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Gouvernement Lula : du front démocratique à l’union nationale

Lula et le parti des travailleurs (PT) ont structuré le nouveau gouvernement en élargissant le front démocratique qui a remporté les élections, en incorporant des bouts des traditionnelles oligarchies du Centrão (1). Après avoir réussi à mettre en avant une posture offensive sur le bolsonarisme – mis en grande difficulté par le putsch de janvier et les scandales de corruption – ils recherchent toujours un pacte de gouvernabilité entre le secteur financier, un des Congrès les plus conservateurs de l’histoire et les mouvements populaires. Leur objectif est de re-stabiliser le régime de la Nouvelle République, de redonner vie aux affaires de toujours, de produire un peu de croissance et de défaire une bonne partie des initiatives bolsonaristes. Mais cette stratégie met de plus en plus en évidence les limites structurelles de l’improbable alliance de classes au pouvoir.
Avec l’élection d’Arthur Lira (2) comme président de la Chambre des députés et celle de Rodrigo Pacheco (PSD, Minas Gerais) comme président du Sénat, le 1er février 2023, soutenus par Lula, on a un tableau complet du système politico-institutionnel du troisième mandat de Lula. « Sans Lira et Pacheco, nous ne serions pas ici aujourd’hui. Ils ont été les grands responsables de la transition », a affirmé le 7 avril le ministre des Finances Fernando Haddad, en faisant allusion à l’adoption d’un amendement constitutionnel, juste avant l’entrée en fonction du président, autorisant le financement pour des mesures de base lors de la première année de la nouvelle administration, comme la Bolsa Família (3) portée à R$ 600 (4). Et il a ajouté : « « C’est une reconnaissance tout à fait juste. Je ne crois pas qu’ils vont nous faire défaut [maintenant], surtout avec l’agenda de rééquilibrage budgétaire et ce qui relève de la politique des États et pas de la politique du gouvernement [fédéral] ».
Le gouvernement élu est en train d’adopter des mesures indispensables de reconstruction d’institutions publiques démantelées au cours de ces dernières années, en particulier dans les domaines de l’environnement, surtout en ce qui concerne l’Amazonie. Le pouvoir judiciaire approfondit les investigations sur les actions antidémocratiques commises par le bolsonarisme radical – fin avril avaient déjà été mises en accusation 300 des 1390 personnes arrêtées à cause du 8 janvier (5) – et il enquête sur un spectaculaire scandale de corruption qui frappe le cœur du bolsonarisme : « les bijoux d’Arabie » (6). Les initiatives pour reconstituer des relations plus apaisées entre le « front démocratique » et les militaires progressent – le chef de l’armée désobéissant a été remplacé et les membres des forces armées impliqués dans les actions du 8 janvier seront jugés en tant que civils. L’action du gouvernement commence à être plus fluide, dans certains cas face à des situations dramatiques, tel le génocide des Yanomamis encouragé par le gouvernement précédent. Il a entamé un projet de restriction de l’autonomie, aujourd’hui totale, des plateformes numériques, surtout en ce qui concerne la diffusion des fake-news. L’atmosphère est encore celle d’un grand soulagement dans les sphères progressistes de la société : on est sorti de la chute libre dans l’abîme pour retrouver un terrain ferme.
La dure réalité du rapport des forces sociales élimine cependant les illusions que nous aurions affaire à un gouvernement « de gauche ». L’administration se met en mouvement avec une lenteur certaine, consciente non seulement de ses limites législatives, imposées par les accords de donnant-donnant avec le Centrão (toujours menacés par ces partenaires nullement fiables), mais aussi par les contradictions au sein du « front démocratique » entre progressistes et libéraux, comme dans l’affaire des frictions publiques entre la présidente du PT, Gleisi Hoffman, et le ministre des Finances, autour de l’annonce du nouveau régime d’objectifs budgétaires (la nouvelle règle, ou cadre, est déjà en débat au parlement, pour remplacer le plafond de dépenses ultralibéral de 2016, qui a promu au rang de règle constitutionnelle l’obligation de limiter strictement les dépenses et les investissements publics au taux d’inflation de l’année précédente).
La transformation du gouvernement élu du « front démocratique » en un gouvernement d’« union nationale », dépendant de la droite et déterminé à ne pas mobiliser ses bases, est le cadre dans lequel seront confinés les débats de ces prochaines années. Tout indique que, après les années de stress permanent dû à l’offensive néofasciste, nous entrons dans une période d’espoirs revus à la baisse. La gauche sociale et le peuple travailleur ont besoin d’orientations qui ne les enchaînent pas dans les limites actuelles (ce qui compromettrait la lutte pour la démocratie, pour les revendications populaires et pour la recomposition de la gauche), des orientations qui redonnent vie aux mobilisations pour des changements systémiques au Brésil.

 

Un gouvernement « d’union nationale »


