Immeubles détruits par le récent tremblement de terre dans la province Hatay en Turquie. <a href='https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hatay_in_the_2023_Gaziantep-Kahramanmara%C5%9F_earthquakes_01.jpg'>Photo</a> de Hilmi Hacaloğlu.
numéro
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Chronologie de la Turquie années 2020
Chronologie de la Syrie années 2020
Lundi 6 février, un tremblement de terre d’une magnitude de 7,8 a frappé le sud de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie aux premières heures de la matinée. Il a été suivi d’un autre de magnitude 7,5 quelques heures plus tard, ainsi que de plus d’une centaine de répliques dans les jours qui ont suivi. Il s’agit du tremblement de terre le plus meurtrier et le plus puissant à frapper la Turquie depuis 1939, et la Syrie depuis plus de 800 ans, et le nombre de victimes ne devrait que s’alourdir. Il a déjà dépassé les 40 000 morts, un bilan dévastateur et inimaginable (1). Des quartiers entiers et des centres urbains ont été rasés, réduits à des fils électriques dénudés et à des décombres. Des millions de personnes – celles qui ont eu la chance de ne pas être ensevelies sous les décombres – se sont retrouvées sans logement, vivant dans des voitures, des tentes et des parcs, tout en subissant les rigueurs de l’hiver.
Du côté turc, le tremblement de terre a touché dix provinces, où vivent plus de 13 millions de personnes. L’épicentre du premier tremblement de terre se trouvait à Gaziantep, à seulement une cinquantaine de kilomètres de la frontière avec la Syrie ; l’épicentre du tremblement de terre qui a suivi se trouvait à Kahramanmaras, à environ une centaine de kilomètres au nord du premier tremblement de terre. Il s’agit de petites villes qui ont pris de l’ampleur au cours des 20 dernières années de gouvernement AKP, devenant des centres de soutien pour le parti au pouvoir. Le sud de la Turquie a accueilli des millions de réfugiés syriens qui ont fui les douze dernières années de contre-révolution et de guerre en Syrie. Gaziantep, l’épicentre du premier tremblement de terre, compte deux millions d’habitants, dont 20 % de réfugiés syriens. De nombreux quartiers comptent jusqu’à 90 % de Syriens. Une source a rapporté qu’un quart des morts à Hatay étaient des Syriens.
Comme nous l’ont appris de nombreuses catastrophes au cours des vingt dernières années, aucune catastrophe naturelle n’est épargnée par la politique, le capitalisme et le racisme. Il en va de même pour le tremblement de terre en Turquie et en Syrie : il s’agit d’un tremblement de terre politique profondément affecté par les lignes de faille de la contre-révolution, de l’autoritarisme, du racisme et du capitalisme.
En Turquie, les secours d’urgence ont été criminellement inadéquats. Le gouvernement, qui a pris en charge les opérations de secours et déclaré l’état d’urgence dans les dix provinces touchées, a été lent à agir et à fournir un soutien et des ressources aux villes les plus proches de la frontière syrienne. La ville d’Antakya en Turquie, par exemple, située juste à l’est de la ville syrienne d’Alep et au nord-est de la ville syrienne d’Idlib, n’a commencé à recevoir des secours qu’après plus d’une journée. D’autres villes et villages turcs n’ont pas reçu d’aide avant plus de deux jours. Les équipes de secours disent qu’elles ont dû choisir où concentrer leurs efforts.
Depuis le dernier grand tremblement de terre de 1999, lorsque le gouvernement turc a mis en place des normes de construction et des codes de construction plus stricts, de nouveaux bâtiments ont été construits sans respecter ces codes, malgré le fait que le gouvernement et les entreprises de construction – souvent étroitement liées au gouvernement – savaient qu’un autre tremblement de terre majeur était probable. En 2018, il a été établi que 50 % des bâtiments en Turquie, soit près de 13 millions de bâtiments, ont été construits en violation de ces codes. En 2022, l’Union des ingénieurs et des architectes de Turquie a publié une déclaration selon laquelle le pays n’avait pas préparé ses infrastructures à un nouveau tremblement de terre majeur.
