L'intelligence concrète des dizaines de milliers de militants qui, dans la plupart des villes du pays, dirigent le mouvement contre la loi El Khomri a eu, jusqu'à aujourd'hui (1<sup>er</sup> juin), raison de tous les obstacles existant en travers de leur route.
Le 10 mai, le gouvernement Valls était passé en force à l'Assemblée nationale avec l'utilisation de l'article 49.3, étant incapable de rassembler une majorité de députés autour de son projet de loi.
Le jour même, de nombreuses manifestations spontanées éclataient dans des dizaines de villes, notamment à Paris à l'appel de Nuit Debout devant l'Assemblée nationale, mais aussi à Nantes, Rennes, Toulouse… Plusieurs locaux du Parti socialiste furent mis à mal ce jour-là et les cris de " Valls démission » " P comme pourris, S comme salaud, à bas le Parti socialiste » ont fusé, largement repris.
Tentatives répétées de casser le mouvement
Valls espérait siffler la fin du mouvement avec le rejet de la motion de censure le 12 mai. Il a utilisé pour cela, contre les manifestations de l'Intersyndicale le même jour, le matraquage, les flash balls, le gazage systématique des manifestations, le cassage des cortèges, la mise en scène médiatique des affrontements… Un niveau de violence jamais atteint depuis des années, avec la consigne donnée visiblement de l'utilisation systématique de tirs tendus de lacrymogènes, l'utilisation des grenades de désencerclement. A Rennes, Toulouse, Paris notamment des dizaines de manifestants furent blessés, avec de nombreuses interpellations et mise en examen. En boucle, les jours suivants, les déclarations de Valls, les chaînes de télévision toutes dévouées à la propagande gouvernementale, se firent l'écho des " violences inadmissibles » des casseurs et de nombreux rassemblements de Nuit Debout furent aussi dispersés par la police.
Le but était clair : pousser les dirigeants de la CGT et de FO à se désolidariser des jeunes manifestants, dissuader de la participation aux manifestations, ouvrir une brèche de division dans le mouvement, casser les rassemblements Nuit Debout et mettre fin à une mobilisation initiée depuis début mars.
Certains purent croire un temps que la manœuvre allait réussir. L'intersyndicale nationale avait appelé à deux nouvelles journées de mobilisation les 17 et 19 mai, alors que les fédérations de cheminots avaient appelé à deux jours de grève sur les mêmes jours contre la refonte des accords SNCF dans une nouvelle convention collective. A la SNCF, les fédérations CFDT et UNSA refusaient explicitement l'engagement dans la grève reconductible après le 19 pour que les cheminots ne soient pas le moteur d'une grève générale contre la loi Travail. Les militants de SUD Rail qui essayèrent de prolonger le mouvement restèrent minoritaires. De même, le mouvement ne repartait pas après les longues vacances de Pâques dans les lycées et les facultés où les étudiants étaient pris par leurs examens partiels. Sans les cheminots et sans les étudiants, le gouvernement espérait sûrement passer en force.
La relève est venue des chauffeurs routiers, des dockers et des salariés des raffineries et des dépôts de carburants. Les 17 et 18 mai les barrages se sont multipliés autour des principales villes et notamment en bloquant des dizaines dépôts de carburants, surtout dans le grand Ouest du pays. Les trois fédérations syndicales des conducteurs routiers (CGT, FO et SUD) avaient lancé un appel de grève reconductible, conscientes que la loi El Khomri allait attaquer les majorations de leurs heures supplémentaires.
Si les manifestations du 17 furent plus faibles, dans la plupart des villes, cette journée fut un tournant politique dans le mouvement avec les blocages des ports, des raffineries et des dépôts. Ces barrages et blocages étaient le fait des dizaines d'intersyndicales locales rassemblant des militants CGT, FO, Solidaires, Nuit Debout de tous secteurs. C'est ce tissu, présent dans de nombreuses villes de France, qui assure la continuité du mouvement avec des militants déterminés autour d'un objectif commun : le retrait de la loi El Khomri. La détermination affichée par le leader national de FO, Jean-Claude Mailly, et surtout par celui de la CGT, Philippe Martinez, ne se comprend pas sans cette poussée permanente en interne de syndicats entiers, déterminés à aller jusqu'au bout. Dès lors l'intransigeance affichée par Manuel Valls ne laissait aucune marge de manœuvre.