Lula s’est présenté, pendant sa campagne, comme l’incarnation démocratique du rejet de Bolsonaro et de la défense de l’ordre institutionnel, adossé à un soutien électoral très large. À son entrée en fonction, il a constitué un gouvernement de « front démocratique » entre progressistes, secteurs de gauche et libéraux qui l’avaient soutenu au premier ou au second tour, avec une stratégie modérée de reconstruction de l’appareil d’État fédéral. Ces forces se sont partagé le noyau politique et les secteurs sociaux et environnementaux de la gestion fédérale.
Mais le gouvernement a été, dès le départ, formé aussi avec des éléments du Centrão (en fait, des éléments représentant les oligarchies régionales brésiliennes), dans un pacte physiologique (7) de gouvernabilité. En d’autres termes, il est entré en fonction comme un gouvernement « d’union nationale ». Sont entrés au gouvernement aussi le MDB (une fédération d’oligarques du Brésil profond), le PSD de Gilberto Kassab et União Brasil de Luciano Bivar (lointain descendant du parti de la dictature des généraux, l’Arena). Chacune de ces formations a été récompensée avec trois ministères, dont certains dotés des plus gros budgets et stratégiques – comme les Communications, les Mines et l’Énergie. Leurs ministres ont un casier bien rempli de tous les genres de pratiques de la droite réactionnaire – comme le montrent les scandales qui ont déjà éclaté au ministère du Tourisme (dont la titulaire a eu des miliciens (8) de Rio de Janeiro comme agents électoraux) ou des Communications. Ces choix commencent à coûter cher idéologiquement dans des secteurs politisés de l’opinion publique.
Ce trafic de soutiens est loin d’être réservé aux initiatives de Lula et au gouvernement fédéral. Le cas de Gilberto Kassab (ancien maire de São Paulo) est particulièrement significatif, puisqu’il co-gouverne de fait le principal État gagné par un bolsonariste, le gouvernement de São Paulo, où il est le bras droit du gouverneur Tarcísio de Freitas, du Partido Republicano, ex-ministre des Infrastructures de Bolsonaro. Le militaire carioca Tarcísio avait déjà eu une position remarquable dans les gouvernements Dilma I et II, avant de devenir une figure-clé du bolsonarisme. Étranger au territoire pauliste où il a été candidat, il lui a fallu remettre une bonne partie du montage de son gouvernement à Kassab, héritier de la machine politique conservatrice du PMDB dans cet État. Les associations physiologiques se multiplient : le député fédéral Antônio Carlos Rodrigues, du PL (ex-ministre de Dilma, et maintenant dans le parti de Bolsonaro), a été élu le 8 février coordonnateur de l’intergroupe de São Paulo à la Chambre des députés, avec le soutien du PT, dans un geste visant à diviser la base du PL (le parti de la famille Bolsonaro). Travailler avec les conservateurs est la norme dans l’action politique du PT, qu’ils appellent « assurance démocratique ».
La construction du gouvernement est le point culminant de la stratégie que Lula a poursuivie depuis sa sortie de prison, en novembre 2019, et qui était déjà évidente en 2021, quand il s’est refusé à appeler aux mobilisations de rue sur le mot d’ordre « Dehors Bolsonaro » – nous renvoyons ici, à l’article Quo vadis Lula ? (9). C’était une stratégie dangereuse, qui a failli conduire au naufrage lors du second tour de 2022 du fait de la force électorale de Bolsonaro. L’appui de la bourgeoisie la plus mondialisée, du Tribunal suprême fédéral et des gouvernements des États-Unis et de l’Europe, ainsi que l’hésitation des forces armées lui ont finalement assuré la victoire par une faible marge ainsi que l’investiture. Ce fut une victoire décisive pour recomposer les perspectives de la démocratie libérale dans le monde globalisé, en conflit avec une vaste constellation conservatrice d’illibéralismes, d’autoritarismes, d’intégrismes religieux et de néofascismes, que nous voyons se déployer des États-Unis au Royaume-Uni, de l’Italie à Israël, du Pérou à l’Inde.
Il y a plus : le troisième gouvernement Lula devient, pour parler rigoureusement, un gouvernement Lula-Alckmin-Lira, c’est-à-dire un partage de la machine de l’État fédéral entre trois secteurs : 1) le progressisme réformiste dans toutes ses nuances (y compris la gauche modérée du PSOL, représentée par Guilherme Boulos et Juliano Medeiros) ; 2) le « parti » du grand capital financier et des affaires mondialisées ; et 3) de vastes secteurs de la droite conservatrice ou réactionnaire du Centrão symbolisés par Arthur Lira, qui négocie, toujours pour ses intérêts particuliers, avec le « front démocratique ». Et, en apparence, Lira a plus de poids qu’Alckmin, parce que les forces que ce dernier représente – le capital financier et les affaires mondialisées – ne sont guère visibles au quotidien.

 

L’affrontement avec le putsch du 8 janvier


La concrétisation de ces alliances à droite a été grandement facilitée par la tentative de coup d’État bolsonariste, une occasion dont Lula a profité avec adresse. Elle a forcé, d’une part, une grande partie de la constellation conservatrice et réactionnaire, qui donnait des muscles au bolsonarisme dans le conflit pour l’hégémonie, à prendre ses distances vis-à-vis du noyau fasciste et à se rapprocher du gouvernement fédéral. En tant que mise en lumière du visage le plus destructeur du bolsonarisme, la tentative de coup d’État a aussi mis en évidence les limites des actuelles alliances internationales du néofascisme brésilien. D’autre part, elle a facilité l’assimilation provisoire par le gouvernement de la sérieuse « question militaire » – c’est-à-dire la réticence, voire l’opposition ouverte (jusqu’à la tentation du coup d’État), de la haute hiérarchie militaire à son gouvernement, ce qui constitue la plus grande vulnérabilité de Lula.
Le 21 janvier, Lula a remplacé le commandant de l’armée par un général qui se présente comme défenseur de la Constitution. Il a aussi placé sous les projecteurs des médias le génocide des Yanomamis déchaîné par le gouvernement Bolsonaro, l’affichant devant des secteurs significatifs de l’opinion mondiale en liant le sujet à la défense de l’Amazonie – ce qui, en même temps, démasque les positions réactionnaires des militaires sur ce sujet. Lula se crée ainsi les conditions pour adopter des positions plus fermes en défense de l’Amazonie, son engagement international stratégique.
Comme l’a affirmé Jorge Almeida dans un article analysant la tentative de coup d’État, il s'agissait d’une « occasion pour le gouvernement et les mouvements populaires de prendre des initiatives visant à nettoyer les institutions de l’extrême droite et réduire son influence dans la société en général (…) En termes immédiats, le gouvernement a réussi sa riposte, dans le cadre des limites des mesures d’urgence qu’on pouvait attendre d’un gouvernement lié par ses objectifs et ses alliances avec des secteurs bourgeois libéraux de droite – y compris des acteurs du coup d’État de 2016 (10) ».
L’insurrection fasciste avortée du 8 janvier a aussi permis au Tribunal suprême fédéral et à la Justice électorale – éléments-clés du soutien au gouvernement – d’avancer contre le noyau dur bolsonariste. Jair Bolsonaro a perdu son immunité et, d’après de nombreux analystes, deviendra probablement inéligible ; avec le scandale des « joyaux d’Arabie » il pourrait même aller en prison. Par contre, des personnalités telles que ses ex-ministres Damares, Pazuello, Mourão (11), le fils ainé Flávio Bolsonaro sont sénateurs, alors qu’Eduardo Bolsonaro (le troisième fils) et Ricardo Salles sont députés et pourront compter sur la complicité de leurs « pairs » pour rester impunis aux cours des prochaines années. Il semblerait que tout cela soit assimilé par le « front démocratique » : Washington Quaquá, un député pétiste, a posté sur les réseaux sociaux sa photo où il posait au côté de Pazuello, gestionnaire criminel de la Santé sous Bolsonaro !

