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Un gant de fer sur une main d'argile

par Léon Crémieux

La classe dominante en France et en Europe a poussé un ouf de soulagement collectif à la fin du cycle électoral français. Alors que tout le système de représentation politique du pays apparaissait comme un champ de ruines au début du printemps 2017, la France ressort avec un président ultralibéral et adepte d'un État fort, disposant d'une majorité absolue à l'Assemblée nationale.

Le chemin semble ouvert pour stabiliser à nouveau l'édifice politique de domination de la bourgeoisie. Et on assiste à une réelle accélération des attaques sociales exigées par le Medef et à des remises en causes profondes des droits démocratiques. L'Assemblée va voter rapidement une loi permettant au gouvernement de procéder par ordonnances (des textes ayant valeur législative promulgués directement par le gouvernement sans passer par les débats et navettes parlementaires) pour, dès septembre, accentuer les modifications de la législation du travail. Parallèlement, doit être votée une nouvelle loi sécuritaire pérennisant l'état d'urgence avec un pouvoir exorbitant aux préfets et ministère de l'Intérieur qui n'auraient plus besoin de décision judiciaire pour lancer des procédures d'enquête, de mises sur écoute, d'interdictions de manifester, d'assignation à domicile et incarcération.

Derrière cette façade, plusieurs phénomènes sont à prendre en compte.

Synthèse et articles Inprecor

Tout d'abord, le discrédit profond des dirigeants politiques, discrédit qui a précipité la dislocation du Parti socialiste (PS) et la crise profonde des Républicains (LR), n'est pas effacé par l'élection de Macron. Ce discrédit s'est concrètement traduit par un niveau très élevé d'abstention lors du deuxième tour de l'élection présidentielle et lors des élections législatives. 12 millions d'abstentionnistes au 2e tour, 4 millions de bulletins blancs, 51,29 % d'abstention au premier tour des législatives, c'est un niveau jamais atteint sous la Ve République, 57,36 % pour le deuxième tour.

Ainsi, au 1er tour de la présidentielle, le nombre d'abstentions et de votes blancs a été de 11,5 millions, alors que le candidat Macron a obtenu 8,6 millions de voix soit 18,19 % des inscrits, 1,6 million de voix de moins que Hollande en 2012, près de 3 millions de moins de Sarkozy en 2007. De même, les candidats de LREM (La République En Marche, le sigle du mouvement lancé par Macron) et du MODEM ont obtenu 15,40 % de voix au 1er tour des législatives.

La crise de représentation, de légitimité des dirigeants politiques est toujours présente. L'effondrement du PS, la crise de LR ont rendu possible la victoire de Macron et de LREM, mais cela ne doit pas cacher le maintien de cette réalité.

Le mode de scrutin accentue deux phénomènes :

• D'abord le désintérêt croissant pour l'élection législative où l'absence de proportionnelle, le scrutin uninominal à deux tours font que l'on ne peut pas réellement voter pour élire des candidats de son choix ;

• Ce même type de scrutin donne une prime incroyable au parti relativement majoritaire : avec 13,44 % de voix des inscrits (28,21 % des exprimés), LREM obtient 53,37 % des sièges à l'Assemblée nationale. Face à cela, le Front national ne prend que 1,3 % des sièges à l'Assemblée, alors que Marine Le Pen était présente au 2e tour de la Présidentielle et avait rassemblé 16,14 % des voix au 1er tour.

Dès lors, au lendemain de ce processus électoral, le système institutionnel permet de résoudre artificiellement et temporairement la crise de domination politique, là où dans de nombreux autres pays européens on assisterait au maintien d'une situation chaotique.

Malgré un matraquage médiatique rarement vu qui encense le président et sa majorité, les faits sont têtus : il n'y a pas d'adhésion de la jeunesse et des classes populaires au nouveau couple présidentiel Macron-Philippe.

Cette réalité n'est nullement ignorée du côté du nouveau président. Au contraire, les leçons sont tirées de la législature précédente dans laquelle Hollande et Valls s'étaient heurtés à la fois à une forte mobilisation populaire, à un discrédit sans précédent et à l'incapacité de réaliser une majorité parlementaire sur des projets majeurs.

Macron compte mettre en œuvre rapidement une série de réformes ultralibérales qui risquent évidemment de rencontrer les mêmes obstacles.

Certes, il dispose d'une apparente stabilité très forte au niveau de l'Assemblée nationale : la majorité absolue est de 289 voix. Le groupe LREM est fort de 314 députés et ses alliés du MODEM de François Bayrou ont 47 députés. La crise consécutive à ces élections a aussi entrainé une dislocation chez LR qui produit un nouveau groupe, dit " Les constructifs », rassemblant les centristes de l'UDI et une partie des députés élus sous l'étiquette LR, soit 35 députés.