Pendant les deux jours qui ont suivi le tremblement de terre, la bourse de Turquie était en chute libre, à l’exception des actions des compagnies de ciment. Les investisseurs ont acheté des actions, prévoyant des reconstructions lucratives, ce qui a provoqué la frustration et la colère de ceux qui estiment qu’après le tremblement de terre la bourse aurait dû être fermée. Depuis, elle a été fermée temporairement, mais la flambée des actions des cimenteries laisse présager un processus de reconstruction qui privilégie le profit au détriment des besoins.
Confronté à des critiques sur la réponse du gouvernement au tremblement de terre, le président turc Erdoğan a réagi en fermant Twitter le mercredi 8 février, et en détenant et bloquant les journalistes non affiliés aux médias d’État, par crainte de voir son image ternie, affirmant qu’il agissait ainsi pour freiner la propagation de la « désinformation ». Il a ainsi empêché les gens de fournir des informations sur les situations d’urgence et de localiser leurs proches. Le même jour, Erdoğan s’est rendu dans les zones touchées par le tremblement de terre et a promis que de nouveaux logements seraient construits en l’espace d’un an, ce qui, selon les experts, est très peu probable. « Nos concitoyens ne doivent pas s’inquiéter », a-t-il déclaré. Il s’agit peut-être d’un avertissement inquiétant sur la façon dont les réfugiés syriens et les autres non-citoyens seront exclus des efforts de reconstruction et d’aide.
La déclaration d’un état d’urgence de trois mois peut également permettre un contrôle plus autoritaire – Erdoğan a déclaré l’état d’urgence pour la dernière fois après une tentative de coup d’État contre lui en 2016, à laquelle il a répondu par de nombreuses mesures autoritaires. L’état d’urgence permet à Erdoğan de gouverner par décret, en contournant le parlement, et de passer outre les autorités régionales dirigées par l’opposition. Mais dans le sud de la Turquie, des régions historiquement connues pour leur soutien à Erdoğan et à son parti, l’AKP, la colère et la frustration ne cessent de croître. Le ministre turc des infrastructures, en visite dans une ville sinistrée, a été accueilli par des slogans de manifestants locaux. Le tremblement de terre pourrait s’avérer un obstacle à la réélection d’Erdoğan au printemps, lorsqu’il cherchera à prolonger son règne de vingt ans.
En Syrie, les lignes de faille du tremblement de terre sont encore plus marquées en raison de plus d’une décennie de guerre contre-révolutionnaire. Le pays est effectivement divisé : une grande partie a été reprise par le régime, mais les rebelles conservent le contrôle de certaines parties du nord-ouest et les groupes kurdes contrôlent le nord-est. Les régions les plus durement touchées par le tremblement de terre se trouvent dans le nord-ouest : la province d’Idlib, tenue par les rebelles, la province d’Alep divisée entre les zones tenues par le régime et les zones tenues par les rebelles, et les provinces de Lattaquié, Tartous et Hama, tenues par le régime.
La révolution syrienne, qui a débuté en 2011 dans le cadre des révolutions du « printemps arabe », s’est heurtée à la contre-révolution la plus brutale de la région. Cette contre-révolution a marqué la région de la Syrie touchée par le tremblement de terre. Pour gagner sa guerre contre-révolutionnaire, le régime Assad a tué plus de 500 000 Syriens et déplacé la moitié du pays.
Le nord-ouest de la Syrie, la province d’Idlib en particulier, est le dernier bastion de la Syrie tenu par les rebelles. Il abrite des millions de Syriens déplacés à l’intérieur du pays qui ont fui les zones précédemment tenues par les rebelles, assiégées et bombardées par le régime Assad et son allié russe. Ils n’ont nulle part où aller et peu de ressources. Nombre d’entre eux ont déjà été déplacés à plusieurs reprises et vivent dans des conditions précaires. Le régime d’Assad et son allié russe sont connus pour avoir bombardé des hôpitaux et des centres de soins dans le nord-ouest tenu par les rebelles, y compris plus de 50 centres de soins dans la seule province d’Idlib.
