Sortir de l'impasse stratégique

par Spectre
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L'heure est à la lutte de masse pour la défense des droits reproductifs
Nous sommes à un tournant dans la lutte pour la défense du droit à l'avortement. La fuite du projet de décision de la Cour suprême menace de casser l'arrêt Roe v. Wade (1). Lorsque cette décision sera promulguée - si elle l'est - près de la moitié des États américains s'apprêtent à criminaliser l'avortement. Cette décision est une attaque contre bien plus que le droit à l'avortement ; sa logique ouvre la porte à des attaques contre la contraception, le mariage gay, les droits des transgenres et bien d'autres réformes conquises par les personnes opprimées dans notre société.

Comment la gauche socialiste, les organisations de droits reproductifs et les syndicats peuvent-ils empêcher cette décision d'être appliquée ? Et qu'allons-nous faire pour la renverser si elle est adoptée ? La dure vérité est que la stratégie juridique et électorale des organisations traditionnelles de défense des droits reproductifs n'a pas réussi à arrêter cet assaut, et encore moins à étendre les droits reproductifs. Nous avons besoin d'une nouvelle stratégie, une stratégie axée sur le pouvoir des travailleurs et des opprimés de perturber le business as usual (la routine) par le biais d'actions directes de masse : sit-in, walk-out et grèves. Ce type de militantisme a permis d'obtenir le droit à l'avortement aux États-Unis il y a cinquante ans, et au Chili, en Argentine et en Irlande ces dernières années.

Malheureusement, les dirigeants des forces dominantes reprennent la vieille stratégie qui a échoué, en concentrant toute leur énergie sur le vote pour les Démocrates lors des élections de mi-mandat. La tâche de construire une résistance efficace incombe à la gauche radicale, aux Socialistes Démocrates d'Amérique (DSA), aux groupes de défense des cliniques, aux activistes de la justice reproductive, et aux forces dissidentes au sein des organisations et syndicats établis.

Pour tracer une autre voie, nous devons d'abord comprendre pourquoi nous sommes arrivés à ce moment de crise. Nous devons expliquer comment un tribunal non élu et de droite peut même envisager de criminaliser l'avortement, alors qu'une majorité du pays, y compris dans les États dirigés par les Républicains, dits rouges, soutient massivement l'arrêt Roe v. Wade. Deux facteurs sont essentiels : la détermination implacable de l'extrême droite à gagner et le repli défensif des principales organisations de défense des droits reproductifs.

L'extrême droite s'est concentrée sur la criminalisation de l'avortement. Ils ont construit des organisations sérieuses avec une minorité militante qui a organisé un véritable mouvement et l'a canalisé vers le Parti républicain. Ils ont transformé ce " Grand vieux parti » (GOP - le Parti républicain), historiquement le principal parti politique du capital, en un parti d'extrême droite des classes moyennes. Nos adversaires ont utilisé les valeurs familiales et la croisade anti-avortement comme une solution fausse, mais séduisante, à la crise de la reproduction sociale dans les classes moyennes et ouvrières, provoquée par le programme bipartisan du néolibéralisme. Ils avancent la criminalisation des droits reproductifs et de toutes les formes de pratiques de genre non-binaires afin de restaurer la famille " traditionnelle » idéalisée (qui n'a jamais réellement existé) comme un " refuge dans un monde sans cœur ».

Le GOP s'est servi de ce message pour remporter des succès électoraux depuis les années 1980 et a redoublé d'efforts depuis la Grande Récession, Trump ayant conclu un pacte misogyne avec les fanatiques de l'avortement. Une fois au pouvoir, les Républicains ont mis en œuvre des mesures anti-avortement de plus en plus agressives au niveau des États, ont proposé des projets de loi similaires au Congrès et ont rempli les tribunaux, y compris la Cour suprême, de juges anti-avortement. Leur stratégie a fonctionné, malgré l'absence de base populaire du parti, grâce au découpage systématique des circonscriptions électorales, aux restrictions du droit de vote et à la désillusion populaire massive face à l'incapacité du Parti démocrate à résoudre la crise sociale.

La guerre de l'extrême droite contre les femmes, les LGBTQ+ et les groupes racialement opprimés est principalement menée par des propriétaires de petites entreprises et des cadres subalternes qui s'appauvrissent, ainsi que par une minorité de travailleurs blancs plus âgés. La classe dirigeante capitaliste a adopté une position ambivalente sur l'avortement, permettant à la droite de la classe moyenne d'avoir une plus grande influence politique. D'une part, les capitalistes soutiennent l'accès légal à l'avortement et à la contraception afin que de plus en plus de femmes soient disponibles pour être exploitées comme main-d'œuvre salariée. D'autre part, l'agenda néolibéral du capital embrasse la défense de la famille " traditionnelle » afin d'appliquer la reproduction sociale privatisée en confiant aux ménages - et aux femmes en particulier - la responsabilité de tous les travaux nécessaires à la vie. Ce programme a conduit au moins certaines sections du capital à soutenir la criminalisation de l'avortement.

