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Fin de cycle en Amérique du Sud ?

par Franck Gaudichaud

Les mouvements populaires, les gouvernements " progressistes » et les alternatives écosocialistes

Santiago du Chili, hiver austral 2015

Voici plus de 40 ans qu'un coup d'État militaire écrasait l'expérience chilienne de construction du socialisme ; 30 ans qu'était fondé au Brésil le plus puissant mouvement social du continent, le MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) ; 20 ans que retentissait au Chiapas le cri zapatiste Ya Basta ! contre le néolibéralisme et le Traité de libre commerce de l'Amérique du Nord (TLCAN - Alena en français) ; plus de 15 ans que Hugo Chávez était élu à la présidence du Venezuela et plus de 2 ans que la maladie l'a emporté. Aujourd'hui les peuples " indo-afro-nuestroamericanos » dans leurs tentatives de construction de grammaires émancipatrices semblent avoir atteint un nouveau point d'inflexion. Un cycle de moyenne durée, social, économique et politique semble s'épuiser lentement, même si ce n'est pas un processus uniforme, encore moins linéaire. Avec les progrès réels (mais relatifs) obtenus, les difficultés et les limites importantes affrontées, les expériences des différents et très divers gouvernements " progressistes » de la région, qu'il s'agisse de processus clairement de centre-gauche, sociaux-libéraux, ou, au contraire, nationaux-populaires plus radicaux, qui se déclarent anti-impérialistes, souvent disqualifiés dans les milieux conservateurs sous l'appellation " populistes », comme les révolutions bolivariennes, des Andes amazoniennes ou " citoyennes », ou encore de simples changements institutionnels d'essence progressiste, tous ces processus politiques semblent se heurter à de grandes problématiques endogènes, à de puissants pouvoirs conservateurs de fait (nationaux mais aussi globaux), mais aussi à nombre d'indéfinitions ou de dilemmes non résolus au niveau stratégique.

Tensions et limites atteintes par les progressismes latino-américains

Sans aucun doute, dans les pays où se sont consolidées des victoires électorales répétées et éclatantes de forces de gauche ou anti-néolibérales, en particulier dans le cas où ces victoires sont le produit d'années de luttes sociales et populaires, comme en Bolivie, ou d'une rapide politisation-mobilisation des couches populaires, comme au Venezuela, l'État et ses politiques régulatrices, la croissance économique interne, la lutte contre l'extrême pauvreté par des programmes spécifiques de redistribution et de mise en place de nouveaux services publics ont gagné du terrain : il s'agit d'une différence importante, qu'on ne saurait mésestimer, avec le cycle infernal des privatisations, des dévastations et de la violence de la dérégulation capitaliste néolibérale des années 1990. Elles ont vu la réaffirmation du rôle de l'État en tant qu'instance régulatrice du marché national, avec la redistribution partielle de la rente extractive et des richesses du sous-sol au bénéfice des plus pauvres, aux effets directs et immédiats pour des millions de citoyens, un processus qui explique en partie la solidité de la base sociale et électorale de ces expériences jusqu'à présent (après plus de 10 ans d'exercice du pouvoir dans certains cas). Pour la première fois - depuis des décennies - divers gouvernements " post-néolibéraux », à commencer par la Bolivie, l'Équateur et le Venezuela, ont montré qu'il était effectivement possible de reprendre le contrôle des ressources naturelles et, dans le même temps, de faire reculer la pauvreté extrême et les inégalités sociales en engageant des réformes politiques d'inclusion de larges secteurs populaires, jusqu'ici écartés du droit de décider par eux-mêmes, donner leur opinion et surtout participer. On a également vu ressurgir dans les imaginaires géopolitiques continentaux le rêve de Bolívar et des initiatives d'intégration régionale alternative et de coopération entre les peuples (à l'image de l'Alba-TCP - Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique-Traité de commerce des Peuples), qui tentaient de recouvrer un espace de souveraineté nationale face aux grandes puissances du Nord, à l'impérialisme militaire et aux nouvelles caravelles que sont les entreprises transnationales ou les diktats unilatéraux des institutions financières mondiales.