Alep, la plus grande ville de Syrie et autrefois capitale industrielle du pays, a connu plus d’une décennie de destruction depuis que les rebelles se sont emparés de la partie orientale de la ville en 2012, peu après le début de la révolution. Le régime Assad et la Russie ont répondu au contrôle des rebelles en bombardant l’est d’Alep et en détruisant une grande partie de la ville, jusqu’à la victoire finale du régime en décembre 2016, obtenue grâce à un siège et à des bombardements. Très peu de la partie orientale de la ville, ou d’autres zones détruites par le régime, ont été reconstruites depuis lors – et même avant 2011, de nombreux bâtiments ont été construits contre les réglementations.
La victoire du régime en 2016 a marqué un tournant, le régime reprenant l’une après l’autre les zones tenues par les rebelles, jusqu’à ce que, fin 2018 et début 2019, seules la province d’Idlib et les villes du nord de la province d’Alep restent sous le contrôle des rebelles (à l’exclusion de larges parties du nord-est de la Syrie sous le contrôle des forces dirigées par les Kurdes soutenues par les États-Unis). Le tremblement de terre a gravement touché Alep, ville reprise par le régime, tout comme les villes tenues par les rebelles à proximité de la ville d’Alep, qui ont toutes accueilli des Syriens déplacés à l’intérieur du pays, fuyant la guerre et les bombardements au cours des douze dernières années, et dont les infrastructures ont été considérablement affaiblies par la guerre, en particulier par la campagne de bombardements incessante d’Assad et de la Russie.
Ces lignes de fracture créées par la contre-révolution et la guerre rendent difficile, voire impossible, l’acheminement de l’aide et des secours vers les régions les plus touchées de la Syrie. Les zones tenues par les rebelles sont complètement séparées des zones tenues par le régime, ces dernières étant tributaires de l’aide provenant de Damas. Les zones tenues par les rebelles ne peuvent accéder à l’aide que par la Turquie. Le 9 février, trois jours après le tremblement de terre, le premier convoi d’aide de l’ONU est finalement entré dans la zone syrienne tenue par les rebelles, avec six camions de provisions.
Jusqu’au lundi 13 février, les Nations unies n’ont autorisé l’aide internationale à entrer que par un seul poste frontière, celui d’Al-Bab. Pendant les trois premiers jours suivant le tremblement de terre, les Nations unies ont affirmé que la route était bloquée et que seuls les corps des personnes décédées entraient en Syrie depuis la Turquie. Le lundi 13 février, le régime Assad a accepté l’ouverture de deux autres points de passage de la Turquie vers la Syrie. Le contrôle des postes-frontières est entre les mains des forces contre-révolutionnaires depuis de nombreuses années : l’ONU avait auparavant autorisé plusieurs postes-frontières entre la Turquie et la Syrie, mais au fil des ans, les vétos russes les ont tous supprimés à l’exception de celui d’Al-Bab.
À l’intérieur des territoires tenus par les rebelles, les Casques blancs, le groupe local de défense civile, initialement créé pour sauver les Syriens des bombardements d’Assad et de la Russie dans les zones tenues par les rebelles, ont été la principale force à travailler pour sauver les gens de sous les décombres dans des centaines de sites tenus par les rebelles à travers le nord-ouest de la Syrie. Mais les Casques blancs comptent moins de 3.000 membres, soutenus par quelques autres groupes de volontaires plus petits. Ils ne peuvent pas non plus se rendre dans les zones contrôlées par le régime pour aider ceux qui ont désespérément besoin d’aide dans ces régions.
Le 9 février, les États-Unis ont temporairement assoupli les éléments de leurs sanctions contre le régime Assad susceptibles d’entraver l’acheminement de l’aide. Les sanctions imposées au régime excluaient officiellement la fourniture d’aide humanitaire, mais il restait difficile pour l’aide d’atteindre les zones tenues par le régime en raison du blocage du carburant ou du blocage des transferts par les banques, y compris par les Syriens à l’extérieur du pays qui tentaient d’envoyer de l’argent à leurs familles. Cependant, les sanctions n’ont guère été la cause du niveau de souffrance dans le pays, qui doit être clairement compris comme le résultat de douze années de contre-révolution d’Assad et des interventions impérialistes de la Russie, de l’Iran et d’autres pays.
