Et maintenant ?

par Houshang Sépéhr
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Si on me demandait quel est l’avenir du soulèvement en Iran, je répondrais : je ne suis pas une diseuse de bonne aventure, je ne peux parler que de ce que j’observe.

 

Une guerre de longue durée

 

Outre le fait que le régime est irréformable, celui-ci sait que dans la situation de crise actuelle, les mobilisations continueront. Et cela quels que soient les éventuels reculs du pouvoir.

Pour ces raisons, son état-major de « gestion de crise » ne voit d’autre issue que de chercher à éteindre le feu avec les seuls moyens à sa disposition : la répression et notamment les meurtres. La chute du régime est à l’horizon, mais il n’est pas possible de dire quand et comment. Cela dépendra de nombreux facteurs qui ne peuvent pas être tous être prédits pour l’instant.

Ce qui se passe depuis quelques années est une guerre d’usure de longue durée. Une guerre est faite de nombreuses batailles. Certaines sont gagnées et d’autres perdues. Les deux adversaires doivent avoir une « intelligence de combat », c’est-à-dire une vision globale du champ de bataille incluant la capacité de mesurer leurs propres forces et celles de l’adversaire, de tenter de prévoir la stratégie et les tactiques de celui-ci, de prévoir les moyens de le repousser et de le neutraliser.

Bien qu’on en soit encore loin, le renversement de la République islamique ne sera pas une vraie révolution s’il se limite à chasser les mollahs.

Une révolution véritable nécessiterait également le renversement de l’ordre politique, économique et social existant, son remplacement par la souveraineté et l’autogestion des masses prenant en main leur destin, l’instauration par celles-ci de la démocratie politique et économique, c’est-à-dire une révolution sociale.

 

Un colossal appareil répressif

 

L’une des différences importantes avec 1979 concerne la nature de l’armée et la façon d’intervenir des forces de répression. Sous le régime actuel, la chute de l’appareil répressif sera plus beaucoup plus compliquée qu’à l’époque du Chah.

En 1979, le Chah avait ordonné des massacres en ayant recours à des fusils, des véhicules blindés, voire des chars et hélicoptères. Mais les militaires se sont retrouvés dans les rues face à une vingtaine de millions de personnes. Celles-ci ont mis des œillets dans les canons des fusils des soldats en scandant le slogan « L’armée est notre frère ».

Il est improbable que se reproduise le scénario de 1979, où les dirigeants de l’armée avaient brusquement abandonné le Chah et rendu possible la chute du régime. Ces militaires n’avaient fait que s’aligner sur la nouvelle orientation des États-Unis d’Amérique et de pays européens qui tenaient les rênes de l’armée iranienne. Ces États avaient en effet décidé en janvier 1979 de lâcher le Chah et d’accélérer la venue au pouvoir de Khomeiny.

Aujourd’hui, la structuration des forces de répression, le moral de leurs membres et leur manière de combattre sont complètement différents. 

Contrairement à 1979, les Iranien∙nes ne se retrouvent pas dans la rue face à des conscrits inexpérimentés, inappropriés pour réprimer les émeutes de rue et psychologiquement vulnérables, ainsi qu’à quelques bandes de voyous violents. 

En plus de l’armée, la République islamique dispose du corps expérimenté des Gardiens de la Révolution, ainsi que des milices Basiji qui sont l’aspect le plus évident du caractère fasciste de ce régime.

Il existe également des gangs dont les membres sont considérés par la population comme des « agents en civil ». Ils sont organisés et formés parmi les voyous de quartiers. On y trouve également des criminels condamnés à de lourdes peines de prison, et qui bénéficient en retour de rations alimentaires ou de réductions de peine.

Il n’existe aujourd’hui aucun signe de faiblesse des différentes composantes de l’appareil répressif. Toutes participent, plusieurs fois par an, à des exercices d’entrainement leur permettant de faire face aux émeutes urbaines. Elles interviennent depuis des années contre toutes les mobilisations de petite ou grande échelle. 

 

Un appareil de renseignement de premier ordre

 

L’appareil sécuritaire du régime du Chah était composé du service de contre-espionnage de l’armée et de la SAVAK. Un informateur de la SAVAK était affecté à chaque institution et organisation. 

La République islamique a organisé seize institutions de renseignement, chacune indépendante de l’autre.

Un « Bureau de la sécurité » a été mis en place, composé de nombreux mercenaires Basiji fanatiques. Ceux-ci sont intégrés au sein toutes des institutions publiques et privées, universités, écoles, hôpitaux, usines, bureaux etc. Ils y sont ouvriers, employés de bureau, infirmiers, chauffeurs, enseignants, étudiants etc. Ils y ont des emplois prioritaires, ne peuvent pas être licenciés et touchent des primes en plus de leurs salaires. Des villages de vacances et centres de loisirs dédiés sont mis à disposition de leurs familles. Ils bénéficient d’exonérations fiscales, d’exemption des frais de scolarité, d’exonération d’examens d’entrée à l’université etc. En retour, ils sont prêts à commettre tout crime et acte odieux pour conserver ces avantages. Ils reçoivent, de plus, des rations alimentaires et des améliorations de carrière lorsqu’ils dénoncent des collègues ou confrères, et/ou contribuent directement à leur répression.