Mais cette photographie actuelle peut évoluer dans les mois à venir.

Dès lors, Macron va utiliser le système des ordonnances qui permet d'avoir un chèque en blanc de l'Assemblée nationale pour légiférer sur un nouveau démantèlement du code du travail.

Parallèlement, il compte aussi introduire des réformes institutionnelles qui accentuent le caractère présidentiel du régime. Dans ce sens, d'ailleurs, Macron a tenu à multiplier les symboles depuis son arrivée à l'Élysée, symboles jouant sur l'aspect monarchique et sur la fonction de chef des armées : remontée des Champs-Élysées dans un command-car au lendemain de son élection, réception de Poutine à Versailles. De même, prenant pour modèle le système présidentiel américain, il a convoqué les membres de l'Assemblée et du Sénat en Congrès pour un discours sur ses orientations générales, préfigurant un discours annuel sur " l'état de l'Union », comme le font les présidents américains.

Jouer sur ces symboles vise en partie à restaurer une image forte du Président, image écornée lourdement avec la présidence Hollande. Mais derrière l'image, il y a une réalité.

Emmanuel Macron veut accélérer un passage du pays vers l'ordolibéralisme, un système alliant une remise en cause encore plus profonde des fonctions redistributives de l'État, une accélération des attaques contre l'ensemble du système de protection sociale (assurance maladie, retraites, chômage) avec un pouvoir exécutif plus fort et de profondes atteintes aux droits démocratiques. Parallèlement, il affiche à sa manière un mépris de classe encore plus patent que Nicolas Sarkozy.

À l'évidence, l'agressivité de sa politique sociale d'austérité et de remise en cause des droits sociaux n'entrainera pas un plus grand soutien populaire que sous Sarkozy ou Hollande. Aussi, tout le but de Macron est de pouvoir avancer rapidement sans craindre de blocage institutionnel ou une pression trop forte des mobilisations populaires.

Il ne faut donc pas sous-estimer le tournant que représentent ces orientations. LREM n'a pas simplement remplacé les vieux partis traditionnels, le but est aussi de changer plusieurs règles dans le fonctionnement institutionnel. Macron se moule dans les institutions de la Ve République en accentuant les règles de l'État fort.

Au niveau international, Macron va intensifier les interventions militaires déjà existantes en Afrique et au Moyen-Orient. Parallèlement, dès la fin des élections allemandes en septembre, il faut s'attendre à ce que les dirigeants français et allemands reprennent une offensive conjointe pour accélérer une réorganisation de l'Union européenne.

Face à ce remodelage, les deux partis traditionnels sont en crise profonde.

Le Parti socialiste est cliniquement mort. LREM a pompé une bonne moitié de son électorat et tout autant de notables locaux qui en faisaient la base. La représentation parlementaire du PS (appelée désormais Nouvelle Gauche) est ramenée à 31 députés, 10 fois moins que ce dont disposait le PS dans l'ancienne assemblée. Quasiment tous les dirigeants du PS ont été éliminés. Deux tendances centrifuges sont à l'œuvre : une préfigurée par Manuel Valls qui vise à s'intégrer, d'une manière ou d'une autre, à la majorité présidentielle sans avoir pour l'instant de projet politique distinct. De l'autre Benoît Hamon qui en constituant un nouveau " mouvement du 1er juillet » cherche à reconstituer un parti social-démocrate " classique », sur une base antilibérale, pour récupérer les 25 % de l'électorat socialiste qui ont glissé vers La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon. Ce projet est pour l'instant tout virtuel. Le reste, l'appareil de direction du PS, est totalement paralysé, Macron et LREM occupant la place qu'occupait auparavant le PS de Hollande/Valls.

Cela ne veut pas dire que la page de la social-démocratie libérale est tournée en France. LREM est une structure politique très fragile, même si son dirigeant veut donner une image d'hypersolidité. Ce n'est pas un parti, il n'a pas d'organe dirigeant élu, le groupe parlementaire comme les porte-parole locaux sont un conglomérat hétérogène. Plusieurs hypothèses peuvent être faites sur son avenir, mais il est fort possible que se recompose d'une manière ou d'une autre un courant social-libéral si Macron se heurte à des obstacles brisant sa dynamique actuelle.

Les choses sont en partie plus simples du côté de LR. Fortement secoué par l'épisode Fillon et l'arrivée d'un juppéiste comme Premier ministre, on peut dire que l'appareil de ce parti est renfloué. Mais il est désormais pris en tenaille entre son aile " constructive » et son aile la plus réactionnaire.