Les alliés d’Assad, la Russie et l’Iran, ont également fourni des secours pour le tremblement de terre par l’intermédiaire de Damas, en plus d’une douzaine d’autres pays, dont les Émirats arabes unis et l’Égypte. En réalité, Assad utilise déjà le tremblement de terre pour pousser à la normalisation avec les pays de la région et du monde, tentant de mettre fin à l’isolement de son régime depuis une décennie.
Dans une démonstration de la « magnanimité » du régime, au lieu de fournir de l’aide aux zones tenues par les rebelles, Assad a bombardé la ville de Marea, au nord d’Alep, moins de deux heures après le tremblement de terre du 6 février, alors que les habitants se consacraient aux opérations de sauvetage. Les Casques blancs ont publié une lettre demandant l’assurance qu’il n’y aurait pas de bombardements. Ils connaissent bien cette tactique du régime, qui a bombardé à plusieurs reprises des hôpitaux et commis d’autres crimes de guerre au cours des douze dernières années.
Il est clair qu’on ne peut pas faire confiance au régime Assad pour fournir de l’aide à toutes les régions de la Syrie, même s’il insiste sur le fait que ce n’est pas le cas. Au-delà des bombardements de Marea, il a l’habitude de diriger l’aide vers les zones loyales au régime et de l’empêcher d’atteindre les zones tenues par les rebelles, ainsi que de siphonner et de détourner l’argent de l’aide, y compris celui qui vient de l’ONU. Mais même l’ONU a l’habitude de se ranger du côté du régime, de passer des contrats avec des entreprises liées à Assad et de se conformer à ses exigences en ce qui concerne le traitement des zones tenues par le régime et non par les rebelles.
Beaucoup pourraient dire que le tremblement de terre, en détruisant les zones encore sous le contrôle des rebelles, comme Idlib et des parties de la région d’Alep, a réalisé ce que le régime Assad n’avait pas encore réussi à faire dans ses tentatives de destruction des zones tenues par les rebelles, pour étouffer le dernier souffle de la révolution de 2011. Le magazine satirique français Charlie Hebdo semble partager ce sentiment génocidaire, puisqu’il a publié une caricature représentant le tremblement de terre en Turquie agrémentée du message « Maintenant, nous n’avons plus besoin d’envoyer des chars ». Alimentée ostensiblement par le sentiment de guerre contre le terrorisme, cette déclaration raciste implique que la région où vivent 20 millions de personnes est jetable et mérite la mort – ce que seuls les contre-révolutionnaires et les fascistes pourraient accepter. Les Syriens de Turquie ont également été confrontés au racisme et à la discrimination, notamment au lendemain du tremblement de terre – des rapports font état de Syriens menacés et contraints de quitter des camps de fortune.
Il est difficile de comprendre la douleur, l’angoisse et la souffrance de ces derniers jours, ainsi que la sombre réalité qui nous attend dans les années, voire les décennies à venir. Les millions de personnes touchées par le tremblement de terre vivaient déjà dans l’ombre de l’autoritarisme d’Erdoğan. Nombre d’entre eux étaient des réfugiés ou des personnes déplacées à l’intérieur du pays, qui ont connu des défaites, des pertes et des horreurs inimaginables au cours de la dernière décennie, depuis le début des révolutions de 2011 pleines d’espoir. Les régimes autoritaires, y compris ceux d’Assad et d’Erdoğan, ont persévéré et continué à se renforcer alors que la grande majorité de la population subit une atrocité après l’autre.
Nous pouvons garder un peu d’espoir dans le fait qu’à travers chaque horreur, les gens continuent de défier les régimes d’Assad et d’Erdoğan. Même dans les régions dites loyalistes de Syrie et de Turquie, la colère et la frustration grandissent. Même à la suite d’une catastrophe aussi peu naturelle, la résistance et le soulèvement remontent à la surface.
Shireen Akram-Boshar est membre du collectif étatsunien Tempest.
Cet article a été publié par la revue en ligne Tempest, le 15 février 2023 : https://www.tempestmag.org/2023/02/the-earthquake-in-turkiye-and-syria/
(Traduit de l’anglais par JM).
