Abandonné et trahi

par Farooq Sulehria

Une fois de plus, la barbarie puritaine a débarqué à Kaboul. Une fois encore, la plus grande barbarie, l'impérialisme américain, a ouvert la voie à son partenaire junior, les talibans.

Cependant, au lieu d'examiner la chute ignominieuse de Kaboul, commençons par signaler la résistance dangereusement courageuse à l'occupation talibane.

Le premier acte de résistance, un jour après la chute de Kaboul, était minuscule mais massivement électrisant par son influence. Le 17 août, cinq jeunes femmes ont protesté devant le palais présidentiel, abandonné la veille par le président Ashraf Ghani. Dans la vidéo qui est immédiatement devenue virale, on peut les voir brandir des pancartes face aux talibans. Elles scandent : " Nous existons. Nous sommes la moitié de l'Afghanistan. Ne nous masquez pas. Ne nous nuisez pas. Soutenez-nous ». Armés de fusils, les talibans étaient grossiers et injurieux. Cependant, lorsque l'équipe des médias est arrivée sur les lieux, ils sont devenus nerveux.

Le lendemain, quelques dizaines de jeunes se sont rassemblés à Jalalabad, pour hisser le drapeau afghan au sommet d'un monument, alors que le drapeau comme l'hymne national ont été interdits par les talibans. Ces derniers ont répondu en tirant sur le rassemblement. Bilan : trois morts.

Troisième jour d'occupation, le 19 août qui est célébré comme Yum-e-Istaklal (journée nationale) pour marquer l'anniversaire de l'expulsion des Britanniques par les forces afghanes en 1919. Depuis, tous les gouvernements ont célébré cette journée, sauf les talibans (1997-2001). Ces derniers l'ont interdit. Tenant le drapeau afghan, symbole de la défiance envers les talibans depuis le 16 août, des milliers de jeunes ont afflué dans les rues du pays à l'occasion de la fête nationale. À Kaboul, un rassemblement de deux cents personnes comprenait des femmes. Crystal Bayat (24 ans), le drapeau afghan enroulé autour des épaules, a pris la tête du rassemblement. " Les talibans ont dit qu'il nous restait 20 jours et qu'ensuite ils s'occuperaient de nous. Je voulais donc profiter de ces 20 jours pour élever ma voix », a-t-elle déclaré plus tard dans un message vidéo au New York Times. Les talibans, qui ont l'habitude des médias, ont fait preuve d'une relative retenue à Kaboul. Mais dans les provinces, c'est une autre histoire. Ainsi, dans la ville d'Asadabad, seize jeunes ont été massacrés par les talibans le jour de la fête nationale.

" Les talibans n'ont-ils pas changé ? »

En bref : Non !

Les efforts mondiaux pour redorer le blason de ces fanatiques relèvent d'une stratégie à deux volets. Premièrement, les gouvernements occidentaux tentent de justifier, auprès de leurs publics nationaux, leur énorme trahison des Afghans. Deuxièmement, le maquillage appliqué sur les talibans pour les rendre présentables sur les écrans de télévision contribue à légitimer la trahison à venir, c'est-à-dire la reconnaissance du régime taliban. Les talibans sont assez rusés pour participer maintenant à ce reconditionnement afin d'obtenir une légitimité et recevoir l'aide occidentale.

Au-delà de cette politique-spectacle, la réalité est horrible. Les Afghans le savent. C'est pourquoi ils se pressent à l'aéroport de Kaboul où les talibans les humilient et les battent.

En fait, les talibans ont commis des crimes de guerre à l'approche de la prise de Kaboul. Par exemple, le 16 juin, 22 commandos afghans ont été massacrés à Dawlatabad après s'être rendus (les images disponibles). Un journaliste de l'agence Reuters, Danish Siddiquee (originaire d'Inde), a été traqué et assassiné après s'être réfugié dans une mosquée à Spin Boldik. Le bureau de l'ONU à Herat a été attaqué, et le gardien a été tué. De même, Sohail Pardis a été décapité simplement parce qu'il avait travaillé dans le passé comme interprète pour les troupes américaines. Ceci malgré la promesse des talibans que personne ne serait visé pour avoir travaillé comme interprète. Le 3 août, Human Rights Watch a dénoncé que les talibans commettent des crimes de guerre en exécutant sommairement des soldats détenus ainsi que des civils pour leurs liens supposés avec le gouvernement afghan.

Un militant afghan a résumé le débat sur le changement des talibans sur son Facebook : " Les talibans n'ont que des cornes [armes à feu], ils n'ont pas de tête [idées] » dit-il. " S'ils abandonnaient leurs cornes (leur barbarie), ils seraient dissous ».

En fait, ce ne sont pas les talibans mais les Afghans (et en particulier les femmes) qui ont changé sans que les talibans ne parviennent à le reconnaître.

Un autre groupe incapable de reconnaître le caractère immuable des talibans est la troupe d'autoproclamés " anti-impérialistes » qui ont découvert dans la chute de Kaboul… " la décolonisation » !

Il ne fait aucun doute que la vie était mauvaise sous l'occupation américaine. Les missions suicides des talibans ont encore aggravé la misère des villages afghans bombardés par les avions de guerre américains. Ces derniers ont fait en majorité des victimes civiles.

Cependant, sous les talibans, les choses iront de mal en pis. Une fois leur pouvoir consolidé, les talibans commenceront à déployer leurs cornes de plus en plus impitoyablement. Les ayotollahs parlent toujours avec douceur dans leurs discours inauguraux. L'impérialisme et le fondamentalisme islamique sont dans une belle symbiose (l'Arabie saoudite en est un des exemples). Ce n'est que lorsque les seconds désobéissent (Iran, Al-Qaïda) que les premiers les réprimandent.

Le véritable anti-impérialisme et le véritable décolonialisme consistent à sauver des vies afghanes, à construire une solidarité mondiale pour la résistance afghane, à aider les réfugiés à quitter le pays et, surtout, à ne pas abandonner l'Afghanistan une fois de plus.

* Farooq Sulehria enseigne à l'université nationale Beaconhouse, à Lahore, Pakistan. Il est l'auteur de Media Imperialism in India and Pakistan, London 2018, Routledge.
Cet article a été d'abord publié en suédois le 26 août 2021 par le journal Tidningen Global n° 338 : https://tidningenglobal.se/2021/08/26/afghanistan-overgivet-och-forratt/
(Traduit de l'anglais par JM).