Afrique, la Russie combat l’impérialisme ». Cet argument part du principe que toute personne en conflit ou en tension avec l’impérialisme occidental est anti-impérialiste. Une fois encore, l’exemple de l’impérialisme japonais est illustratif. Au cours des années 1930, a-t-il affronté et combattu l’impérialisme occidental en Indochine, en Indonésie, aux Philippines, etc. Oui. Luttait-il contre l’impérialisme ? Non : il faisait avancer son propre projet impérialiste. En d’autres termes, les impérialismes rivaux entrent en conflit les uns avec les autres et le fait que la Russie se heurte à l’impérialisme occidental ne la rend pas moins impérialiste.
Les puissances impérialistes embellissent généralement leurs plans en se référant à des idéaux admirables. L’impérialisme des États-Unis et de l’OTAN agit au nom de la liberté et de la démocratie et, plus récemment, de la lutte contre le terrorisme et même des droits de la femme. La gauche rejette à juste titre ces proclamations comme les tromperies qu’elles sont. Elle cherche à démontrer les dures réalités qu’elles cachent. Mais cela est et sera tout aussi vrai pour les nouveaux projets impérialistes. Ils parleront en termes de multipolarité, de coopération, d’anti-hégémonisme, etc. (l’impérialisme japonais a un jour présenté son empire du Pacifique comme une « sphère de coprospérité »). Ils justifieront leur refus des droits démocratiques comme un acte souverain ou comme une alternative à la culture occidentale dégénérée ou décadente et dénonceront toute critique comme une intervention étrangère ou comme de l’eurocentrisme. La gauche doit aussi voir clair dans cette rhétorique et apprendre aux autres à y voir clair. Sinon, elle sera attirée de l’anti- à l’alter-impérialisme tout en embrassant les justifications idéologiques de l’un ou l’autre camp impérialiste.
De même, nous devons rejeter des notions telles que les sources « asiatiques » de l’impérialisme russe, opposées aux valeurs démocratiques « européennes » (il existe de nombreuses variantes de ces notions). Il n’y a rien de plus typique de l’Europe que l’impérialisme, qui fait partie du développement européen depuis l’avènement du capitalisme. L’impérialisme russe contemporain n’est pas moins capitaliste que son prédécesseur tsariste (tous deux avec divers mélanges non capitalistes) et que ses rivaux actuels : ses racines sont capitalistes, pas « asiatiques ».
C’est un fait que les conflits inter-impérialistes créent une certaine marge de manœuvre pour les pays non impérialistes du Sud qui cherchent à obtenir des concessions de la part des grandes puissances. Il est légitime de jouer une puissance contre une autre, de chercher à obtenir davantage d’aide, de meilleurs accords commerciaux, des remises de dettes, etc. Mais souvent, les gouvernements vont plus loin et adoptent la perspective, l’orientation ou la politique de leur allié impérialiste le plus proche, qu’il s’agisse de l’impérialisme américain ou de l’impérialisme russe. Les anti-impérialistes ne doivent pas les suivre sur cette voie s’ils veulent éviter la dérive vers l’alter-impérialisme.
Dans le contexte actuel, il est facile de basculer dans une perspective unilatérale. Face à l’agression, au renforcement militaire et à la propagande des États-Unis et de l’OTAN (en Amérique latine, par exemple), il est facile de perdre de vue la nécessité d’affronter les impérialismes russe et chinois ou de soutenir la résistance ukrainienne. Face à l’agression russe, il est facile de perdre de vue la nécessité de s’opposer à l’impérialisme de l’OTAN. Une gauche internationaliste doit offrir une perspective qui intègre la lutte contre tous les camps impérialistes, tout en défendant le droit des peuples à l’autodétermination et les luttes des exploité·es et des opprimé·es dans tous les États et toutes les nations, y compris ceux qui sont attaqués par l’impérialisme. C’est la perspective que nous avons essayé de présenter dans ce texte, une perspective qui peut rassembler les progressistes qui luttent sur différents fronts : ceux qui mènent les luttes de la classe ouvrière en Europe occidentale, ceux qui affrontent directement l’impérialisme des États-Unis et de l’OTAN dans le Sud global, ceux qui luttent contre l’autoritarisme capitaliste de Poutine en Russie, et donc qui résistent à l’agression russe en Ukraine, tout en luttant pour une transformation démocratique de leur propre pays (contre les forces réactionnaires qui s’y trouvent). Il ne s’agit pas d’un programme, mais seulement d’un cadre général. Il doit être développé par les participants à toutes ces luttes. Mais il peut constituer un point de départ commun.
Cet article a été publié le 20 septembre 2023 par New Politics.
- 1« The war in Ukraine : Four reductions we must avoid », 14 août 2023, LINKS et « La guerra en Ucrania: cuatro reducciones que debemos evitar », 7 juillet 2022.