Chronologie de la Syrie années 2020
Lundi 6 février, un tremblement de terre d’une magnitude de 7,8 a frappé le sud de la Turquie et le nord-ouest de la Syrie aux premières heures de la matinée. Il a été suivi d’un autre de magnitude 7,5 quelques heures plus tard, ainsi que de plus d’une centaine de répliques dans les jours qui ont suivi. Il s’agit du tremblement de terre le plus meurtrier et le plus puissant à frapper la Turquie depuis 1939, et la Syrie depuis plus de 800 ans, et le nombre de victimes ne devrait que s’alourdir. Il a déjà dépassé les 40 000 morts, un bilan dévastateur et inimaginable (1). Des quartiers entiers et des centres urbains ont été rasés, réduits à des fils électriques dénudés et à des décombres. Des millions de personnes – celles qui ont eu la chance de ne pas être ensevelies sous les décombres – se sont retrouvées sans logement, vivant dans des voitures, des tentes et des parcs, tout en subissant les rigueurs de l’hiver.
Du côté turc, le tremblement de terre a touché dix provinces, où vivent plus de 13 millions de personnes. L’épicentre du premier tremblement de terre se trouvait à Gaziantep, à seulement une cinquantaine de kilomètres de la frontière avec la Syrie ; l’épicentre du tremblement de terre qui a suivi se trouvait à Kahramanmaras, à environ une centaine de kilomètres au nord du premier tremblement de terre. Il s’agit de petites villes qui ont pris de l’ampleur au cours des 20 dernières années de gouvernement AKP, devenant des centres de soutien pour le parti au pouvoir. Le sud de la Turquie a accueilli des millions de réfugiés syriens qui ont fui les douze dernières années de contre-révolution et de guerre en Syrie. Gaziantep, l’épicentre du premier tremblement de terre, compte deux millions d’habitants, dont 20 % de réfugiés syriens. De nombreux quartiers comptent jusqu’à 90 % de Syriens. Une source a rapporté qu’un quart des morts à Hatay étaient des Syriens.
Une catastrophe pas seulement naturelle
Comme nous l’ont appris de nombreuses catastrophes au cours des vingt dernières années, aucune catastrophe naturelle n’est épargnée par la politique, le capitalisme et le racisme. Il en va de même pour le tremblement de terre en Turquie et en Syrie : il s’agit d’un tremblement de terre politique profondément affecté par les lignes de faille de la contre-révolution, de l’autoritarisme, du racisme et du capitalisme.
En Turquie, les secours d’urgence ont été criminellement inadéquats. Le gouvernement, qui a pris en charge les opérations de secours et déclaré l’état d’urgence dans les dix provinces touchées, a été lent à agir et à fournir un soutien et des ressources aux villes les plus proches de la frontière syrienne. La ville d’Antakya en Turquie, par exemple, située juste à l’est de la ville syrienne d’Alep et au nord-est de la ville syrienne d’Idlib, n’a commencé à recevoir des secours qu’après plus d’une journée. D’autres villes et villages turcs n’ont pas reçu d’aide avant plus de deux jours. Les équipes de secours disent qu’elles ont dû choisir où concentrer leurs efforts.
Depuis le dernier grand tremblement de terre de 1999, lorsque le gouvernement turc a mis en place des normes de construction et des codes de construction plus stricts, de nouveaux bâtiments ont été construits sans respecter ces codes, malgré le fait que le gouvernement et les entreprises de construction – souvent étroitement liées au gouvernement – savaient qu’un autre tremblement de terre majeur était probable. En 2018, il a été établi que 50 % des bâtiments en Turquie, soit près de 13 millions de bâtiments, ont été construits en violation de ces codes. En 2022, l’Union des ingénieurs et des architectes de Turquie a publié une déclaration selon laquelle le pays n’avait pas préparé ses infrastructures à un nouveau tremblement de terre majeur.
Pendant les deux jours qui ont suivi le tremblement de terre, la bourse de Turquie était en chute libre, à l’exception des actions des compagnies de ciment. Les investisseurs ont acheté des actions, prévoyant des reconstructions lucratives, ce qui a provoqué la frustration et la colère de ceux qui estiment qu’après le tremblement de terre la bourse aurait dû être fermée. Depuis, elle a été fermée temporairement, mais la flambée des actions des cimenteries laisse présager un processus de reconstruction qui privilégie le profit au détriment des besoins.