Participent par ailleurs aux activités de renseignement les associations islamiques, les Conseils islamiques, les Maisons des travailleurs, ainsi que des vigiles d’usines, d’universités, de bureaux, d’hôpitaux etc., qui constituent les antennes de l’appareil sécuritaire et l’arme de la répression.

 

Les manœuvres de la droite iranienne et internationale

 

Il existe au sein des oppositions iraniennes de droite un effort délibéré pour limiter le soulèvement actuel à la satisfaction des revendications des femmes. Et les gouvernements et parlements des pays impérialistes sont prêts à s’aligner sur cette position et à se couper les cheveux pour « soutenir les femmes d’Iran ».

Pour la droite iranienne et internationale, il n’est pas possible d’accepter qu’en plus de la libération des femmes, le soulèvement actuel ait également des motivations et des revendications radicales aux niveaux économique, social et politique. 

La droite réduit délibérément le mouvement actuel au refus de l’obligation pour les femmes de porter le voile en public, alors qu’il s’agit en réalité d’une lutte radicale contre le patriarcat, même si cela n’apparait pas toujours clairement au stade actuel du soulèvement.

Ce n’est pas un hasard si ces courants de droite, contre-révolutionnaires jusqu’à la moelle, se limitent généralement à répéter inlassablement les seuls slogans « Femme, Vie, Liberté » en les « complétant » parfois par le slogan réactionnaire « Homme, Patrie, Prospérité » et par « les mollahs doivent dégager ».

Le beau slogan de « Femme, Vie, Liberté » est en opposition claire avec le régime intrinsèquement misogyne, meurtrier et liberticide des mollahs, et pour cette raison, c’est un slogan fortement expressif, puissant et efficace. Mais, scandé en opposition à des slogans visant à changer l’ensemble de l’ordre existant, il peut être utilisé pour marginaliser les revendications en faveur d’une révolution sociale. La révolution n’est pas de l’art abstrait que chaque spectateur ou spectatrice peut appréhender avec sa propre compréhension et interprétation.

Jusqu’à présent malheureusement, le mouvement lui-même n’a pas beaucoup mûri. Il n’est pas entré dans le stade de la définition de slogans et de revendications radicales. 

Il avance en effet sous la forme d’affrontements de rue entre les forces de répression et des jeunes combatifs qui prennent ensuite la fuite pour ne pas se faire arrêter, et de rassemblements de protestation organisés par des groupes de citoyen∙nes se renouvelant sans cesse.

Dans les manifestations, le mouvement social des travailleurs et travailleuses, des femmes, des minorités ethniques etc. ne prend pas encore la forme de cortèges affichant leurs identités sociales spécifiques par le biais de drapeaux ou de revendications propres. Toutes et tous participent au soulèvement à titre individuel, en tant que simples citoyen∙nes. Il faut dire que la virulence de la répression empêche ce mode d’expression et d’organisation.

Une telle situation de non-différenciation a débouché sur une « division du travail », non écrite mais claire, en ce qui concerne le processus de renversement du régime : certain∙es se battent et versent leur sang sur le champ de bataille, d’autres, à l’extérieur des frontières, complotent pour s’emparer ensuite du butin de guerre. La mission du premier groupe serait de renverser le régime, et celle du second de prendre la suite de celui-ci.

Avant septembre 2022, seule l’opposition de gauche et révolutionnaire était partisane d’un renversement du pouvoir par le peuple. L’opposition de droite en exil s’en remettait à une intervention militaire de l’impérialiste pour en finir avec la République islamique.

Cette même droite iranienne se réclame maintenant du soulèvement en cours et espère pouvoir ensuite s’emparer du pouvoir. Mais elle redoute, à juste titre, que les mobilisations populaires se poursuivent après la chute du régime islamique. Ses différentes fractions multiplient donc les contacts avec les différentes grandes puissances étrangères pour voir lesquelles pourraient, une fois le régime renversé, la parachuter à Téhéran et l’installer au pouvoir.

 

Les principales différences avec 1979

 

Le soulèvement actuel évolue dans des conditions très différentes de celui ayant renversé le Chah. En 1979, la grande majorité des Iranien∙nes, religieux et laïcs, urbains et ruraux, alphabétisés et analphabètes, intellectuel∙les et n’ayant pas fait d’études, écœuré∙es par le régime du Chah et n’ayant aucun projet d’avenir, étaient uni∙es autour du slogan « Mort au Chah ! »

Aujourd’hui, les Iranien∙nes qui luttent ensemble dans la rue pour renverser le régime, ont des projets d’avenir, en particulier parmi la jeune génération, les femmes et les travailleurs et travailleuses. Contrairement à 1979, ils et elles ne constituent pas une masse grégaire prête à s’en remettre à un « sauveur suprême »

Il s’agit là d’un changement qualitatif par rapport à cette époque. Cependant, le fait qu’il n’y ait toujours pas dans les manifestations de cortèges exprimant les revendications spécifiques aux groupes sociaux représentés, est une faiblesse stratégique potentiellement dangereuse. Une faille, que les think tanks de tous les opposant∙es de droite et des puissances impérialistes essaient de mettre à profit.