 

Le Centrão, partenaire obligatoire


Lula manœuvre avec pragmatisme au sein de l’establishment institutionnel – il avait toujours dit qu’il le ferait. Sa base partidaire à la Chambre comprend 140 députés sur les 513 (en y comptant les 12 du PSOL). Le PL bolsonariste a 99 députés. Parmi les 271 députés « indépendants », ceux qui adhèrent à des partis appelés à intégrer formellement le gouvernement sont au total 143 (59 de União Brasil, 42 du MDB et 42 du PSD), plus que le groupe de soutien au gouvernement. Même comme cela, 284 (total que rien ne « garantit ») c’est encore loin des 308 députés (et 49 sénateurs) nécessaires pour voter un amendement constitutionnel. Au Sénat, sur les 81 (trois par État), le gouvernement a 32, mais en y incluant les 16 du PSD de Kassab. Ceux qui se déclarent dans l’opposition sont 27, et 22 sénateurs sont « indépendants » (10 du MDB, 9 de União Brasil et 3 du PSDB).
Arthur Lira a été élu président de la Chambre des députés, avec le soutien aussi bien des lulistes que des bolsonaristes. Il a eu 464 voix, contre 21 à Chico Alencar du PSOL et 19 à Marcel van Hatten, de l’ultralibéral parti Novo. La candidature propre du PSOL a été une initiative importante pour que le parti affirme son indépendance vis-à-vis du nouveau gouvernement, mais cela a occasionné un bras de fer avec Guilherme Boulos, député de São Paulo, nouveau chef du groupe parlementaire du parti, qui a œuvré pour faire désigner Henrique Vieira, du PSOL de Rio de Janeiro, comme vice-président du bloc gouvernemental à la Chambre (autrement dit, pour intégrer formellement le PSOL à la base parlementaire du gouvernement).
Lira, qui a été un allié de la première heure de Bolsonaro, a été une des premières autorités à reconnaître la victoire de Lula, et a négocié avec lui le vote de la proposition d’amendement constitutionnel de la transition (avec le versement de R$ 600 pour le programme Bolsa Família). Lira a opéré un tournant vers le gouvernement suite à la tentative de coup d’État du 8 janvier, en prenant nettement ses distances vis-à-vis du bolsonarisme pur et dur. Il s’est ainsi procuré une considérable marge de manœuvre pour négocier des fonctions de deuxième ou de troisième échelon au sein de l’Exécutif, tout en gardant son autonomie pour défendre des positions conservatrices contre le gouvernement auprès du pouvoir législatif. Il a déjà dit à ses alliés qu’il a « encadré le gouvernement », ce qui signifie que le Centrão a élargi sa participation au gouvernement et à la définition des conditions de gouvernabilité.
Comme l’affirme Aldo Rebelo, un ex-communiste qui est devenu conservateur et qui a été président de la Chambre des députés de 2005 à 2007, « sous le gouvernement précédent [Bolsonaro], on parlait d’Arthur Lira en coulisses comme du véritable Premier ministre du Brésil. Sous l’actuel gouvernement, il le sera toujours. Cela parce que le président Lula, avec tout le respect que je lui dois, n’a pas de majorité à la Chambre. Il n’a que les voix de la coalition qui l’a aidé à se faire élire – et le reste, il va falloir qu’il aille le chercher. Mais a priori dans ce rapport de forces conflictuel, l’avantage est toujours au gouvernement. C’est lui qui tient les ministères, le Trésor Public, la Banque Centrale, la Banque du Brésil, la Caixa et d’autres instruments du pouvoir. Donc il a toujours l’avantage. Maintenant, cet avantage existe à condition que le gouvernement réussisse, et ne commette pas d’erreurs graves. (…) Comme on dit : le mariage avec le gouvernement est seulement possible dans les cas de bonne santé et de bonheur. En cas de maladie et de tristesse, oubliez-le. » Les négociations actuelles n’ont, du point de vue des oligarchies brésiliennes, rien d’exceptionnel.
Au Sénat, Rodrigo Pacheco (PSD-MG), l’ancien président de la Casa (12), a été réélu avec 49 voix contre la candidature de Rogério Marinho (PL-RN), qui a atteint 32 voix. L’affrontement a été ouvert entre le nouveau bloc gouvernemental et le bolsonarisme pur et dur. Le Sénat est, avec les gouverneurs des États, l’instance où l’extrême droite s’est le plus renforcée lors des élections de 2022. Le gouvernement Lula a mis tout son poids dans cette bataille et le résultat a permis de voir clairement le rapport de forces du système d’alliances élaboré par le gouvernement.
Des sources politiques font savoir que certains des principaux gouverneurs des États songent sérieusement à changer de parti lors de ce nouveau cycle politique : Cláudio Castro de Rio de Janeiro semble vouloir quitter le PL, où il se sent piégé par le conflit entre son président, Valdemar Costa Neto, et les bolsonaristes purs et durs. Tarcísio de Freitas, de São Paulo, pourrait abandonner les Républicains pour le plus « respectable » PSD de Kassab et Pacheco, ce qui faciliterait sa vie avec le gouvernement fédéral, même s’il cherche à conserver une « marque » bolsonariste. Et le pari du gouverneur du Minas Gerais, Romeu Zema, du parti Novo, est de se mettre à disputer l’héritage du bolsonarisme, en tâchant de se consolider comme référence de l’opposition à Lula tout en cherchant une étiquette qui pèsera nationalement.

 

Les choix opérés


Sont entrés au gouvernement ou ont été maintenus en place, lors du dernier tour de négociations pour les fonctions du deuxième rang de l’administration centrale, non seulement une nouvelle fournée de politiciens de União Brasil, mais aussi du Partido Progressista de Lira, avec lequel União Brasil veut former une fédération. Le PP, autre dérivé de l’ancienne Arena, parti de la dictature militaire, a « soutenu » tous les gouvernements depuis sa fondation en 1995. Grâce à cette fédération, ces deux partis auraient le plus grand groupe à la Chambre, avec 108 députés, et le deuxième au Sénat, avec 15 sénateurs. Il leur reviendra la direction d’entreprises d’État stratégiques comme celle des travaux dans la baie de la vallée du fleuve São Francisco (Codevasf) et celle des travaux contre la sécheresse dans le Nordeste (DNOCS, celle-ci pour Avante, un parti satellite du PP, avec 7 députés).
Lula négocie aussi avec les Republicanos, parti des pasteurs néopentecôtistes les plus réactionnaires (qui a participé à la base des gouvernements Lula 1 et 2 et Dilma jusqu’à ce qu’il soutienne son impeachment). C’est le parti de l’évêque Marcelo Crivella et de l’Igreja Universal do Reino de Deus, bastion du fondamentalisme religieux, mais aussi celui de l’ex-ministre Damares Alves et de l’ex-vice-président, le général Hamilton Mourão, qui sont aujourd’hui sénateurs.
C’est dans un bras de fer avec Arthur Lira que Lula a connu sa plus grande défaite à ce jour, en cédant à sa pression pour maintenir en place le ministre des Communications, Juscelino Filho, de União Brasil, accusé d’avoir utilisé un avion de l’armée pour traiter des affaires personnelles et d’avoir touché des indemnités ministérielles alors qu’il participait à une vente aux enchères de chevaux de race dans l’État de São Paulo. Gleisi Hoffamn, la présidente du PT, avait demandé la mise à l’écart de ce ministre et tout indiquait qu’il allait être écarté lors de la réunion avec Lula le 6 mars. Ce même jour le président de la Chambre des Députés, Arthur Lira, affirmait lors d’un débat à l’Association Commerciale de São Paulo sur la réforme budgétaire : « Nous prendrons le temps pour que le gouvernement trouve une stabilité interne, parce qu’aujourd’hui le gouvernement n’a toujours pas une base consistante ni à la Chambre ni au Sénat pour traiter des sujets où il faut une majorité simple, et encore moins des sujets où est requis un quorum constitutionnel ».
Lula a choisi. Il veut la tranquillité du côté législatif, en payant le prix nécessaire pour cela. Il offre plus que Bolsonaro pour les investissements parlementaires (13) (R$ 46,3 milliards, soit 8,69 milliards d’euros) et ne les inclut pas dans les nouvelles règles sur les dépenses publiques. Lula doit se montrer serviable rapidement, avant que la lune de miel électorale ne s’achève, afin d’entretenir une majorité sociale qui s’est révélée très étroite électoralement.