Alors que l'Ancien monde et les peuples de l'Union européenne sont soumis à la dictature financière de la troïka (FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne) qui les plonge dans une profonde crise économique, politique et même morale, il faut souligner la capacité dont ont fait preuve divers mouvements populaires et dirigeants de Notre Amérique qui ont su résister et commencer à reconstruire un multilatéralisme, à démocratiser la démocratie et même à réinventer la politique en s'engageant dans des projets conçus comme des alternatives pour le XXIe siècle. Quand on voit un pays comme la Grèce essayer de relever la tête face à la dictature de la dette et aux attaques des classes dominantes européennes, quand tant de travailleurs, de jeunes et de collectifs de cette région du monde sont à la recherche de voies émancipatrices, il y a beaucoup à apprendre de l'Amérique latine, de son expérience traumatique sous le règne du fondamentalisme capitaliste néolibéral et de ses tentatives héroïques d'y faire face sur ces terres du Sud du système-monde.

Pourtant, comme le soulignait début 2015 le théologien et sociologue François Houtart, secrétaire exécutif du Forum mondial des alternatives, le défi fondamental - en particulier pour les pays qui ont le plus fait naître d'espérances de changement - reste la définition de voies de transition radicale vers un nouveau paradigme civilisateur postcapitaliste. Il ne s'agit pas de rester enfermé dans un projet de modernisation post-néolibéral et moins encore dans le cadre d'un nouveau modèle de croissance fondé sur l'assistanat ou d'un simple réarrangement entre croissance nationale, bourgeoisies régionales et capitaux étrangers. Il s'agit au contraire de viser à la transformation des relations sociales de production et des formes de propriété. Sans aucun doute c'est une tâche gigantesque et ardue.

De ce point de vue, à l'étape historique où nous nous trouvons, malgré les progrès démocratiques conquis au prix de la sueur et du sang (1), on voit affleurer les multiples tensions et les limites atteintes par les divers progressismes latino-américains et plus largement celles de la période ouverte au début des années 2000 dans la lutte contre l'hégémonie néolibérale. â´lvaro García Linera, un intellectuel aujourd'hui au pouvoir, présente ces tensions (en particulier entre mouvements et gouvernants) comme potentiellement " créatives » et " révolutionnaires », comme des expériences nécessaires pour avancer progressivement vers un " socialisme communautaire » (2), en tenant compte des rapports de forces géopolitiques, politiques et sociaux réellement existants (il disqualifie au passage, sans argumenter vraiment, toute critique provenant de sa gauche qu'il traite d'" infantile »...).

Dans cette vision, la conquête électorale du pouvoir par des forces nationales-populaires est pensée comme une réponse démocratique - et " concrète » - à l'émergence plébéienne des années 1990-2000 et l'État est considéré comme un instrument essentiel " d'administration du commun » face au règne de la loi de la valeur et de la désocialisation néolibérale. Parmi les défenseurs de ces progrès conquis dans le cadre de différents gouvernements progressistes, trop souvent analysés comme un tout homogène, se trouvent également des intellectuels de renom comme Emir Sader ou Marta Harnecker, éducatrice populaire et sociologue chilienne (3).

" Capture » de l'État et capture de la gauche... par les forces profondes de l'État

Pourtant, nombre de militants de terrain, de mouvements et d'analystes critiques d'horizons politiques pluriels (parmi eux Alberto Acosta et Natalia Sierra en Équateur, Hugo Blanco au Pérou, Edgardo Lander au Venezuela, Maristella Svampa en Argentine ou Massimo Modenesi au Mexique...) soulignent la dimension toujours plus " conservatrice » des politiques gouvernementales du progressisme ou du nationalisme post-néolibéral - de l'Uruguay au Nicaragua en passant par l'Argentine (4) -, y compris dans leur caractère de " révolution passive » (au sens de Gramsci) : il s'agit de transformations " au sommet » qui bouleversent effectivement l'espace politique, les politiques publiques et les rapports État-société, mais qui dans le même temps intègrent - et, in fine, neutralisent - l'irruption de ceux d'en bas dans les réseaux institutionnels, conduisent à un brusque réarrangement au sein des classes dominantes et du système de domination, en freinant la capacité d'auto-organisation et de contrôle exercé d'en bas par les peuples mobilisés (5). Sous cet angle, la " capture » de l'État par des forces progressistes peut signifier la capture de la gauche... par les forces profondes de l'État, sa bureaucratie et les intérêts capitalistes qu'il représente. Sous cet angle la stratégie de prise de pouvoir pour changer le monde peut aboutir à une gauche prise par le pouvoir, où tout serait changé tout en gardant l'essentiel du monde tel qu'il est.

