Il n’y aura pas de paix sans pouvoir du peuple

par Muzan Alneel
Des Soudanais fuyant la guerre font la queue pour embarquer de Port Soudan le 28 avril, 2023. (AFP via Getty Images)

Depuis le mois dernier, le Soudan a été en proie à la violence, la lutte pour le pouvoir entre deux chefs militaires rivaux ayant dégénéré en guerre à grande échelle. Des centaines de personnes ont été tuées et des milliers d’autres blessées, alors que plus de trois cent mille Soudanais ont été déplacés de leurs foyers.

Les prétendants rivaux au pouvoir sont Abdel Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemedti. Les deux hommes avaient précédemment uni leurs forces en octobre 2021 pour organiser un coup d’État militaire et réprimer brutalement le mouvement révolutionnaire soudanais qui luttait pour la démocratie. Maintenant, ils ont retourné leurs armes l’un contre l’autre.
La descente dans la violence discrédite l’approche des États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux qui ont légitimé les instigateurs du coup d’État et cherché à construire un processus de négociation autour d’eux. Cela n’a pas commencé après le coup d’État : depuis 2019, les diplomates internationaux avaient fortement soutenu une configuration de partenariat qui maintenait les deux généraux au pouvoir, affirmant qu’elle aboutirait à une transition vers un régime civil.
Mais les comités de résistance qui ont renversé la dictature d’Omar al-Bachir s’organisent sur le terrain pour protéger les communautés des ravages du dernier conflit. Ce sont leurs efforts qui sèment les graines d’un avenir meilleur pour le peuple soudanais.

 

Descente dans la guerre


Depuis des semaines, la militarisation de la capitale soudanaise, Khartoum, s’est considérablement intensifiée. Des soldats et des véhicules militaires appartenant aux forces armées soudanaises (FAS) et aux forces de soutien rapide (FSR) étaient déjà visibles dans la capitale et dans de nombreuses autres villes soudanaises, avant même le coup d’État de 2021. Les FSR sont une force paramilitaire issue des milices Janjaweed déployées au Darfour.
Pourtant, l’escalade récente était différente. Elle contrastait fortement avec les nouvelles officielles faisant état de progrès dans les négociations entre les militaires et les civils, ex-partenaires du gouvernement de transition qui a échoué. Parmi les principaux sujets de discussion figurait la question de la fusion des FAS et des FSR.
Le matin du 15 avril, des combats ont éclaté entre les FAS, sous le commandement d’al-Burhan, et les FSR de Hemedti. En moins de quatre heures, les avions de chasse de l’armée ont bombardé la capitale. Il est important de comprendre que les deux parties aux combats ont leurs bâtiments situés au milieu de zones résidentielles. Il s’agit notamment du quartier général de l’armée et de plusieurs bâtiments des FSR qui ont été transformés en casernes, ce qui fait de la capitale une véritable bombe à retardement.
Le slogan des manifestants, « armée dans les casernes, dissolution du FSR », n’était plus seulement un appel au retrait des factions militaires de la prise de décision politique. Il s’agissait d’une demande de retrait physique de l’armée et de toutes les milices des zones résidentielles.

 

Pouvoir populaire


Depuis plus d’un an, c’est-à-dire depuis le coup d’État du 25 octobre 2021, le Front de résistance soudanais organise des manifestations hebdomadaires menées par des comités de résistance de quartier. Les manifestants ont scandé des slogans appelant à la gratuité de l’éducation et des soins de santé, à la sécurité publique, au retour de l’armée dans les casernes et à la dissolution des FSR.
Les diplomates internationaux qui ont investi leurs efforts dans la promotion et la facilitation de pourparlers et d’accords avec les auteurs du coup d’État, ont jugé ces demandes irréalistes et immatures. Cependant, les comités de résistance ont poursuivi leur travail sur le terrain, en manifestant dans les rues pour réduire la capacité du régime putschiste à se légitimer et en s’engageant dans un processus de délibération à l’échelle du pays pour définir l’avenir qu’ils souhaitent pour le Soudan.
Plus de huit mille comités de résistance de quartier se sont engagés dans le processus qui a abouti à la Charte révolutionnaire pour l’établissement du pouvoir populaire. Ce document comprenait une feuille de route pour la reconstruction du gouvernement à partir de la base, en commençant par les conseils locaux, jusqu’à un organe législatif national qui sélectionnerait et superviserait l’exécutif.

 

Entraide solidaire


Lorsque les combats ont éclaté, ce sont les expériences et les outils de l’organisation populaire qui sont venus à la rescousse du peuple soudanais. Les comités de résistance de quartier de Khartoum ont publié une déclaration commune le deuxième jour pour clarifier leur position : « Nous ne sommes pas impartiaux car nous sommes engagés dans une lutte pacifique contre la militarisation de notre pays ».
Cette déclaration qualifiait al-Burhan et Hemedti d’ennemis de la révolution soudanaise et invitait le peuple à s’organiser pour subvenir à ses besoins. Ce point de vue reste très répandu, même si les Forces armées soudanaises et les FSR ont toutes deux mené des campagnes de propagande visant à assimiler leur propre cause à celle du peuple soudanais et de sa révolution.
Le fait que les FAS et le FSR aient emprunté le langage et les slogans de la révolution pour défendre leur guerre montre clairement que les organisations révolutionnaires, bien qu’ignorées par la plupart des organismes internationaux, ont transformé la politique au Soudan. Pourtant, ces campagnes de propagande n’ont rencontré que peu de succès, dans la mesure où la réalité des besoins de la population sur le terrain est restée la priorité du front de résistance.