 

La partie décisive se jouera sur le terrain économique


Lula et les pétistes les plus dépendants des humeurs populaires (parmi lesquels la présidente du parti Gleisi Hoffmann) semblent avoir pour principal souci d’obtenir des fonds pour les politiques redistributives et pour ce qu’ils considèrent comme le développement. Ils sont conscients du fait que, si jamais on ne retrouve pas la croissance, l’emploi et des revenus pour les plus vulnérables, le gouvernement sera en grande difficulté face à la droite provisoirement battue. Mais cet objectif « progressiste » se heurte frontalement à la détermination du président et de son équipe économique dirigée par Haddad à faire preuve de responsabilité et de fiabilité vis-à-vis du capital financier. Tel est l’esprit du projet de nouvelle règle budgétaire (le « cadrage », dans le jargon économique néolibéral), présenté par le ministre des Finances. Cette stratégie révèle la principale contradiction nourrie par ce gouvernement de conciliation de classes.
L’idée du gouvernement est de remplacer l’impraticable plafond de dépenses inventé par Temer et la droite ultralibérale (jamais complètement respecté sous Temer et Bolsonaro) par une nouvelle règle de limitation. D’après celle-ci, les dépenses, incluant les investissements publics, peuvent croître dans une proportion de 70 % des ressources fiscales fédérales. Si celles-ci croissent de 1 % dans l’année, de juillet à juillet, le gouvernement peut augmenter les dépenses de 0,7 % dans la période suivante (les plafonds constitutionnels pour la santé, l’éducation, les hôpitaux universitaires, certains fonds pour l’environnement, les limites de dépenses pour les investissements parlementaires et d’autres exceptions ne sont pas pris en compte). Pour autant, l’augmentation des dépenses est limitée entre 0,6 % et 2,6 %, du fait de l’engagement de réduire à zéro le déficit public en 2024 et d’obtenir un excédent (plus de recettes que de dépenses) les années suivantes. Est établie, de surcroît, une limite de variation de ce qu’on appelle le résultat primaire – la différence entre les dépenses et les recettes fédérales. Par exemple, pour 2025, le gouvernement s’engage à obtenir un excédent primaire de 0,5 % du PIB (produit intérieur brut).
Nul besoin d’être spécialiste en économie pour comprendre qu’il s’agit d’un nouveau plafond de dépenses, plus flexible. Comme le plafond précédent, cette nouvelle règle est fondée sur l’idée-force néolibérale qu’il faut équilibrer les comptes, en se référant au PIB et aux ressources fiscales, pour garantir une certaine proportion entre la dette publique et la richesse du pays mesurée par le PIB (le refrain de la « relation dette-PIB »). Le tout pour garantir qu’il y ait toujours des liquidités en caisse, ou des « économies » préalables suffisantes pour payer les échéances aux rentiers qui vivent, au Brésil et à l’étranger, de ce que rapportent les titres de la dette du pays.
Du point de vue économique, en tenant compte que la Banque Centrale (devenue indépendante sous Bolsonaro) refuse d’abaisser le taux de crédit de base prohibitif de 13,75 % par an, il ne reste au gouvernement qu’à essayer de faire fonctionner l’équation grâce à l’augmentation des rentrées, donc de l’impôt. Comme il a promis pendant la campagne électorale d’alléger la charge de l’impôt sur les travailleurs et la classe moyenne salariée, il a à ce jour deux voies : 1) en finir avec les exemptions et les allègements d’impôts concédés à des secteurs du patronat national – ce qui crée un conflit direct avec des branches du capital ; 2) taxer les jeux en ligne. Hélas, il n’est pas passé par la tête des « magiciens » qui ont élaboré le plafond flexible que l’on pourrait taxer les opérations financières exonérées au Brésil, en particulier celles dans lesquelles sont investies les fortunes des millionnaires et milliardaires, et la distribution de dividendes des entreprises.
Il y a encore une troisième mesure théoriquement possible : faire passer au Congrès une réforme des impôts aboutissant à non seulement simplifier leur paiement mais aussi combattre « l’optimisation fiscale » des entreprises – un euphémisme pour les manœuvres de fraude de la bourgeoisie – ce qui augmenterait les recettes, en même temps qu’une probable augmentation de la taxation de la petite et moyenne bourgeoisie. Le problème est qu’il s’agit d’un défi gigantesque face à un parlement fragmenté et majoritairement de droite. La réforme fiscale met en jeu non seulement la possibilité d’un choc frontal avec le Centrão, mais aussi les accords qui ont permis la constitution du « front démocratique ». Le vice-président de la République, Geraldo Alckmin, a affirmé que la réforme serait votée cette année : « Nous devons faire la réforme fiscale. On ne peut pas rester dans cette maison de fous où nous nous trouvons. Tout ça va finir devant la Justice. La meilleure profession du monde est avocat conseiller fiscal. Il raconte des fables sur la valeur des actions et porte plainte à tout-va », a affirmé Alckmin, qui est aussi ministre du Développement, de l’Industrie et du Commerce. Le problème est que pour réformer le système fiscal brésilien, tous les mécanismes sont conflictuels.
En se refusant à annuler purement et simplement le plafond de Temer et à mobiliser contre la restriction des dépenses, le gouvernement capitule devant le système financier et se crée à lui-même un énorme piège. La nouvelle règle budgétaire menace la mise en œuvre de sa gestion : l’officiel institut IPEA prévoit une croissance de 1,4 % pour 2023 et 2,6 % pour 2024 (pour le FMI les prévisions sont de 0,9 % cette année et 1,5 % en 2024). Des attentes bien maigres pour un pays champion de la pauvreté et des inégalités, avec d’immenses besoins dans les domaines de la santé, de l’éducation, des transports, de l’environnement, des retraites et de l’assistance.
Du point de vue politique, c’est un drapeau blanc de capitulation brandi devant la banque et la bourgeoisie en général, qui n’a pas manqué de terroriser la société avec ses cris d’alarme contre « l’irresponsabilité du PT ». Cependant, prouvant une fois de plus qu’il n’est pas possible de faire plaisir à Faria Lima (14) et aux favelas en même temps, cet engagement de responsabilité envers le marché va considérablement limiter la capacité d’investissement de l’État dans l’économie (c’est-à-dire dans le social), surtout dans une conjoncture internationale difficile pour les exportations (au contraire de ce qui a eu lieu sous les gouvernements Lula 1 et 2).