Pour l'écrivain uruguayen Ra·l Zibechi, " Dans la mesure où le cycle progressiste latino-américain s'épuise, le temps semble venu de commencer à tirer des bilans sur le long terme, qui ne s'en tiennent pas aux éléments conjoncturels ou secondaires, pour commencer à dessiner un panorama d'ensemble. Le moins que l'on puisse dire est que cette fin de cycle s'avère désastreuse pour les secteurs populaires et la gauche, avec son lot d'incertitudes et d'angoisses quant à l'avenir immédiat, où nous devrons affronter une politique de droite et répressive. » (6)

Ces derniers temps, une avalanche d'articles ont été publiés sur la question de l'existence ou non d'une " fin de cycle » progressiste, ou même de l'existence d'un tel cycle. Le débat atteint un niveau de polarisation tel que certains accusent d'autres de faire le jeu de l'Empire, d'être des " diagnostiqueurs de la capitulation » et des " gauchistes de bistrot » (dixit García Linera), quand d'autres accusent les premiers de s'être convertis en intellectuels aux ordres et acritiques au service d'États de la région et de gouvernements qui ne sont plus progressistes mais bien régressifs... Ce dialogue de sourds n'est guère utile pour élucider le moment politique présent. Les notions d'un possible " reflux du changement d'époque » (7) ou, dans une autre optique, d'une progressive " fin de l'hégémonie progressiste » (8) sont sans doute plus complexifiées et plus pertinentes pour s'engager dans cette discussion de manière certes conflictuelle mais constructive. Tout en prenant acte que ce phénomène se produit dans des conditions territoriales-nationales hautement différenciées : " Ce glissement est davantage perceptible dans certains pays (par exemple l'Argentine, le Brésil et l'Équateur) que dans d'autres (le Venezuela, la Bolivie et l'Uruguay), vu que dans ces derniers les coalitions progressistes au pouvoir sont restées relativement soudées et n'ont pas connu de clivages marqués vers la gauche. Le Venezuela en particulier a été le seul pays où a été impulsée la participation des classes populaires avec la mise en place des Comunas à partir de 2009... » (9)

Au-delà de la polémique sur l'ampleur du tarissement, de l'inflexion ou du reflux de la période présente, et tout en soulignant la variété des processus analysés, il apparaît que, à de nombreux niveaux, les gouvernements progressistes semblent avoir opté définitivement, sous la pression de facteurs tant globaux qu'endogènes, pour un " réalisme modernisateur » et la " politique du possible », ce qui est souvent le meilleur moyen de justifier le renoncement à des changements structurels dans une optique anticapitaliste : cette dynamique trouve son symbole dans la rencontre " fraternelle », en juillet 2015, entre la présidente brésilienne Dilma Roussef - membre du Parti des travailleurs - et le responsable de crimes contre l'humanité qu'est Henry Kissinger - ex-secrétaire d'État des États-Unis - à un moment où elle recherchait le soutien politique de l'Empire face à une opposition croissante de la société civile et une droite revitalisée par l'ampleur des cas de corruption dans les sphères gouvernementales. à l'évidence, l'objectif poursuivi par l'exécutif de la principale puissance latino-américaine avec ce type de geste diplomatique est, avant tout, de soutenir " ses » propres classes dominantes et d'offrir davantage de " sécurité » pour les activités commerciales au Brésil. Sur un autre front et sous d'autres latitudes, le traité de libre commerce signé dans le secret en 2014 par l'Équateur avec l'Union européenne, témoigne des limites des annonces quant à la " fin de la nuit néolibérale », d'autant plus qu'il s'agit d'un des gouvernements phares en la matière. Aujourd'hui le gouvernement Correa, confronté à la droite et, à l'en croire, à la menace d'un " coup d'État à froid », doit également faire face aux mouvements sociaux et indigènes (ainsi qu'à une gauche encore faible) au point qu'on pourrait parler d'une situation d'" impasse politique », au sens que lui donne le marxiste Agustín Cueva, où la figure césariste du Président joue un rôle de stabilisateur fonctionnel pour le capital : " Il y a eu des périodes récurrentes dans l'histoire de l'Équateur où l'intensité des conflits horizontaux, inter-capitalistes, combinés à des luttes verticales opposant les classes dominantes et populaires, les rendait insupportables pour les formes de domination existantes. Dans l'intermède, le temps que les politiques conçoivent de nouvelles formes plus stables de domination, régnait l'instabilité au point d'aboutir à une impasse. » (10)