En réponse à l'assaut de l'extrême droite, le principal mouvement pour les droits reproductifs a suivi une stratégie axée sur les luttes juridiques défensives et l'élection de Démocrates. Cette stratégie a échoué de manière désastreuse. Les tribunaux étant remplis de juges d'extrême droite, les affaires juridiques ont donné lieu à peu de nouvelles avancées, ont perdu du terrain à mesure que les tribunaux imposaient des limites de plus en plus strictes à l'avortement, et sont maintenant arrivées à une défaite totale avec l'annulation imminente de Roe v. Wade.

Le soutien électoral de l'organisation principale aux Démocrates a donné les mêmes résultats catastrophiques. Les Démocrates ont incorporé leurs dirigeants comme ils l'ont fait pour les dirigeants d'autres mouvements sociaux issus des années 1960 et 1970, promettant une défense de Roe v. Wade comme statu quo en échange du soutien au parti et à ses candidats. Dans ce processus qu'Ol·fẹ́mi O. Táíwò appelle la " capture de l'élite », la politique principielle a été transformée d'un défi radical à toutes les formes d'exploitation et d'oppression en une politique de groupes d'intérêts compétitifs dédiée à la diversité, à l'inclusion et à l'équité dans l'élite dirigeante. Pendant ce temps, les Démocrates ont mis en œuvre l'austérité sociale, pilonnant la classe ouvrière en général et les groupes opprimés en particulier.

Avec le déclin des mouvements sociaux et de classe dans les années 1980 et l'intégration de leurs dirigeants, les Démocrates ont considéré leur soutien comme acquis et ont capitulé devant la droite. Les Démocrates ont accepté de limiter de plus en plus le droit à l'avortement, à commencer par l'amendement Hyde de 1976 qui interdit le financement fédéral de l'avortement. Bill et Hillary Clinton ont consolidé la capitulation des Démocrates en déclarant que l'avortement devait être " sûr, légal et rare » - le contraire de l'appel radical des années 1970 en faveur d'un " avortement gratuit sur demande ».

Même lorsqu'ils étaient aux commandes des deux chambres du Congrès, Clinton, Obama et Biden ont tous refusé de faire du droit à l'avortement la loi du pays, ont fait concession sur concession à la droite anti-avortement et ont supervisé l'érosion dramatique du droit à l'avortement. En conséquence, l'extrême droite a pu passer à l'offensive, chassant les prestataires de services d'avortement de la plupart des comtés des États-Unis et assiégeant ceux qui restaient. Ses représentants du GOP dans les gouvernements des États ont imposé des limites de plus en plus grandes au droit à l'avortement et ont préparé des lois d'exception pour le rendre illégal une fois l'arrêt Roe v. Wade annulé.

La stratégie des organisations traditionnelles de défense des droits reproductifs a affaibli le mouvement et désorienté ses cadres. Ses organisations se sont " ONG-isées », devenant dominées par des professionnels, des avocats et des consultants de campagne. En l'absence de militant∙es de la base, les groupes de droits reproductifs ont accepté les compromis des Démocrates dans une tentative désespérée de préserver ce qui restait de Roe v. Wade. La résistance étant démobilisée, la droite s'est enhardie et se tient prête à interdire l'avortement dans la moitié des États du pays.

Pire encore, les organisations dominantes se sont opposées aux nouvelles forces ayant des stratégies plus militantes. NOW (2), NARAL (3) et Planned Parenthood (4) se sont toutes opposées aux mobilisations en défense des cliniques - une arène clé pour la construction d'une résistance militante - et ont activement fait campagne pour empêcher de telles actions de se produire. Elles refusent de défendre un programme plus radical qui gagnerait le soutien de la classe ouvrière et des femmes de couleur - un programme de justice reproductive et de soins de santé universels.

Les organisations traditionnelles et leurs dirigeants ne montrent aucun signe permettant de tirer la conclusion évidente que leur stratégie a échoué. Si des organisations comme Planned Parenthood ont organisé des manifestations locales, elles n'ont pas appelé à une marche nationale sur la Cour suprême, à la défense militante des cliniques ou à la défiance envers les lois criminalisant l'avortement. Elles se concentrent plutôt sur les élections de cet automne, dans l'espoir irréaliste que les Démocrates remporteront les élections de mi-mandat et adopteront une législation nationale faisant du droit à l'avortement la loi du pays.

Les Démocrates vont tirer le meilleur parti de cette menace pour le droit à l'avortement. En effet, la fuite du projet de décision a été un cadeau du ciel pour Biden et compagnie, qui étaient autrement voués à une défaite désastreuse lors des élections de mi-mandat - en grande partie à cause de leur incapacité à tenir leurs promesses déjà insuffisantes. Si la défense de l'arrêt Roe v. Wade donne aux Démocrates un argument de poids pour les élections de mi-mandat, le parti ne peut pas empêcher la décision de la Cour suprême et il est peu probable qu'il remporte les élections d'automne. Et même s'il le faisait, il n'est pas du tout certain qu'il tiendrait sa promesse de faire de Roe v. Wade la loi du pays. En d'autres termes, depuis les années 1970 ce parti a prouvé qu'il n'était pas disposé à faire quoi que ce soit pour défendre (et encore moins pour faire progresser) les droits reproductifs, en particulier leur gratuité financée par le gouvernement fédéral.