 

Le début des impasses politiques


Gouverner avec le Centrão pour affronter le bolsonarisme, c’est faire continuellement l’équilibriste. La combinaison politique du gouvernement vit une situation de tension permanente, car chaque initiative au Congrès est utilisée par l’un ou l’autre groupe parlementaire pour tenter de gagner un peu plus dans son marchandage avec le gouvernement. Le 18 avril, CNN Brasil a diffusé une video montrant de nouvelles images du 8 janvier, où le ministre-chef du Cabinet de sécurité institutionnelle (CSI) du gouvernement Lula, le général Gonçalves Dias, semble être en train de faciliter le mouvement des extrémistes vers le Palais de la Présidence. On peut y voir des militaires du CSI ouvrir la porte, donner des orientations sur les trajets à l’intérieur du palais et même servir de l’eau aux envahisseurs. Le Cabinet avait placé la vidéo sous secret pour cinq ans. Le lendemain, le général fut démis de la direction du CSI. Cela a été la première démission d’un ministre de ce gouvernement. À sa place a été désigné le secrétaire exécutif du ministère de la Justice, Ricardo Cappelli. Gonçalves Dias est un des rares militaires qui a une relation de confiance avec Lula, dont il a été le responsable de la sécurité de 2002 à 2010. Lula croit que le général ne l’a pas trahi, mais il n’était plus possible de le garder à cette fonction. Dans sa déposition à la police fédérale le 21, Gonçalves Dias a affirmé que l’absence de réaction du gouvernement le 8 janvier était le résultat d’une « panne générale du système faute d’informations pour prendre des décisions ».
La diffusion de ces images et la démission du général ont rendu inévitable l’installation d’une commission parlementaire mixte d’enquête (députés et sénateurs) sur les « actions antidémocratiques ». Le gouvernement tentait de bloquer l’initiative de la droite, par laquelle les défenseurs de l’ex-président Bolsonaro voulaient accuser le gouvernement Lula d’omission le 8 janvier. Mais, maintenant, ceux-ci font déjà circuler dans les réseaux sociaux l’idée que ceux qui ont fomenté ces actions seraient des pétistes infiltrés. Une fois la Commission mixte créée, les soutiens du gouvernement ont réagi, tentant de la dominer. S’ils y parviennent, ils chercheront à détailler les mouvements de l’ex-président Bolsonaro et de ses soutiens qui ont mené à l’invasion des sièges des Trois Pouvoirs, ce qui augmentera la pression pour l’envoyer en prison.
Arthur Lira a aussi installé une commission parlementaire d’enquête contre le Movimento dos Trabalhadores Sem Terra (MST, Mouvement des travailleurs sans terre). Cela n’a pas du tout plu aux dirigeants du mouvement, allié historique du PT et de Lula. Les parlementaires progouvernementaux tentent maintenant de vider cette commission de son contenu, ou d’empêcher son installation, argumentant qu’elle n’a pas d’objet défini ; depuis 2003, il y a eu quatre commissions sur le MST au Congrès. Mais cela donne à Lira et à la presse conservatrice des munitions pour presser le gouvernement à la « modération » et l’enfermer encore plus dans la gouvernabilité conservatrice. João Paulo Rodrigues, coordonnateur national du MST, a réagi aux demandes de modération et affirmé que son organisation défendrait toujours Lula, mais qu’il n’est pas la « courroie de transmission » de la gestion du pétiste et qu’il n’accepte « aucune espèce de laisse ou de muselière » sur l’organisation. Dans une interview à la Folha de São Paulo il a dit : « Le gouvernement est le nôtre, nous l’aidons à construire. Mais le MST est autonome par rapport au PT et au gouvernement ».
Les chocs viennent aussi des erreurs de Lula. Il a eu droit à un lourd tir de barrage du fait de ses déclarations pendant son voyage en Chine et aux Émirats arabes unis, où il disait qu’aussi bien la Russie que l’Ukraine étaient responsables de la guerre. Le président brésilien ambitionne d’avoir un rôle personnel de premier plan dans une médiation entre les parties en conflit. Mais il s’agit d’un terrain miné, qui implique non seulement les relations avec l’Ukraine envahie et la Russie envahisseuse, mais aussi avec les États-Unis et l’Allemagne, qui soutiennent l’Ukraine, et la Chine, alliée de la Russie. En pratique, Lula a repris la position de la Chine, qui a présenté en février un plan de paix en 12 points, n’exigeant pas le retrait préalable de la Russie du pays envahi.
Les réactions des États-Unis et des pays de l’Union européenne ont été nettes et claires et ont obligé Lula à rectifier sa position. Dans un discours au ministère des Affaires étrangères, le 18, Lula a dû reculer et affirmer que la position brésilienne adoptée aux Nations unies est un engagement de défense de l’inviolabilité des frontières des pays souverains. « En même temps que mon gouvernement condamne la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, nous défendons une solution politique négociée du conflit », a-t-il affirmé. Lors de son voyage suivant, au Portugal et en Espagne, Lula s’est montré plus prudent.