De façon plus générale, il faut mentionner, même s'il ne s'agit pas du seul problème, la permanence dans tous les pays progressistes d'un modèle productif et d'accumulation où s'entremêlent, à des degrés et des intensités variables, capitalisme d'État, néolibéralisme et modèles basés sur l'extraction de ressources primaires et énergétiques (" extractivisme »), avec leurs effets destructeurs pour les communautés indigènes, les travailleurs et les écosystèmes... Cette tension endogène s'articule, de façon inégale et combinée, avec un contexte financier globalisé féroce et - ce qui constitue le fait central de la conjoncture actuelle - la crise économique qui frappe déjà violemment la région, provoquant une brusque chute du prix des matières premières et en particulier du baril de pétrole (qui est passé de pratiquement 150 dollars à moins de 50), scellant la fin de la période de prospérité précédente et mettant à nouveau à nu la matrice productive dépendante et néocoloniale de l'Amérique latine, héritage maudit de siècles de domination impérialiste. Cette situation coïncide avec une offensive notoire du capital transnational des États du Nord et de quelques géants du Sud (à commencer par la Chine) pour s'emparer de nouvelles terres agricoles, de ressources énergétiques, minérales, de l'eau, de la biodiversité, de la main-d'œuvre, dans une tornade qui semble sans fin... jusqu'au dernier souffle de vie. Dans des pays comme la Bolivie ou l'Équateur où la conscience politique de ces dangers est plus aiguë, le gouvernement et les forces qui le soutiennent mettent en œuvre une politique - qui ne manque pas de pertinence - consistant à passer par une phase indispensable d'industrialisation extractiviste pour construire la transition en s'appuyant sur une certaine croissance économique : on peut parler d'un " extractivisme transitoire post-néolibéral » qui permettrait de développer de petits pays aux faibles ressources, de créer des richesses sur la base d'une accumulation primitive pour répondre à l'immense urgence sociale que connaissent ces nations appauvries et dans le même temps s'engager dans un lent processus de changement du modèle d'accumulation. Mais, selon Eduardo Gudynas, secrétaire exécutif du CLAES (Centre latino-américain d'écologie sociale) : " Il n'y a aucune évidence que ce processus se réalise réellement pour différentes raisons. Premièrement, la façon dont est utilisée la richesse générée par l'extractivisme est en grande partie consacrée à des programmes qui augmentent l'extractivisme, en accroissant par exemple les réserves d'hydrocarbures ou en encourageant l'exploration minière. Deuxièmement, les politiques extractivistes ont des effets économiques qui inhibent les processus d'autonomie dans d'autres secteurs productifs, aussi bien dans l'agriculture que dans l'industrie. Le gouvernement devrait prendre des mesures pour prévenir cette distorsion et ce n'est pas ce qui se passe. Il y a de fait une dérive dans l'agriculture avec la promotion de cultures d'exportation alors qu'augmentent les importations d'aliments. Troisièmement, comme les projets extractivistes engendrent une forte résistance sociale (telle celle récente des Guaranís de Yategrenda, Santa Cruz, ou de la réserve Yasuni en Équateur) les gouvernements sont contraints de les défendre avec une telle vigueur que l'adhésion de larges secteurs de la société à la culture extractiviste se renforce et inhibe par là-même la recherche d'alternatives. » (11)

Protestations populaires multisectorielles

De fait, ce n'est pas un hasard si les luttes populaires et les mobilisations qui émergent au cœur de l'Amérique, et qui annoncent - peut-être - une nouvelle période historique de luttes de classe, sont directement liées aux déprédations, à la répression et aux résistances socio-territoriales que ces politiques engendrent : " La résistance se développe principalement contre l'extraction minière et la monoculture, en particulier le soja, mais aussi contre la spéculation immobilière, autrement dit contre les formes spécifiques que revêt l'extractivisme. Selon l'Observatoire des conflits miniers de la région il y a 197 conflits en cours dans le secteur minier qui touchent 296 communautés. Le Pérou et le Chili, avec 34 conflits chacun, suivis par le Brésil, le Mexique et l'Argentine sont les pays les plus affectés. » (12)