Un pas franchi dans la crise politique
Pour essayer de déserrer l'étau qui se refermait, le Secrétaire d'État aux Transports assura par écrit les conducteurs routiers que leurs majorations ne seraient pas remises en cause par la loi El Khomri. Second recul tactique du gouvernement après les engagements pris quelques semaines auparavant avec les intermittents du spectacle.
Mais c'était trop tard. Dans la foulée de ces deux journées du 17 et du 19, avec le blocage des dépôts et le vent de panique parmi les automobilistes, amplifié par les medias, 30 % des stations services de carburants se retrouvèrent à sec au début de la semaine suivante… Le pari de l'extinction du mouvement avait totalement échoué et un pas était franchi dans la crise politique. Valls s'appliqua d'abord, avec le relai des médias, à fustiger la CGT, qui remplaça les casseurs comme cible à abattre. Martinez revêtit les habits de chef, non seulement de la contestation, mais aussi de l'opposition politique au gouvernement. Partout, l'état d'esprit et la combativité des militants du mouvement se raffermirent et la mobilisation dans la journée de grève du jeudi 26 mai fut largement supérieure aux journées antérieures. Quant à la direction de FO sur laquelle le gouvernement faisait pression pour qu'elle se dissocie des " extrémistes de la CGT », non seulement elle tint le choc mais sa fédération des transports annonça l'appel à la grève reconductible pour la semaine du 30 mai.
Parallèlement, alors que le Président de la République s'appliquait à se taire, le gouvernement et le PS commencèrent à vaciller. L'autoritarisme guerrier de Valls se retournait contre lui, l'isolant dans son propre camp. Le chef du Groupe parlementaire socialiste Bruno Le Roux, de nombreux députés et sénateurs, pourtant éloignés des frondeurs, et même Michel Sapin, Ministre de l'Économie, commencèrent à émettre publiquement des doutes sur l'intransigeance affichée par Valls et demandèrent une réécriture de la loi. De nombreux députés, craignant une défaite cinglante lors des législatives de 2017 ne voulaient pas " mourir pour Valls ». Seul, le leader de la CFDT, Laurent Berger, négociateur de la loi El Khomri, montait au créneau pour exiger son maintien intégral.
Le problème politique est double : Valls a lié son sort et celui de son gouvernement à la loi El Khomri et à une victoire contre le mouvement de grève. Grand admirateur de Georges Clémenceau, dirigeant radical socialiste du début du XXe siècle, il rêve d'un parcours politique identique. Celui-ci était arrivé à la Présidence du Conseil en 1906 après avoir violemment réprimé, face à la CGT, les grèves ouvrières qui avait suivi la catastrophe de la mine de Courrières (1 000 morts).
Cela va de pair avec un glissement permanent, depuis janvier 2015, vers un État policier, avec un arsenal alourdis de lois sécuritaires liées au maintien de l'état d'urgence, un pouvoir accru aux forces de police, dotées légalement d'armes de répression faites au moins pour blesser sérieusement les manifestants. Parallèlement, le gouvernement cultive la criminalisation des manifestants et l'impunité et la glorification des policiers, légitimant même une vieille revendication de l'extrême droite de " légitime défense préventive ».
Le gouvernement a provisoirement desserré l'étau par les interventions policières pour rouvrir l'accès aux dépôts de carburants… dont les salariés restent en grève. Total et le patronat du secteur ont mis sur pied une noria de camions et de livraisons de carburants par oléoduc venant des pays limitrophes pour réalimenter les pompes.
Bras de fer prolongé
La semaine qui vient de s'ouvrir est une fois de plus décisive. Ces derniers jours, sur ordre de la Présidence, Manuel Valls a dû changer de ton. Il a officiellement téléphoné à Philippe Martinez pour dire que sa porte restait ouverte.