 

Le défi : comprendre le bolsonarisme pour le combattre


Tout devient beaucoup plus difficile et plein de défis pour le gouvernement Lula parce que, malgré l’usure et la défaite momentanée de Bolsonaro et de l’extrême droite pure et dure, le Brésil est divisé. Le bolsonarisme fanatique, partisan du coup d’État, serait une minorité (importante) de 20 % à 25 %, selon les sondages, mais il entraîne électoralement presque la moitié des votants.
Bolsonaro et l’ultradroite ne viennent pas du conservatisme historique de la société brésilienne. La fabrique sociale de la précarisation néolibérale, qui n’est pas née mais a connu une croissance exponentielle depuis le coup d’État de 2016, interagit organiquement avec le bolsonarisme pur et dur, expression d’une lumpenbourgeoisie dont l’existence dépend de la spoliation de la force de travail d’une manière toujours plus intense, de la déprédation de la nature, de la promotion des nouveaux auto-entrepreneurs idéologisés et de la mobilisation des traditions réactionnaires dans les guerres culturelles contre la gauche et les mouvements sociaux. Pour affronter le monstre, il est nécessaire de comprendre aussi comment le progressisme l’a alimenté, lors de la transformation de la société brésilienne qu’il a mise en œuvre entre 2002 et 2016.
Dans l’espace que le catholicisme a ouvert au néopentecôtisme et dans la conciliation avec les pasteurs promue par le PT au pouvoir, a grandi une offensive conservatrice visant à précariser la reproduction sociale (ce qui s’exprime dans le patriarcalisme, la violence en général et contre les femmes en particulier, l’homophobie, la transphobie rageuse, le racisme à visage découvert) et constitue un autre thème unificateur de l’actuelle constellation réactionnaire à travers le monde. L’absence de mobilisation politico-idéologique par le lulo-pétisme avait favorisé, conjointement avec la politique menée au sein de l’Église catholique par Jean-Paul II, la contre-révolution mentale qui était déjà en cours dans la société brésilienne : la population se réclamant évangélique est passée de 9 % du total en 1990 à 32 % en 2020.
Le néopentecôtisme accompagne la diffusion de l’entrepreneurisme populaire, l’individualisme et la compétitivité en tant que valeurs à travers le tissu social, donnant au libéralisme une organicité qu’il n’avait jamais eue dans le pays jusque-là. L’abandon par la gauche majoritaire d’un projet politique et d’une utopie d’égalité et de justice sociale, d’une politique citoyenne et d’une reconnaissance de la diversité, qui auraient pu contribuer à contrecarrer ces tendances, a facilité l’enracinement d’un nouveau type de conservatisme – un passif qui va perdurer bien au-delà de la vie du personnel politique actuel. C’est un problème central ignoré par les gauches productivistes et doctrinaires, qui traitent la vague de néofascismes comme une radicalisation du néolibéralisme.

 

Héritage pétiste


Les gouvernements du PT, nostalgiques de l’imaginaire développementiste dont ils sont issus et pragmatiques face aux élites agraires, sont restés passifs et conservateurs face aux trois processus les plus stratégiques du monde contemporain : la privatisation des « communs » de la nature avec son cortège de prédations environnementales ; la privatisation des « communs » de la connaissance par le biais des technologies numériques monopolisées par les grandes entreprises d’internet ; et l’effritement de l’unipolarité géopolitique centrée sur les États-Unis dans le cadre de conflits inter-impérialistes croissants.
Soja, bois, viande, pétrole, cellulose, canne à sucre, minerai de fer – chacun de ces « complexes économiques » est un foyer de destruction du pays, de ses écosystèmes et de la déshumanisation des personnes qui l’habitent ; dans une société rationnelle leur survie ne devrait être envisagée que de manière subsidiaire. Ce sont des « complexes » liés à des processus d’expropriation qui forcent les populations misérables à les accepter parce qu’elles ont besoin de survivre. Cette structure économique (et de pouvoir), traitée par les économistes et le personnel politique progressiste comme une donnée à gérer, est une menace contre la survie de l’humanité, ainsi que nous le rappellent Eleutério Prado (15) et Luiz Marques (16). Au nom de l’innovation technologique considérée comme incontournable, ces « complexes » ont aussi introduit le pays dans la société de connexions algorithmiques, ce qui a défait l’effort méritoire des huit ans de gouvernement Lula pour formaliser les relations de travail. Et ces économistes et politiciens progressistes n’ont pas compris non plus que, dans la nouvelle base technologique du capitalisme, la dépendance internationale changeait de forme et que les échanges avec la Chine, depuis 2009 principal partenaire commercial de la Chine, aggravaient encore le rôle subalterne du pays dans la division internationale du travail. Une transition énergétique en Europe et aux États-Unis reposera sur l’élargissement de nouvelles zones de sacrifice néoextractiviste ici.
Le PT n’a jamais compris l’effondrement de l’Union soviétique et de son régime, ni la débâcle de la social-démocratie devenue « troisième voie », ni la disparition du « tiers-mondisme ». Il est resté bloqué dans la vision du monde unipolaire des années 1990, charriant l’illusion d’une Chine supposée socialiste. Il a favorisé, au nom d’une idéologie du progrès, tant le maintien de l’inertie de la prédation environnementale (la déforestation en Amazonie par l’expansion de l’agrobusiness !), que la production d’une nouvelle vaste classe encore plus amorphe de prolétaires « auto-entrepreneurs », réduits en esclavage par les plateformes et dirigés par les pasteurs néopentecôtistes.
Telle a été la fabrique du bolsonarisme parmi les pauvres et les classes moyennes décadentes qui assimilent l’idéologie individualiste, tombent dans les griffes des algorithmes des réseaux sociaux et finissent par reconstituer leur tissu de sociabilité au sein des églises évangéliques néopentecôtistes. C’est faire preuve d’une grande myopie, presque de l’aveuglement, que de ne voir dans le néofascisme qu’un processus politico-idéologique, sans en apercevoir la base matérielle, ou de l’identifier en termes généraux avec le néolibéralisme. C’est ce que fait, malheureusement, Guilherme Boulos, qui tresse des louanges au gouvernement Lula pour avoir su « utiliser, comme peu l’ont fait, le boom du prix des commodities [matières premières], engendré par la croissance à deux chiffres du PIB chinois, pour impulser la croissance économique brésilienne » (17). Cette fabrique sociale de fascisation du Brésil par le biais de « l’inclusion par le marché » fonctionne toujours à pleine vapeur et rien n’indique qu’il y va y avoir maintenant une réponse du gouvernement d’union nationale.