Confronté à des critiques sur la réponse du gouvernement au tremblement de terre, le président turc Erdoğan a réagi en fermant Twitter le mercredi 8 février, et en détenant et bloquant les journalistes non affiliés aux médias d’État, par crainte de voir son image ternie, affirmant qu’il agissait ainsi pour freiner la propagation de la « désinformation ». Il a ainsi empêché les gens de fournir des informations sur les situations d’urgence et de localiser leurs proches. Le même jour, Erdoğan s’est rendu dans les zones touchées par le tremblement de terre et a promis que de nouveaux logements seraient construits en l’espace d’un an, ce qui, selon les experts, est très peu probable. « Nos concitoyens ne doivent pas s’inquiéter », a-t-il déclaré. Il s’agit peut-être d’un avertissement inquiétant sur la façon dont les réfugiés syriens et les autres non-citoyens seront exclus des efforts de reconstruction et d’aide.
La déclaration d’un état d’urgence de trois mois peut également permettre un contrôle plus autoritaire – Erdoğan a déclaré l’état d’urgence pour la dernière fois après une tentative de coup d’État contre lui en 2016, à laquelle il a répondu par de nombreuses mesures autoritaires. L’état d’urgence permet à Erdoğan de gouverner par décret, en contournant le parlement, et de passer outre les autorités régionales dirigées par l’opposition. Mais dans le sud de la Turquie, des régions historiquement connues pour leur soutien à Erdoğan et à son parti, l’AKP, la colère et la frustration ne cessent de croître. Le ministre turc des infrastructures, en visite dans une ville sinistrée, a été accueilli par des slogans de manifestants locaux. Le tremblement de terre pourrait s’avérer un obstacle à la réélection d’Erdoğan au printemps, lorsqu’il cherchera à prolonger son règne de vingt ans.
Les lignes de faille de la contre-révolution
En Syrie, les lignes de faille du tremblement de terre sont encore plus marquées en raison de plus d’une décennie de guerre contre-révolutionnaire. Le pays est effectivement divisé : une grande partie a été reprise par le régime, mais les rebelles conservent le contrôle de certaines parties du nord-ouest et les groupes kurdes contrôlent le nord-est. Les régions les plus durement touchées par le tremblement de terre se trouvent dans le nord-ouest : la province d’Idlib, tenue par les rebelles, la province d’Alep divisée entre les zones tenues par le régime et les zones tenues par les rebelles, et les provinces de Lattaquié, Tartous et Hama, tenues par le régime.
La révolution syrienne, qui a débuté en 2011 dans le cadre des révolutions du « printemps arabe », s’est heurtée à la contre-révolution la plus brutale de la région. Cette contre-révolution a marqué la région de la Syrie touchée par le tremblement de terre. Pour gagner sa guerre contre-révolutionnaire, le régime Assad a tué plus de 500 000 Syriens et déplacé la moitié du pays.
Le nord-ouest de la Syrie, la province d’Idlib en particulier, est le dernier bastion de la Syrie tenu par les rebelles. Il abrite des millions de Syriens déplacés à l’intérieur du pays qui ont fui les zones précédemment tenues par les rebelles, assiégées et bombardées par le régime Assad et son allié russe. Ils n’ont nulle part où aller et peu de ressources. Nombre d’entre eux ont déjà été déplacés à plusieurs reprises et vivent dans des conditions précaires. Le régime d’Assad et son allié russe sont connus pour avoir bombardé des hôpitaux et des centres de soins dans le nord-ouest tenu par les rebelles, y compris plus de 50 centres de soins dans la seule province d’Idlib.
Alep, la plus grande ville de Syrie et autrefois capitale industrielle du pays, a connu plus d’une décennie de destruction depuis que les rebelles se sont emparés de la partie orientale de la ville en 2012, peu après le début de la révolution. Le régime Assad et la Russie ont répondu au contrôle des rebelles en bombardant l’est d’Alep et en détruisant une grande partie de la ville, jusqu’à la victoire finale du régime en décembre 2016, obtenue grâce à un siège et à des bombardements. Très peu de la partie orientale de la ville, ou d’autres zones détruites par le régime, ont été reconstruites depuis lors – et même avant 2011, de nombreux bâtiments ont été construits contre les réglementations.