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Là encore, Macron occupe le terrain de la gestion libérale des affaires de la bourgeoisie et les dirigeants de LR n'ont guère d'espace politique pour l'instant.

Enfin, le Front national, malgré son grand succès lors de l'élection présidentielle, se retrouve à la croisée des chemins. Il n'a pas pu former de groupe parlementaire et se retrouve marginalisé dans le jeu parlementaire. En même temps, il peut penser que le temps joue pour lui et que la crise politique sera encore plus grande après 5 ans de politique d'austérité menée par Macron. L'enracinement réussi du Front national auprès de l'électorat réactionnaire des couches populaires peut aussi pousser le FN à chercher à profiter de la crise de la droite traditionnelle. Le projet de Marine Le Pen de changer le nom de son parti et de s'ouvrir à une politique d'alliances comme celle réalisée avec Dupont-Aignan pour la Présidentielle vise à séduire l'aile la plus droitière de LR. Dans tous les cas, le FN avec son noyau de dirigeants néofascistes est un danger tout aussi grand pour le mouvement ouvrier.

Toute la question des mois à venir, dans la gauche radicale, va être dans la capacité de réaction et de mobilisation contre les projets de Macron. Les points d'appui existent très largement dans le mouvement social pour lancer cette résistance.

Existe toujours un débat dans les sphères dirigeantes du mouvement syndical sur la légitimité du président qui rendrait difficile la remise en cause de ces décisions. Cette idée fausse qu'il faudrait attendre de voir concrètement les décisions gouvernementales avant de s'y opposer et que le président et le gouvernement disposeraient d'une large confiance même dans les couches populaires et la jeunesse. La direction de Force ouvrière, au moins, est dans cette logique et de manière générale, les directions syndicales n'ont en rien occupé le terrain au cours et depuis les élections.

Malgré cela, de nombreuses manifestations locales se sont déjà mises sur pied. Des syndicalistes combatifs, autour du rassemblement du Front social, ont ainsi marqué les lendemains des élections, avec des sections CGT et le soutien de Solidaires. Dans de nombreuses régions, de réelles intersyndicales se sont déjà mises sur pied. La confédération CGT appelle à une journée de grève pour le 12 septembre contre les ordonnances. Sur les questions de la remise en cause des droits démocratiques avec la pérennisation législative des règles de l'état d'urgence, de nombreuses protestations se sont aussi élevées.

Mais chacun comprend que le défi est à une tout autre échelle et qu'il faudra déployer une mobilisation encore plus puissante que celle menée lors du mouvement contre la loi El Khomri au printemps 2016 pour bloquer les attaques de Macron et déstabiliser son gouvernement.

Les forces existent pour cela et l'exaspération dans la jeunesse et les couches populaires n'est en rien étouffée par le matraquage médiatique qui fait désormais du pays un espace apaisé par le nouveau président. Mais, il faut avoir la capacité de les rassembler dans des cadres de mobilisations unitaires sur toutes les questions qui se posent.

Sur le plan politique, La France insoumise (FI) occupe l'espace de l'opposition parlementaire avec les élus du PCF. À noter que l'effondrement du PS a permis au seul PCF d'obtenir 11 députés et de former un groupe parlementaire (avec les élus d'outre-mer).

Mais cela ne règle pas plusieurs questions. La France insoumise a gagné son succès sur l'effondrement du PS et son avenir reste incertain. Jean-Luc Mélenchon a sabordé le Front de gauche et même une alliance électorale avec le PCF. Il a su néanmoins drainer au moins 25 % de l'électorat du PS. De plus, la FI a rassemblé électoralement, dans les campagnes présidentielle et législative, un grand nombre de militants du mouvement social. Ce n'est néanmoins pas un nouveau parti, ni même un lieu de débat démocratique entre les diverses composantes qui s'y retrouvent… ceci sans parler de nombreuses orientations chauvines de Mélenchon dans une série de domaines.

Aussi reste totalement posée la question du rassemblement des anticapitalistes présents dans les organisations révolutionnaires et le mouvement social, pour constituer une force politique à l'échelle des enjeux actuels. Les mois à venir vont imposer la construction de cadres de mobilisations unitaires sur les questions sociales, contre les lois liberticides, les violences policières et la lutte contre la politique de la France et de l'Union européenne vis-à-vis des migrants, politique qui traite une question de solidarité humaine comme une affaire de police. Cela représente des tâches importantes pour les révolutionnaires et en premier lieu pour le Nouveau parti anticapitaliste (NPA).

La France pacifiée de Macron ne le restera sans doute pas très longtemps. ■

* Léon Crémieuxest militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

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