Plusieurs secteurs sont partis ou vont partir en grève dans les jours qui viennent : les salariés des centres de traitement des déchets d'Ile de France (dont les deux usines principales ont été bloquées), les ouvriers des raffineries sont toujours en grève, les actions de blocage des ports de l'Ouest se maintiennent, les contrôleurs aériens seront aussi en grève comme les travailleurs de la RATP, les pilotes d'Air France sont en train, eux aussi, de programmer une grève pour les jours qui viennent. Enfin, les trois principales fédérations de cheminots (CGT, SUD et UNSA) partent aujourd'hui en grève reconductible. La grève concerne la loi Travail pour la CGT et SUD mais surtout la future convention collective du secteur ferroviaire. Là aussi le gouvernement vient d'essayer de jouer aux pompiers en passant au-dessus du président de la SNCF pour garantir, contre son avis, le maintien de certains acquis importants pour les agents SNCF. La CFDT s'est empressée de lever son appel à la grève, mais les autres fédérations et de nombreux cheminots ont bien compris qu'avec la mise en concurrence dans le secteur, il fallait imposer des droits communs et non des dérogations dont la protection ne durerait qu'un temps. De même, le gouvernement, en 48h, vient d'accéder à des revendications sectorielles et de débloquer plus d'un milliard et demi pour les chercheurs et les enseignants.
Derrière la sérénité affichée dans les médias, il y a un réel vent de panique. La crise politique se prolonge avec un gouvernement discrédité et une large popularité de l'exigence du retrait de la loi.
La frange militante sait bien que c'est un réel bras de fer prolongé qui est engagé contre Valls et son gouvernement. La seule arme du mouvement est d'arriver à une généralisation de la grève reconductible dans plusieurs secteurs, notamment des transports, et les blocages.
Il faut pousser l'avantage après les divers craquements qui se sont produits dans le camp adverse. Une arme importante peut s'inviter favorisant le rapport de force des grévistes. Le début de l'Euro 2016 qu'accueille la France à partir du 10 juin… Loin d'être un obstacle pour le mouvement, cet événement peut peser pour imposer un recul à un gouvernement poussé sur la défensive dans un tel contexte médiatique international.
A la différence d'autres mouvements antérieurs (2003, 2010) celui-ci tient par un réel niveau de conscience des enjeux avec la loi El Khomri, qui vise à aligner la France sur des législations identiques existant dans d'autres pays d'Europe. Il tient aussi par le tissu militant qui s'est créé depuis trois mois entre des syndicalistes, des jeunes, des militants politiques qui forment le ciment des actions et des manifestations. C'est ce qui a jusqu'à aujourd'hui permis la fermeté des positions des dirigeants confédéraux de la CGT et de FO.
Quelle alternative ?
Si dans les manifestations, la demande de la démission de Valls est omniprésente à côté de l'exigence du retrait de la loi, la question est évidemment celle de quelle alternative. Chacun comprend qu'il n'y a évidemment pas de majorité alternative dans cette Assemblée capable de mener une politique anti-austérité.
Donc la question qui se pose est celle de la dissolution de l'Assemblée, en faisant sauter le calendrier prévu pour 2017 et la prééminence de l'élection présidentielle. Mais chacun voit bien, au-delà, que la question n'est pas seulement celle d'une nouvelle Assemblée, moulée dans le cadre constitutionnel actuel. La nature, le mode d'élection, les règles de fonctionnement des institutions sont en tant que tels un obstacle par mille aspects (type de scrutin, président de la République,....). Au moment où sur les places et dans la rue, se discute la question d'une démocratie réelle, du contrôle et de la décision populaire sur tous les choix de société, le mode de décision ne peut être laissé à un tel système totalement antidémocratique.
La Constitution actuelle a été imposée par De Gaulle, à la suite de son coup d'État d'extrême-droite en 1958, sans Constituante, sans débat populaire, bâclée en deux mois par ses " experts », avec seulement un plébiscite formel… Elle dure depuis 60 ans, et c'est la plus antidémocratique des cinq Constitutions françaises dans ses règles de fonctionnement. Toute société doit avoir le droit et les moyens de débattre démocratiquement de ses règles de fonctionnement. Se pose donc la question d'une nouvelle Constituante, élue démocratiquement, à même de balayer l'édifice réactionnaire de la VeRépublique. ■
* Léon Crémieux, syndicaliste de l'Union syndicale Solidaires et militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France), est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Cet article a été écrit pour la revue espagnole Viento Sur (http://www.vientosur.info/)