La victoire du régime en 2016 a marqué un tournant, le régime reprenant l’une après l’autre les zones tenues par les rebelles, jusqu’à ce que, fin 2018 et début 2019, seules la province d’Idlib et les villes du nord de la province d’Alep restent sous le contrôle des rebelles (à l’exclusion de larges parties du nord-est de la Syrie sous le contrôle des forces dirigées par les Kurdes soutenues par les États-Unis). Le tremblement de terre a gravement touché Alep, ville reprise par le régime, tout comme les villes tenues par les rebelles à proximité de la ville d’Alep, qui ont toutes accueilli des Syriens déplacés à l’intérieur du pays, fuyant la guerre et les bombardements au cours des douze dernières années, et dont les infrastructures ont été considérablement affaiblies par la guerre, en particulier par la campagne de bombardements incessante d’Assad et de la Russie.
Ces lignes de fracture créées par la contre-révolution et la guerre rendent difficile, voire impossible, l’acheminement de l’aide et des secours vers les régions les plus touchées de la Syrie. Les zones tenues par les rebelles sont complètement séparées des zones tenues par le régime, ces dernières étant tributaires de l’aide provenant de Damas. Les zones tenues par les rebelles ne peuvent accéder à l’aide que par la Turquie. Le 9 février, trois jours après le tremblement de terre, le premier convoi d’aide de l’ONU est finalement entré dans la zone syrienne tenue par les rebelles, avec six camions de provisions.
Jusqu’au lundi 13 février, les Nations unies n’ont autorisé l’aide internationale à entrer que par un seul poste frontière, celui d’Al-Bab. Pendant les trois premiers jours suivant le tremblement de terre, les Nations unies ont affirmé que la route était bloquée et que seuls les corps des personnes décédées entraient en Syrie depuis la Turquie. Le lundi 13 février, le régime Assad a accepté l’ouverture de deux autres points de passage de la Turquie vers la Syrie. Le contrôle des postes-frontières est entre les mains des forces contre-révolutionnaires depuis de nombreuses années : l’ONU avait auparavant autorisé plusieurs postes-frontières entre la Turquie et la Syrie, mais au fil des ans, les vétos russes les ont tous supprimés à l’exception de celui d’Al-Bab.
À l’intérieur des territoires tenus par les rebelles, les Casques blancs, le groupe local de défense civile, initialement créé pour sauver les Syriens des bombardements d’Assad et de la Russie dans les zones tenues par les rebelles, ont été la principale force à travailler pour sauver les gens de sous les décombres dans des centaines de sites tenus par les rebelles à travers le nord-ouest de la Syrie. Mais les Casques blancs comptent moins de 3.000 membres, soutenus par quelques autres groupes de volontaires plus petits. Ils ne peuvent pas non plus se rendre dans les zones contrôlées par le régime pour aider ceux qui ont désespérément besoin d’aide dans ces régions.
Le 9 février, les États-Unis ont temporairement assoupli les éléments de leurs sanctions contre le régime Assad susceptibles d’entraver l’acheminement de l’aide. Les sanctions imposées au régime excluaient officiellement la fourniture d’aide humanitaire, mais il restait difficile pour l’aide d’atteindre les zones tenues par le régime en raison du blocage du carburant ou du blocage des transferts par les banques, y compris par les Syriens à l’extérieur du pays qui tentaient d’envoyer de l’argent à leurs familles. Cependant, les sanctions n’ont guère été la cause du niveau de souffrance dans le pays, qui doit être clairement compris comme le résultat de douze années de contre-révolution d’Assad et des interventions impérialistes de la Russie, de l’Iran et d’autres pays.
Les alliés d’Assad, la Russie et l’Iran, ont également fourni des secours pour le tremblement de terre par l’intermédiaire de Damas, en plus d’une douzaine d’autres pays, dont les Émirats arabes unis et l’Égypte. En réalité, Assad utilise déjà le tremblement de terre pour pousser à la normalisation avec les pays de la région et du monde, tentant de mettre fin à l’isolement de son régime depuis une décennie.