Le moment est venu d'adopter une nouvelle stratégie militante. La majorité des personnes aux États-Unis ne veulent pas que Roe v. Wade soit annulé et sont choquées et indignées par le projet de décision. Cette colère peut servir de base à la construction d'un mouvement. Parmi les premières étapes, il faudrait organiser des réunions locales d'urgence pour rassembler les forces en vue d'une nouvelle stratégie d'action directe de masse pour faire avancer un programme radical de justice reproductive. C'est ce type d'organisation qui a permis de construire les luttes qui ont permis de gagner le droit à l'avortement aux États-Unis dans le passé, et en Argentine, au Chili et en Irlande aujourd'hui.

Alors que les anciennes organisations de droits reproductifs sont dans l'impasse, de nouvelles forces se sont manifestées pour organiser la résistance. Il s'agit notamment d'organisations militantes comme New York City for Abortion Rights, Chicago for Abortion Rights, National Women's Liberation, de forces de la gauche socialiste et de syndicats de gauche comme Chicago Teachers Union (Syndicat des enseignants de Chicago), qui a publié une déclaration pour défendre le droit à l'avortement. DSA, la plus grande organisation socialiste des États-Unis depuis les années 1940, pourrait jouer un rôle énorme dans ce processus. Cependant, son " accent stratégique » national sur la politique électorale a jusqu'à présent mis de côté l'organisation de la lutte de classe et sociale, laissant les sections locales et les groupes de travail agir seuls, sans coordination ni direction.

Ce que font aujourd'hui toutes ces forces de la gauche radicale est important. Aucune organisation n'est en mesure de prendre la tête d'une marche nationale sur la Cour suprême, mais les conditions sont réunies pour rassembler des organisations au niveau local et, dans certains cas, au niveau de l'État, qui s'engagent à construire un nouveau mouvement basé sur une stratégie d'action indépendante et de masse. La cohérence de ces forces sera cruciale pour déterminer si un mouvement de masse militant peut défendre le droit à l'avortement et commencer la lutte pour une véritable justice reproductive - ou si la droite remportera une nouvelle victoire, faisant reculer l'un des rares acquis des luttes des années 1960 et 1970.

* Spectre est une revue marxiste dont l'objectif est de promouvoir l'analyse, la discussion et le débat au sein de la gauche révolutionnaire, tant aux États-Unis que dans le reste du monde, en mettant à profit les idées de la pensée radicale noire, des mouvements anticoloniaux, du féminisme socialiste et de la théorie queer pour nos politiques. Son comité éditorial est composé de Shireen Akram-Boshar, Amanda Armstrong-Price, Tithi Bhattacharya, Kade Doyle Griffiths, Dan Boscov-Ellen, Aaron Jaffe, Zachary Levenson, Holly Lewis, David McNally, Charles Post et Vanessa Wills.
Cet article a été publié par Spectre le 27 mai 2022 : https://spectrejournal.com/breaking-the-strategic-impasse/
(Traduit de l'anglais par JM).

notes

1. L'arrêt Roe v. Wade a été rendu par la Cour suprême des États-Unis le 22 janvier 1973. La Cour a statué, par sept voix contre deux, que le droit à la vie privée découlant du 14e amendement de la Constitution des États-Unis s'étend à la décision d'une femme de poursuivre ou non sa grossesse, mais que ce droit doit être mis en balance avec les intérêts de l'État dans la réglementation de l'avortement : protéger la santé des femmes et protéger le potentiel de la vie humaine. Après avoir promis en octobre 2016 de renverser l'arrêt, Donald Trump a nommé plusieurs juges conservateurs au cours de sa présidence.

2. NOW (National Organisation for Women - Organisation nationale pour les femmes) a été créé en 1977 et " a œuvré à l'élection de féministes plus intransigeantes à la Maison Blanche et au Congrès ».

3. NARAL Pro-Choice America a été fondé en 1968 en tant que Association nationale pour la révocation des lois relatives à l'avortement » (en anglais : National Association for the Repeal of Abortion Laws). C'est une ONG qui utilise les techniques de lobbying pour améliorer les lois relatives à l'avortement.

4. Planned Parenthood Federation of America (Planning famillial, auparavant American Birth Control League - Ligue de contrôle des naissances) a ses sources dans l'ouverture de la première clinique de planification familiale en 1916, rapidement fermée par la police lorsque ses créatrices, les sœurs Sanger ont été arrêtées. En 1921 Margaret Sanger crée la American Birth Control League (Ligue de contrôle des naissances), qui prendra en 1942 son nom actuel. Le Planned Parenthood est le plus grand fournisseur indépendant de services de santé reproductive, y compris l'avortement, aux États-Unis.