Cette tendance se manifeste dans le contexte décrit ci-dessus, de sombres menaces sur la croissance économique de ces dernières années, de la profonde crise du capitalisme mondial qui se poursuit et de la persistance d'immenses inégalités sociales et de dissymétries régionales dans l'ensemble du continent. Il faut par ailleurs souligner la forte offensive des différents secteurs de la droite patronale et des médias, mais aussi des oligarchies de la région qui profitent de la fin de l'hégémonie progressiste pour récupérer le terrain perdu depuis 15 ans face aux leaders charismatiques et aux dirigeants progressistes. Ces droites conservatrices et néolibérales continuent à contrôler - sur le plan politique - des villes, des régions et des pays clé (comme le Mexique et la Colombie) et menacent en permanence les droits arrachés pendant la dernière décennie et le processus d'intégration régionale qui prenait ses distances avec Washington. Nous savons que ces forces régressives ont été et sont capables d'organiser de multiples formes de déstabilisation, y compris des coups d'État (comme, au cours de ces dix dernières années, au Paraguay, au Honduras et au Venezuela) avec le soutien explicite ou indirect de la politique impérialiste des États-Unis (13).

Pourtant, d'en bas s'élèvent des protestations populaires multisectorielles, des peuples premiers, des étudiants et des travailleurs qui imposent leurs propres agendas et revendications, soulignant les limites des transformations structurelles mises en œuvre dans les pays gouvernés par des forces " post-néolibérales » et leur totale absence là où règnent encore les droites néolibérales, dénonçant les diverses formes de répression, d'intimidation ou de cooptation qui sévissent partout : opposition collective au soja transgénique et grèves ouvrières en Argentine ; grandes manifestations de rue de la jeunesse dans les principales villes brésiliennes pour le droit à la ville et contre la corruption ; crise profonde du modèle bolivarien, violence de l'opposition et réorganisation du mouvement populaire au Venezuela ; luttes paysannes et indigènes au Chili contre les méga-projets miniers (tel le projet Conga) ; mobilisations des Mapuche, des salariés et des étudiants au Chili pour dénoncer avec force l'héritage maudit de la dictature de Pinochet ; critiques de la COB (Centrale ouvrière bolivienne) et de secteurs du mouvement indigène à l'encontre de la politique de " modernisation » d'Evo Morales en Bolivie ; renoncement du gouvernement Correa au projet Yasuní qui devait préserver de l'extraction les gisements pétrolifères en Équateur et affrontement du pouvoir avec la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l'Équateur) et des franges significatives de la société civile organisée ; négociations prolongées en Colombie à la recherche d'une paix véritable, ce qui exige une paix qui aille de pair avec des transformations sociales, économiques et une réforme agraire ; etc.

Le scénario est tendu et fluctuant. Mais quoi qu'il en soit " la vieille taupe de l'histoire » (au sens où l'entendait Marx) continue à creuser, et se développent simultanément une grande variété d'expériences de luttes sociales, de conflits de classe et de débats politiques accompagnés de nombreuses expériences de pouvoir populaire, d'alternatives radicales et d'utopies en construction (14). Si certains intellectuels ont pu croire - et laisser croire - que pour toute une période l'Amérique latine - on devrait la nommer Abya Yala (15) - atteindrait le nouvel Eldorado du " socialisme du XXIe siècle » grâce à un " tournant à gauche » du pouvoir et des victoires électorales démocratiques, nous savons que les chemins de l'émancipation sont plus complexes, profondément sinueux et que les appareils du pouvoir (militaires, médiatiques, économiques) des oligarchies latino-américaines et impérialistes sont solides, résilients, enkystés et féroces quand c'est nécessaire. Transformer les relations sociales de production et éliminer les dominations de " race » et de genre dans les sociétés de Notre Amérique relève d'une dialectique qui devra, à coup sûr et à nouveau, partir d'en bas et à gauche, dans l'autonomie et l'indépendance de classe, dans toute sa dimension politique, en écartant l'illusion d'un changement qui ferait l'économie de la prise du pouvoir.