Lors de la révolution de 1979, dans un contexte de faible niveau de conscience politique dû à la destruction de toutes les forces de gauche, démocratiques et progressistes par le régime du Chah, un leader charismatique nommé Khomeiny est parvenu au pouvoir. Aujourd’hui, la conscience des masses est plus importante qu’en 1979. Mais le mouvement en cours ne dispose ni de dirigeant∙es charismatiques crédibles, ni de partis politiques, ni d’état-major. De ce fait il n’existe pas pour l’instant au sein du mouvement révolutionnaire de mécanisme de pilotage global. Sa marche en avant repose sur des décisions au jour le jour de petits regroupements et de relations de voisinage. Même lorsqu’ils parviennent à se coordonner, ils ne parviennent pas à formuler une stratégie révolutionnaire d’ensemble et à tracer le chemin vers la victoire. 

Ce point est d’une importance capitale et c’est un des enjeux des prochains mois et du processus en cours. Il faut noter que dans le cadre de cette carence fondamentale, les ennemis du soulèvement, y compris le régime et la droite iranienne, constituent des états-majors de fait.

 

Spontanéité et organisation

Le soulèvement est actuellement un mouvement spontané, sans boussole, sans stratégie unique, sans état-major, c’est-à-dire sans coordination et sans cohérence entre ses différentes composantes. 

Un tel mouvement ne peut déboucher que sur des initiatives et décisions spontanées d’individus et de groupes de quelques personnes, dispersés sur tout le territoire.

Comment un tel mouvement peut-il à la fois, bloquer la tentative de confiscation de la révolution par les réactionnaires et contre-révolutionnaires et, en même temps, mettre le régime à genoux ? Les soulèvements surgissent généralement de façon spontanée, mais la seule spontanéité ne permet pas de triompher d’un adversaire organisé de façon hiérarchique. 

 

En guise de conclusion provisoire

Le soulèvement actuel a remporté certaines victoires partielles. Même si ce mouvement n’aboutissait pas dans l’immédiat, celles-ci constituent des avancées irréversibles dans l’histoire du pays : 

• certains des piliers de ce régime ont été détruits, comme par exemple l’obligation pour les femmes du port du voile en public, 

• d’autres sont sérieusement ébranlés, comme le rejet de masse du Guide suprême et d’un État basé sur la religion. 

Dans une guerre, la victoire finale est issue de l’ensemble des victoires partielles. 

 

Après l’écriture de ce texte est parvenue d’Iran une déclaration apportant des éléments de réponses aux préoccupations figurant dans cet article. Un article de Babak Kia, paru dans l’hebdomadaire du NPA (9), en fait la présentation suivante : « En première ligne dans la lutte contre la République islamique, une vingtaine d’organisations syndicales et civiles indépendantes de l’intérieur ont publié le 15 février une déclaration et une plateforme revendicative importante (10).

« Ces organisations ont été rejointes dans leur démarche par de nombreuses associations étudiantes, universitaires et par des réseaux militants du pays. 

« Ce texte lie les revendications démocratiques (abolition de la peine de mort, de la torture, liberté d’organisation…), féministes, LGBTQI+, écologistes, sociales ainsi que de défense des minorités nationales et religieuses. 

« La déclaration réclame la saisie des biens accaparés les dignitaires du régime et dénonce les privations de liberté subies par les Iranien∙es tant sous le régime monarchique que durant les 44 dernières années. 

« Ce manifeste exige notamment l’instauration d’une démocratie radicale, par en bas. Il constitue un appel à lutter pour un projet radical de transformation sociale.

« Ces revendications sont bien sûr incompatibles avec le régime dictatorial actuel, mais elles le sont aussi avec le projet réactionnaire, libéral, patriarcal, grand perse et autoritaire porté par Reza Pahlavi et consort. D’ailleurs, les réseaux monarchistes ont attaqué violemment ce manifeste.

« Il est du devoir des militant∙es anticapitalistes et révolutionnaires de soutenir l’expression radicale et la lutte contre la République islamique. Il est aussi du devoir de la gauche radicale de dénoncer les menées impérialistes des grandes puissances et des forces réactionnaires iraniennes. 

« L’issue du soulèvement en cours est déterminante pour l’ensemble des peuples qui luttent contre les fondamentalismes religieux, les États autoritaires et dictatoriaux, ainsi que contre les puissances impérialistes. »

 

 

 

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9. Babak Kia, « Iran : un processus révolutionnaire démocratique, social et féministe », L’Anticapitaliste n° 651 du 2 mars 2023 : https://lanticapitaliste.org/actualite/international/iran-un-processus-revolutionnaire-democratique-social-et-feministe

10. Voir l’encadré. Cette déclaration, publiée en persan le 15 février 2023 a été traduite en français le 17 février 2023 par le Réseau syndical international de solidarité et de luttes : https://laboursolidarity.org/fr/n/2544/declaration-des-revendications-minima-d039organisations-independantes-syndicales-et-civiles-diran