 

Le Brésil dans un cercle vicieux


Lula et Alckmin travaillent avec le Tribunal suprême fédéral (STF) pour mettre fin à la crise de régime, cet interrègne chaotique ouvert en 2013. Mais ils ont besoin du Centrão, et bien plus qu’ils en avaient besoin en 2013, du fait des erreurs qu’ils ont commises et de l’espace qu’ils ont ouvert à la réaction. Dans le passé, Getúlio Vargas avait besoin des oligarchies agraires, qui bloquaient son projet national-industrialisant, une crise qui a culminé en 1954. Vargas gagna alors le bras de fer, en offrant sa propre vie (18), ce qui a permis au national-développementisme de survivre dix ans, jusqu’au coup d’État de 1964. Le gouvernement Lula est pris au piège, comme l’a analysé Jean Marc von der Weid dans une série d’articles (19). Paulo Arantes envisage ce dilemme avec précision dans un entretien récent (20) – il s’agit de gagner du temps –, ce qui a produit des réflexions stimulantes de Gabriel Feltran (21) et Bruno Cava (22).
Il ne s’agit pas de simples choix tactiques, ils s’enracinent dans la dynamique structurelle du régime depuis 1988, surdéterminée par les conflits mondiaux entre mondialisation néolibérale et nationalisme conservateur, qui forment le cadre où Bolsonaro ou Lula peuvent (re)devenir présidents du Brésil – des conflits dont l’épicentre est la crise de régime aux États-Unis et non les conflits géopolitiques. La politique de réformisme faible du PT, ancrée dans l’adhésion électorale de masses désorganisées devenues des clientèles des politiques publiques, dépend, depuis 2006, d’accords avec les secteurs oligarchiques ; elle ne peut ni formuler un projet de rupture ni faire appel à la mobilisation des masses. Ces deux tâches sont celles d’une gauche indépendante du « progressisme ». La gouvernance conservatrice voulant préserver le modèle économique, enchaîne le progressisme à un statu quo qu’on peut résumer à la défense du régime politique constitutionnellement établi. Cela ouvre un boulevard à l’extrême droite pour qu’elle reconstitue sa force politique comme expression (déformée) de l’anticonformisme social – qu’elle va diriger contre la démocratie libérale. Le destin du régime de cette « République nouvelle » se révèle structurellement instable dans les conditions critiques du capitalisme ouvertes depuis 2008.
Lula peut profiter du cadre actuel pour modifier des choses importantes, comme le rôle des militaires ou la régulation des plateformes numériques. Dans le passé, le PT a toujours renvoyé à plus tard les changements politiques stratégiques au profit de gains sociaux immédiats – un écho de l’économisme qui marque le progressisme brésilien. Lula a déjà pris, en principe, un engagement fondamental qui oppose le gouvernement non seulement à l’extrême droite mais à l’ensemble des conservateurs organisés dans le Centrão : la défense de l’Amazonie, indispensable pour préserver les soutiens internationaux de son gouvernement (encore qu’il ait préféré se consacrer, ces dernières semaines, à discuter de la guerre en Ukraine). Son gouvernement ouvre ainsi un espace pour que les programmes des différents mouvements sociaux résonnent à nouveau, même si leur mise en œuvre va prendre le chemin des mystérieux couloirs des bureaucraties ministérielles ou parlementaires. Nous devons soutenir toutes les initiatives positives qu’il prendra, même si l’histoire passée montre qu’elles seront limitées ; rien n’indique qu’il entreprendra des changements qui pourraient mettre le noyau du gouvernement – le co-gouvernement avec les libéraux – en situation d’affrontement ouvert avec le Centrão. Mais outre cela, son agenda comporte un élément réactionnaire incontournable – la conciliation avec le grand agrobusiness exportateur, ennemi de l’humanité – mis en évidence par la composition de l’équipe qui a préparé le voyage de Lula en Chine !
Il ne s’agit pas d’entrer en opposition à ce gouvernement, mais son action est et sera de plus en plus limitée. Passé la lune de miel avec la majorité de la population, l’insatisfaction sociale va revenir. Non pas dans la société brésilienne de 2010, mais dans celle de 2023. Un basculement politique aux États-Unis, avec le retour des républicains au gouvernement en 2026, pourrait changer l’état d’esprit de secteurs significatifs des classes dominantes brésiliennes. Si cela se produit, la réaction et le néofascisme essaieront de combiner ce tournant des classes dominantes avec l’insatisfaction populaire et, grâce aux plateformes numériques, elles ont les outils pour le faire, quoique moins facilement qu’en 2018.
Aucun progressiste n’aime entendre qu’après quatre années de bolsonarisme, les horizons du gouvernement Lula, acquis de haute lutte, sont à ce point problématiques. Nous devons contribuer à ce qu’il puisse avancer le plus loin possible. Mais la gauche ne peut le faire qu’en mettant en avant les revendications populaires de manière indépendante, à partir des mouvements sociaux, et en s’orientant vers un autre programme, libéré du piège de la gouvernance conservatrice qui enchaîne Lula et le PT.

 