Ecosocialismo nuestroamericano du XXIe siècle

Cela ne revient pas à nier que ces tentatives collectives de pouvoir populaire doivent continuer à s'appuyer sur des victoires électorales partielles et puissent attacher de l'importance à conquérir des espaces institutionnels et politiques au sein de l'État, si - et seulement si - ces nouvelles politiques publiques sont mises au service des " communs » et de leurs administrés. Peut-on utiliser l'État pour en finir avec l'État... capitaliste, en l'utilisant un temps comme barrière de protection face à la puissance des forces hostiles étrangères ? Ou faut-il affirmer avec Marx que l'État, création par essence des classes dominantes, ne peut pas être un outil à notre service sauf à risquer de nous coloniser, dans nos mentalités, notre âme et nos pratiques ?

À l'évidence, la prise de contrôle de l'exécutif représente " seulement » la conquête partielle du pouvoir, d'autant plus limitée si on ne dispose pas d'une majorité parlementaire et d'une base sociale mobilisée (16) : rappelons-nous les leçons du Chili et la façon dont a été renversé Salvador Allende et écrasée la voie institutionnelle au socialisme de l'Unité populaire... Un gouvernement de gauche et des peuples ne démontre alors son véritable caractère d'alternative que s'il est capable de servir de levier et de stimulant pour les luttes auto-organisées des travailleurs et des mouvements populaires ou indigènes, en favorisant des dynamiques de prise de pouvoir réelles, de transformations des relations sociales de production, d'expérience d'autogestion et de voies émancipatrices fondées sur et agissant pour le " bien vivre ». À défaut, les forces politiques de gauche sont condamnées à gérer l'ordre existant, et même dans des phases d'instabilité à s'élever au-dessus des classes sociales dans une fonction bonapartiste pour assurer la perpétuation de l'État-Léviathan, en exerçant leur domination de façon plus ou moins " progressiste » et plus ou moins conflictuelle avec les élites locales.

Le fléchissement et les interrogations actuelles constituent incontestablement aussi bien des dangers que des opportunités. L'heure est également venue de reprendre la discussion sur le nouveau sans oublier l'ancien et de débattre des stratégies anticapitalistes et des outils politiques permettant de construire ce que nous proposons d'appeler un ecosocialismo nuestroamericano du XXIe siècle : un projet qui ne soit ni un calque ni une copie, qui refuse de se laisser étouffer par les tactiques électorales à court terme, par les luttes des caudillos et des appareils bureaucratiques, mais qui ne se laisse pas non plus abuser par l'illusion de construire une pluralité d'autonomies sociales sans projet politique d'ensemble un tant soit peu centralisé. Pour ce faire il est essentiel de mobiliser tous nos sens, ouvrir les yeux et les cœurs, devant les expériences collectives en cours, souvent au-dessus et en dessous des radars médiatiques consensuels, encore dispersées et faiblement interconnectées, mais qui forment un puissant fleuve de luttes en permanente évolution, inscrites dans le réel et le concret, riches de leurs échecs et de leurs succès. Autant d'expériences qui permettent de comprendre les dynamiques émancipatrices, les tentatives collectives originales et les dangers qu'elles doivent affronter ou contourner.

Cela ne nous permet pas, c'est vrai, de mettre en évidence une forme idéale de tentatives de soulèvements victorieux. Il s'agit plutôt d'une mosaïque de praxis-savoirs-actions : expériences au niveau des terres et des territoires, ou encore de l'activité productive avec les usines récupérées par leurs salariés, dans le domaine des communautés urbaines, d'autres encore s'inscrivant dans des politiques engagées par les gouvernements et les institutions, pour autant qu'elles soient sous le contrôle des intéressés : luttes des femmes contre la violence patriarcale, des sans-abri, des indigènes, de la classe ouvrière dans différents pays, expériences d'agroécologie alternative en Colombie, des mouvements pour le " bien vivre » en Équateur, des conseils communaux au Venezuela, des usines sans patron en Argentine, des médias communautaires au Chili et au Brésil, des rondas communautaires au Pérou et au Mexique, etc.