 

« Non à la guerre, oui au peuple »


Sur le terrain, des groupes de quartier ont été créés sur des applications de messagerie telles que WhatsApp, et se sont concentrés sur la fourniture de services aux habitants de leur quartier. Il s’agissait notamment de fournir des informations sur les boulangeries et les magasins ouverts, sur la disponibilité des sources d’eau et d’électricité, ainsi que des informations sur les itinéraires sûrs et sur l’aide à l’évacuation des zones à haut risque.
Alors que les combats se poursuivaient et que la fragile infrastructure de Khartoum s’effondrait, ces groupes ont commencé à faire fonctionner des centres de santé précédemment fermés pour remplacer les hôpitaux désormais impossibles à atteindre. Alors que les habitants de la capitale fuyaient vers d’autres régions, des groupes similaires et des comités de résistance de quartier dans tout le pays ont commencé à s’organiser pour fournir aux personnes déplacées des logements, de la nourriture et des médicaments en cas de besoin.
Le long des routes reliant Khartoum à d’autres régions, des groupes de jeunes se sont postés pour offrir de l’eau et des collations aux voyageurs et les inviter à séjourner dans leurs villages. Lorsque des milliers de Soudanais déplacés se sont retrouvés bloqués à la frontière égyptienne, au nord, sans aucune organisation internationale pour leur venir en aide, plusieurs initiatives populaires sont venues les soutenir. Le comité de résistance de la ville la plus proche, Dongola, a organisé un convoi pour atteindre la frontière et subvenir à leurs besoins.
Dans la ville de Khartoum, les comités d’urgence nouvellement créés ont communiqué avec des techniciens pour rétablir l’alimentation en électricité dans les zones endommagées par la guerre. Ces exemples et bien d’autres montrent que, sur le terrain, les comités de résistance ont combiné le slogan « non à la guerre » avec une aide concrète au peuple soudanais, en se basant sur leur propre pouvoir.

 

Désastres diplomatiques


Les diplomates internationaux ont également fui la ville de Khartoum et se sont installés dans la nouvelle capitale temporaire de Port-Soudan. Sans avoir examiné d’un œil critique leurs efforts précédents, ils ont poursuivi les pourparlers avec les deux belligérants, annonçant un cessez-le-feu raté après l’autre. La population soudanaise a ridiculisé leurs efforts, plaisantant sur le fait que chaque « cessez-le-feu » ne faisait qu’engendrer plus de violence que le précédent.
Ce sont ces mêmes diplomates qui ont imposé au peuple soudanais un « accord de partenariat » raté avec les militaires, ainsi que l’accord de paix de Juba, dont nous pouvons tirer des liens directs avec le coup d’État. Ayant légitimé les généraux en les poussant à faire des coups d’État et des guerres, ils se considèrent toujours comme des experts capables de mettre fin à la violence, bien qu’ils n’aient jamais été tenus responsables de leurs échecs antérieurs. L’espoir d’une intervention positive de la part de la communauté internationale est donc pour le moins ténu.
Cette affirmation vaut non seulement pour le Soudan, mais aussi pour de nombreuses autres zones de conflit où la logique corrompue de la diplomatie internationale a donné la priorité aux accords avec les criminels de guerre plutôt que de s’attaquer aux causes profondes de l’injustice et du conflit. Au nom du « réalisme », les diplomates ont soutenu une solution qui laissait les dirigeants des Forces armées soudanaises et des FSR contrôler les armes et les richesses du Soudan, tout en s’attendant à ce qu’ils n’utilisent pas ce contrôle pour étendre leur pouvoir.
Face à la guerre, le peuple soudanais est en train de créer une approche véritablement réaliste et durable. Au fur et à mesure que les Soudanais prennent le contrôle de leur vie et de leurs ressources, le pouvoir et les richesses dont disposent les généraux pour se battre diminuent. Dans ce scénario révolutionnaire, la guerre peut prendre fin lorsque le pouvoir populaire s’organise en un front de résistance à l’échelle du pays.
Le soutien au peuple soudanais dans cette lutte ne viendra jamais des organisations internationales existantes, qui ne s’intéressent pas à une véritable démocratie au service de la volonté populaire. Le peuple soudanais ne peut que demander l’aide de ses camarades révolutionnaires et combattants pour la paix et la justice, exigeant des comptes et des directives éthiques pour le travail de la diplomatie internationale. Le soutien de nos camarades du monde entier est vital pour garantir qu’aucune intervention internationale n’impose de nouvelles destructions au Soudan. Le slogan central reste « non à la guerre, oui au peuple ».

 

Cet article a été d’abord publié par la revue étatsunienne Jacobin : < https://jacobin.com/2023/05/sudan-war-diplomacy-democracy-organizing-neighborhood-resistance-committees/ 
(Traduit de l’anglais par JM).

 

Auteur·es

Muzan Alneel

Muzan Alneel est cofondatrice du groupe de réflexion sur l’innovation, la science et la technologie pour le développement centré sur les personnes (ITSinaD) au Soudan et chercheuse non résidente à l’Institut Tahrir pour la politique du Moyen-Orient (TIMEP), axé sur une approche de l’économie centrée sur les personnes, l’industrie et l’environnement au Soudan.