Retrouver l’horizon stratégique des alternatives au système


Nous vivons une époque de changements brutaux à l’échelle mondiale qui plongent la gauche dans une grande confusion, du fait que le passé ne donne pas la boussole nécessaire au présent. Nous ne pouvons prévoir toutes les conséquences des changements en cours, mais nous pouvons apercevoir les tendances qui balisent les prises de position pragmatiques et stratégiques. C’est ce que les socialistes ont fait, par exemple, au XIXe siècle face à l’industrialisation et dans les premières décennies du XXe face aux guerres et aux révolutions, ainsi que dans les années 1930 et 1940 face à la lutte contre le fascisme classique et, plus tard, dans la révolution anticoloniale.
Un premier jalon, face aux fascismes et aux conservatismes qui font surface sur toute la planète, c’est la tâche d’armer la gauche d’un regard stratégique dans la lutte pour la démocratie politique et sociale sur tous les fronts, en refusant d’un côté les appels populistes d’adaptation à des victoires électorales fugaces, et de l’autre, la tentation de remplacer le vieux « socialisme réel » par le modèle chinois (ou russe !). Il n’y a pas d’alternatives autoritaires face au fascisme. Les libertés et les droits démocratiques sont très importants, essentiels. Il faut les ancrer dans des processus d’auto-organisation populaire qui ne peuvent être traités de façon instrumentale par telle ou telle force politique. Arriver au gouvernement sans une solide base sociale, ce n’est pas conquérir le pouvoir, c’est gérer l’État et le pouvoir établis au profit de la logique du capital.
Un deuxième jalon, face à un monde qualitativement plus intégré, connecté et interdépendant, où le capital s’est universalisé et produit une urgence environnementale, c’est de donner une centralité et une signification nouvelle à l’internationalisme et à l’écologie. Il y a un héritage universaliste concret et une solidarité fondamentale à défendre face à la réaction, sans quoi il n’y a pas d’avancée politique et sociale. Il a une forme matérielle, économico-environnementale. Gagner contre l’inégalité suppose une autre économie, qui rejette les impulsions quantitatives de la croissance du PIB, et promeuve une redistribution fondamentale de la richesse et du pouvoir. Nous avons besoin d’un projet d’économie à hauteur de l’intelligence, qui rompe avec le blocage de l’imagination établi, au Brésil, par la nostalgie du développementalisme. Écosocialisme, décroissance des riches et démondialisation économique, accompagnés d’une intégration régionale qualitativement supérieure, tout cela ne pourra être mené par des forces politiques nationalistes, mais au nom de la défense du tissu vivant et de toute l’humanité.
Face au monde des plateformes numériques, réseaux sociaux et big techs, le troisième jalon consiste à construire un pouvoir social et politique antisystémique. Nous voyons, partout, de puissants processus d’auto-organisation populaire qui ne se cristallisent pas en outils politiques indépendants pour les travailleurs. Une alternative systémique s’organisera avec un programme permettant à l’ensemble du monde du travail d’embrasser toute son hétérogénéité et de construire les alliances sociales et politiques nécessaires pour rivaliser avec le pouvoir politique et d’État. Dans le monde entier les femmes se sont placées à la tête du changement social et politique. Les stratégies aveugles d’accès au gouvernement ont cessé d’accumuler de la force sociale et politique depuis déjà quarante ans, détruisant toutes les promesses de la gauche arrivée à la direction des appareils d’État. La construction de nouveaux outils sociaux et les stratégies de lutte pour le pouvoir sont indissociables.
Ce n’est qu’en avançant sur ces questions d’un point de vue programmatique, organisationnel et stratégique, que les secteurs populaires au Brésil auront l’ancrage nécessaire pour proposer une alternative d’organisation de la société face à l’extrême droite. Ce n’est qu’ainsi que les socialistes pourront peser sur tout le spectre politique qui va du centre-droit au centre-gauche et au progressisme, entrer en conflit et non subir les conflits, diriger et ne pas être dirigés. Si le gouvernement d’« union nationale » Lula-Alckmin-Lira absorbait en son sein la gauche socialiste, alors ses limites et ses impasses – combinées avec de nouvelles victoires des fascismes contemporains à l’étranger et avec la démobilisation sociale et politique dans le pays – créeraient les conditions pour que l’extrême droite reprenne l’initiative. Elle s’organise déjà pour 2026 et nous n’aurons pas la chance de répéter 2022.

(Traduit du portugais par Jean-José Mesguen).
 

Notes

1. Une myriade de petits partis constituent le Centrão, le « grand centre », en fait très droitier, qui vend littéralement ses votes aux gouvernements qui se succèdent. Actuellement, le Centrão regroupe les partis suivants : Parti progressiste, PTB, MDB, União Brasil, Republicanos, PSD, Avante, Podemos, PSC, Patriota, Agir, Solidariedade, PROS. Le Parti libéral (PL), qui était autrefois dans le Centrão, est aujourd’hui le principal parti du bolsonarisme.
2. Arthur Lira, député fédéral du Parti progressiste (fondé en 1995, issu des partis qui ont succédé au parti de la dictature brésilienne) d’Alagoas, est président de la Chambre de députés depuis le 1er février 2021. Au cours de son mandat il a reçu plus de 140 demandes de destitution du président Jair Bolsonaro, mais a décidé de n’en soumettre aucune au vote des députés. Après la défaite électorale de Bolsonaro qu’il avait soutenu, à la fin 2022 il a cherché le soutien de Lula.
3. Bolsa Família (« bourse familiale ») est un programme social brésilien destiné à lutter contre la pauvreté et mis en place pendant la présidence de Fernando Henrique Cardoso, puis systématisé sous la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva. C'est un « programme conditionnel » dans lequel le versement d’aides est conditionné à certaines obligations d’éducation mais qui se rapproche néanmoins du concept de revenu de base.
4. Un Real (R$) équivaut à 0,19 €, donc 600 R$ c’est 112,61€
5. Date de l’invasion et du saccage des bâtiments publics de Brasília, en particulier du palais présidentiel, par une foule bolsonariste, dans ce qui ressemblait à une tentative chaotique de coup d’État.
6. Bolsonaro avait rapporté d’Arabie saoudite des bijoux pour un montant équivalent de plusieurs millions d’euros, sans les déclarer au fisc, alors qu’il était président.
7. Au Brésil on appelle « physiologisme » un mélange de clientélisme et de népotisme, forme de corruption « légale » dominante depuis toujours au gouvernement comme au parlement, qui substitue aux choix politiques démocratiques des échanges d’avantages le plus souvent très obscurs. 
8. Les milices sont des groupes paramilitaires formés par d’anciens flics et des flics en exercice, qui sous prétexte de « lutte contre la drogue et la criminalité » se sont transformées en mafias qui terrorisent les quartiers populaires, en plus de la police officielle et des réseaux de trafiquants.
9. Inprecor n° 689/690 de septembre-octobre 2021.
10. Nombre d’actuels alliés de Lula avaient participé au coup d’État parlementaire qui avait destitué Dilma Roussef en 2016.
11. Respectivement ministre « de la famille, de la femme et des droits humains », ministre de la Santé (fan de l’hydrochloroquine censée soigner la Covid 19) et vice-président sous Bolsonaro.
12. Casa Civil : ensemble du cabinet présidentiel et de la direction de l’appareil exécutif.
13. Les investissements parlementaires sont des sommes d’argent dont les parlementaires, soit individuellement, soit par groupe parlementaire, soit en tant que chefs de Commissions du Congrès peuvent disposer pour des projets spécifiques, en général au bénéfice de leurs bases électorales
14. Quartier financier de São Paulo.
15. Eleutério Prado est économiste. Voir https://eleuterioprado.blog/
16. Auteur en particulier de Capitalismo e colapso ambiental (capitalisme et effondrement climatique), Unicamp, Campiunas 2015.
17. Guilherme Boulos, Sem medo do futuro, Contracorrente, São Paulo 2022, p. 126.
18. Le président populiste Getúlio Vargas s’est suicidé le 24 août 1954.
19. Voir Jean Marc von der Weid, « Os perigos que ameaçam o govorno do presidente Lula » et « A Armadilha » numérotés de 2 à 7 (les liens pour tous ces articles ici : https://www.ihu.unisinos.br/categorias/627555-a-armadilha-7-artigo-de-j…)
20. https://www1.folha.uol.com.br/ilustrissima/2023/03/mesmo-sem-projeto-lu…
21. https://www1.folha.uol.com.br/ilustrissima/2023/03/lula-ainda-nao-despe…
22. https://www.ihu.unisinos.br/categorias/159-entrevistas/627976-o-lema-go…

 

 

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