" Des initiatives organisées localement pour prendre et exercer le pouvoir populaire, des manifestations de rue combatives pour s'opposer à des décisions prises par le pouvoir national et transnational ; mais également des assemblées constituantes capables de refonder l'utopie, de se réapproprier les rênes de la politique au niveau de l'État : les chemins de l'émancipation sont loin d'être univoques. En tant qu'expériences, ils supposent des recherches, des tâtonnements et des replis. Mais aussi des victoires. Complexes, parfois contradictoires, mais chargées d'espoirs profonds et authentiques, ces expériences constituent une source pour ceux qui sont engagés dans la tâche de réinventer les sociétés et la façon de faire de la politique, qu'il s'agisse de citoyens des pays de cette région du monde ou de femmes et d'hommes d'autres contrées qui se sont engagés sur la voie difficile de la résistance et de l'émancipation. » (17)

Cette pluralité de voix et d'exemples permet de reprendre le fil d'une discussion qui parcourt déjà les veines ouvertes du continent ; cela permet de réfléchir au-delà et en deça des projets progressistes gouvernementaux, en considérant qu'il est, simultanément, indispensable de créer des fronts socio-politiques pour faire face aux menaces de retour en force des droites et de l'impérialisme en Amérique du Sud. Cela nous oblige surtout à penser à contre-courant, à l'opposé d'une " gauche contemplative, institutionnelle, administrative, une gauche d'aspirants fonctionnaires, une gauche sans révolte, sans mystique, une gauche sans gauche » (18). Contre nos propres modèles mythiques de croissance et nos propres mythes téléologiques, avec la conscience de l'urgence globale d'une planète maltraitée au bord de l'effondrement écologique et climatique. Il faut évidemment reconnaître que ces diverses expériences et vécus brièvement évoqués ici qui relèvent du comment changer le monde sont contradictoires, et même divergentes : certaines isolées, très localisées et d'autres, au contraire, institutionnelles ou rattachées à des politiques gouvernementales. C'est à cela que tient l'intérêt de reprendre les grands débats stratégiques du XXe siècle, mais en les situant dans le temps présent et dans la mémoire des bilans des douloureuses défaites passées. Comment s'engager dans une transition post-capitaliste et écosocialiste au XXIe siècle ? Quel sera le rôle des instruments politico-organisationnels des mouvements dans ce cheminement ? Le rôle des forces armées, du système parlementaire, des syndicats ? Les détruire, s'en servir, les transformer, les esquiver, les fissurer... d'accord, mais alors comment ? Et comment reconstruire une conscience commune, une hégémonie culturelle et une gauche anticapitaliste en partant du peuple et pour le peuple ? Comment éviter de nourrir des illusions sur de petits groupes aux affinités étroites refermés sur eux-mêmes mais également se garder de répéter les abominations bureaucratiques étatiques du XXe siècle ?

La grande Rosa Luxemburg, en 1915, reprenant les mots de Friedrich Engels, lançait cet avertissement : " ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie ». En 2015, ce message prend un sens encore plus catastrophique et prémonitoire : " écosocialisme ou écocide global ». C'est avec " l'audace du nouveau » que nous pourrons recommencer à rêver d'abattre les murs du capital, du travail salarié, du néocolonialisme et du patriarcat : " Changer le monde semble très ambitieux. Mais davantage encore risqué si on prend en compte les groupes de pouvoir qui ne permettront jamais que soit démantelée la civilisation capitaliste. Pourtant, dans les circonstances présentes, il n'y a pas d'autre alternative. Les conditions de vie de larges segments de la population et de la Terre même se détériorent à un rythme accéléré. Nous approchons d'un point de non-retour. Et la possibilité de changer de planète n'existe pas. (…) Nous devons relever le défi. Nous devons être rebelles face au pouvoir (et jusqu'à souhaiter peut-être sa destruction). Nous devons accepter nos limitations en tant qu'êtres humains dans la nature. Nous devons haïr toute forme d'exploitation. Nous devons être ceux qui se dressent contre toutes les injustices et contre ceux qui les commettent. Nous ne devons pas nous résigner. Nous devons continuer à exiger et à construire l'impossible. » (19)

La tâche est en cours, c'est notre pain quotidien, aujourd'hui et demain.

* Franck Gaudichaud est docteur en sciences politiques de l'Université Paris 8, maître de conférences en Civilisation latino-américaine de l'université de Grenoble, membre du comité éditorial de la revue en ligne Rebelion.org, militant de la IVe Internationale. Cet article se fonde sur la préface à l'édition chilienne du livre collectif América Latina. Emancipaciones en construcción (Santiago 2015, Tiempo Robado Ed. / América en movimiento,), https://tiemporobadoeditoras.wordpress.com. Il a paru d'abord dans Revista Memoria: http://revistamemoria.mx (Traduit de l'espagnol - Chili - par Robert March ; les intertitres ont été ajoutés par la rédaction d'Inprecor).

notes
1. Tels que la construction d'États plurinationaux, l'instauration de droits sociaux plus ou moins institutionnalisés, la mise en place d'assemblées constituantes et d'espaces de participation communautaire ou l'impulsion de l'intégration régionale.