Dans une démonstration de la « magnanimité » du régime, au lieu de fournir de l’aide aux zones tenues par les rebelles, Assad a bombardé la ville de Marea, au nord d’Alep, moins de deux heures après le tremblement de terre du 6 février, alors que les habitants se consacraient aux opérations de sauvetage. Les Casques blancs ont publié une lettre demandant l’assurance qu’il n’y aurait pas de bombardements. Ils connaissent bien cette tactique du régime, qui a bombardé à plusieurs reprises des hôpitaux et commis d’autres crimes de guerre au cours des douze dernières années.
Il est clair qu’on ne peut pas faire confiance au régime Assad pour fournir de l’aide à toutes les régions de la Syrie, même s’il insiste sur le fait que ce n’est pas le cas. Au-delà des bombardements de Marea, il a l’habitude de diriger l’aide vers les zones loyales au régime et de l’empêcher d’atteindre les zones tenues par les rebelles, ainsi que de siphonner et de détourner l’argent de l’aide, y compris celui qui vient de l’ONU. Mais même l’ONU a l’habitude de se ranger du côté du régime, de passer des contrats avec des entreprises liées à Assad et de se conformer à ses exigences en ce qui concerne le traitement des zones tenues par le régime et non par les rebelles.
Horreur, espoir et défiance
Beaucoup pourraient dire que le tremblement de terre, en détruisant les zones encore sous le contrôle des rebelles, comme Idlib et des parties de la région d’Alep, a réalisé ce que le régime Assad n’avait pas encore réussi à faire dans ses tentatives de destruction des zones tenues par les rebelles, pour étouffer le dernier souffle de la révolution de 2011. Le magazine satirique français Charlie Hebdo semble partager ce sentiment génocidaire, puisqu’il a publié une caricature représentant le tremblement de terre en Turquie agrémentée du message « Maintenant, nous n’avons plus besoin d’envoyer des chars ». Alimentée ostensiblement par le sentiment de guerre contre le terrorisme, cette déclaration raciste implique que la région où vivent 20 millions de personnes est jetable et mérite la mort – ce que seuls les contre-révolutionnaires et les fascistes pourraient accepter. Les Syriens de Turquie ont également été confrontés au racisme et à la discrimination, notamment au lendemain du tremblement de terre – des rapports font état de Syriens menacés et contraints de quitter des camps de fortune.
Il est difficile de comprendre la douleur, l’angoisse et la souffrance de ces derniers jours, ainsi que la sombre réalité qui nous attend dans les années, voire les décennies à venir. Les millions de personnes touchées par le tremblement de terre vivaient déjà dans l’ombre de l’autoritarisme d’Erdoğan. Nombre d’entre eux étaient des réfugiés ou des personnes déplacées à l’intérieur du pays, qui ont connu des défaites, des pertes et des horreurs inimaginables au cours de la dernière décennie, depuis le début des révolutions de 2011 pleines d’espoir. Les régimes autoritaires, y compris ceux d’Assad et d’Erdoğan, ont persévéré et continué à se renforcer alors que la grande majorité de la population subit une atrocité après l’autre.
Nous pouvons garder un peu d’espoir dans le fait qu’à travers chaque horreur, les gens continuent de défier les régimes d’Assad et d’Erdoğan. Même dans les régions dites loyalistes de Syrie et de Turquie, la colère et la frustration grandissent. Même à la suite d’une catastrophe aussi peu naturelle, la résistance et le soulèvement remontent à la surface.
Shireen Akram-Boshar est membre du collectif étatsunien Tempest.
Cet article a été publié par la revue en ligne Tempest, le 15 février 2023 : https://www.tempestmag.org/2023/02/the-earthquake-in-turkiye-and-syria/
(Traduit de l’anglais par JM).
notes
1. Depuis l’écriture de cet article, le nombre de victimes recensées n’a cessé de croitre. Selon Reuters du 7 mars 2023, il y a eu au moins 52 000 morts, plus de 118 000 blessés, 2 400 000 personnes déplacées et au moins 200 000 bâtiments détruits.