2. â´lvaro García Linera, Las tensiones creativas de la Revoluci¾n. La quinta fase del Proceso de Cambio, La Paz 2011, Vice-présidence de l'État plurinational de Bolivie, www.rebelion.org

3. Emir Sader, "âEl final de un ciclo (que no existi¾)?", Pagina 12, Buenos Aires, 17 septembre 2015 et Marta Harnecker, "Los movimientos sociales y sus nuevos roles frente a los gobiernos progresistas", Rebeli¾n, 7 septembre 2015, http://rebelion.org

4. Il faut noter ici que, pour nous, le gouvernement actuel de Michelle Bachelet se situe clairement hors de cette catégorie " progressiste post-néolibéral sud-américain » vu qu'il est fondamentalement une continuation " réformiste » du néolibéralisme des gouvernements de la Concertation qui ont dirigé le pays entre 1990 et 2010. Cf. Franck Gaudichaud, Las fisuras del neoliberalismo. Trabajo, "Democracia protegida" y conflictos de clases, Buenos Aires, CLACSO, avril 2015, http://biblioteca.clacso.edu.ar

5. Massimo Modenesi, "Revoluciones pasivas en América Latina. Una aproximaci¾n gramsciana a la caracterizaci¾n de los gobiernos progresistas de inicio de siglo". In Massimo Modenesi (coord.), Horizontes gramscianos. Estudios en torno al pensamiento de Antonio Gramsci, México 2013, FCPyS-UNAM.

6. Ra·l Zibechi, "Hacer balance del progresismo", Resumen latinoamericano, 4 août 2015, www.resumenlatinoamericano.org

7. Katu Akornada, "âFin del ciclo progresista o reflujo del cambio de época en América Latina? 7 tesis para el debate", Rebeli¾n, 8 septembre 2015, www.rebelion.org

8. Massimo Modenesi, "âFin del ciclo o fin de la hegemonía progresista en América Latina?", La Jornada, 27 septembre 2015.

9. Massimo Modenesi, "âFin del ciclo... ", op. cit. , note 5.

10. Jeffery R. Webber, "Ecuador en el impasse político", Viento Sur, 20 septembre 2015, vientosur.info

11. Ricardo Aguilar Agramont, "Entrevista a Eduardo Gudynas: La derecha y la izquierda no entienden a la naturaleza", La Raz¾n, 23 août 2015.

12. Ra·l Zibechi, "Hacia un nuevo ciclo de luchas en América Latina", Gara, 3 novembre 2013, gara.naiz.info

13. Franck Gaudichaud, "El peso de la historia. América Latina y la mano negra de Washington", Le Monde Diplomatique, édition chilienne, juillet 2015.

14. Pablo Seguel, "América Latina actual. Geopolítica imperial, progresismos gubernamentales y estrategias de poder popular constituyente. Conversaci¾n con Franck Gaudichaud". En: GESP (coord.), Movimientos sociales y poder popular en Chile, Tiempo robado ed., Santiago 2015, pp. 237-278.

15. Abya Yala est le nom choisi en 1992 par les nations indigènes dæAmérique pour désigner læAmérique au lieu de la nommer d'après Amerigo Vespucci. L'expression " Abya Yala » vient de la langue des Kunas, un peuple indigène de Panama qui utilise cette expression pour nommer l'Amérique. Les mots signifient " terre dans sa pleine maturité ».

16. Cf. Marta Harnecker, "Los movimientos sociales…", op. cit. , note 3.

17. Tamia Vercoutère, prologue à l'édition équatorienne du livre América Latina. Emancipaciones en construcci¾n (Quito, IEAN, 2013).

18. Pablo Rojas Robledo, "Hay que sembrarse en las experiencias del pueblo". Fin de ciclo, progresismo e izquierda. Entrevista con Miguel Mazzeo", Contrahegemonía, septembre 2015, contrahegemoniaweb.com.ar

19. Miriam Lang, Belén Cevallos et Claudia L¾pez (comp.), La osadía de lo nuevo. Alternativas de política econ¾mica, Quito 2015, Fundaci¾n Rosa Luxemburg/Abya-Yala, pp. 191-192.

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