Depuis l'ouragan médiatique qui présentait l'accord du 20 février entre le gouvernement grec et l'Eurogroupe pratiquement comme une victoire du premier, le principal argument de ses défenseurs est que " nous avons gagné un peu de temps ». Il fallait faire quelques concessions, disent-ils, mais celles-ci se sont faites dans le cadre d'un " compromis propulsif », pour utiliser l'expression du vice-premier ministre, Yanis Dragasakis - une figure des " réalistes » de Syriza. L'argument avancé est que, durant les quatre mois où cet accord sera en vigueur, il n'y aurait pas de mesures d'austérité supplémentaires, le problème de liquidité ayant mené le système bancaire au bord de l'effondrement serait résolu temporairement et le gouvernement aurait une certaine marge de manœuvre pour préparer le nouveau cycle de négociations de juin sans devoir abandonner ses objectifs stratégiques.
Il ne s'agirait donc pas d'une défaite, mais d'une retraite tactique favorisant la partie grecque. Néanmoins, sans même faire une analyse détaillée (1) des engagements pris par le gouvernement grec en signant l'accord, il n'a clairement pas fallu beaucoup de temps pour que la réalité réfute les principaux aspects de cet argument.
Synthèse et articles Inprecor
À l'intérieur de la " cage de fer »
Premièrement, il est clair que le gouvernement a les mains liées. Bien qu'ayant effectivement résisté aux mesures d'austérité préconisées par les Européens, il a été incapable d'appliquer le programme pour lequel il a été élu. Effectivement, l'essentiel de ces mesures a un coût financier et requiert l'approbation préalable de la troïka (abandonnons une fois pour toutes ces euphémismes, les " institutions » et le " groupe de Bruxelles »). Cela concerne particulièrement la liquidation des arriérés d'impôts des contribuables à faible revenu, le rétablissement à 12 000 euros du seuil de revenus annuels exemptés d'impôt et l'abolition de l ENFIA, impôt uniforme sur le patrimoine immobilier, absurde et injuste.
De plus, l'augmentation du salaire minimum à 751 euros est renvoyée à un horizon de deux ans, selon des délais pas très clairs. Enfin, les propositions de rétablir les conventions collectives et la législation du travail ont rencontré une forte opposition de la troïka et, dans la liste des réformes présentées le mois dernier par Yanis Varoufakis (ministre des Finances), le gouvernement grec s'est engagé à poursuivre les privatisations en cours et en suspens.
En conséquence, le premier mois du gouvernement de gauche a été une période sans précédent d'inaction législative, une bonne image de la " cage de fer » soigneusement préparée et imposée par l'Union européenne (UE) aux Grecs indisciplinés. Cette inaction a été équivalente dans les faits à un démenti des premières annonces du nouveau gouvernement, qui avaient créé un climat positif dans la société grecque et aussi à l'échelle internationale parmi les forces politiques et sociales alliées. Cela signifie essentiellement que les mesures redistributives, qui pourraient apporter un vrai soulagement pour la classe ouvrières et les couches populaires et qui permettraient à Syriza de stabiliser ses alliances sociales, sont ajournées indéfiniment.
Il convient aussi de souligner un point parfois omis : la première période du gouvernement de Syriza a fait apparaître, entre autres choses, les contradictions du " Programme de Thessalonique » (2), sur la base duquel ce gouvernement a été élu et qu'il était censé appliquer de manière non négociable. Néanmoins, il s'avère que l'UE considère " unilatérale » - et par conséquent condamnable - toute rupture avec la politique des mémorandums, et pas seulement le non-paiement de la dette ou la sortie de l'euro. La confirmation la plus évidente de ce point est venue avec la lettre de l'économiste Declan Costello, envoyée au nom de la Commission européenne : cette lettre signalait que promulguer la " loi d'urgence humanitaire » sans la préalable " consultation politique appropriée » impliquerait " d'agir unilatéralement et sans cohérence avec les engagements conclus, y compris devant l'Eurogroupe, comme l'affirme le communiqué du 20 février ».
Effectivement, dans cet accord, la partie grecque dit explicitement qu'elle " s'engage à s'abstenir de tout repositionnement des mesures ainsi que de changements unilatéraux des politiques et des réformes structurelles qui auraient un impact négatif sur les objectifs budgétaires, la reprise économique ou la stabilité financière tels qu'évalués par les institutions ». Ainsi, dès le début, il n'existait aucune possibilité de pouvoir appliquer un programme de ce type de manière " non négociable ». De plus, il est clair que, en plus d'être un casus belli pour l'UE, le programme n'était pas " fiscalement neutre » (c'est-à-dire sans aucune incidence sur le budget), comme cela avait été annoncé. Autrement, son application n'aurait pas couru le risque d'un veto de la troïka, surtout préoccupée par la défense des surplus budgétaires. Tout cela, sans même mentionner l'illusion que l'argent provenant du Fonds européen de stabilité financière (FESF) pourrait être utilisée à des fins différentes, une idée explicitement écartée dans l'accord du 20 février.
" Ambiguïté créative »
De plus, le blocage dérivant de l'inaction législative a été renforcé par les désaccords internes sur les clauses de l'accord, désaccords exprimés tant lors de la réunion du groupe parlementaire de Syriza, le 27 février, que lors de son Comité central, à la fin de ce même mois (où l'amendement de la Plateforme de gauche a obtenu l'appui de 41 % des votants). La conséquence la plus immédiate et la plus significative de cette divergence c'est que, malgré les pressions de l'UE, l'accord de l'Eurogroupe n'a pas été soumis à l'approbation du Parlement. Au contraire, le gouvernement a commencé à formuler un discours d'" ambiguïté créative » sur le contenu de cet accord.
Concrètement, cela signifiait une forme de " désobéissance sélective », équivalant en fait à une application " unilatérale » de certaines mesures figurant dans le programme de Syriza. Les plus significatives d'entre elles sont les lois sur la crise humanitaire, la liquidation des arriérés d'impôts, la protection des résidences principales contre les expulsions, le rétablissement de l'ERT (la compagnie publique de radio-télévision grecque) et la création d'une commission d'audit, chargée d'enquêter sur la période du mémorandum. Jusqu'ici, seules les deux premières de ces mesures ont été mises en place, ce qui montre bien la différence entre les propositions initiales et le résultat, ainsi que le rôle joué par la troïka dans le processus législatif.
La loi sur la crise humanitaire comprend une dépense maximum de 200 millions d'euros, un sixième du montant prévu dans le Programme de Thessalonique. La limite de revenus pour pouvoir bénéficier des mesures proposées (rétablissement de la fourniture d'électricité, tickets d'alimentation, allocations logement) a été fixée à 4 800 euros par an pour une famille avec 4 enfants et à 6 000 euros pour une famille avec 3 enfants - ce qui couvre seulement les cas d'extrême pauvreté. L'objectif annoncé de 150 000 foyers paraît bien optimiste, et en tout cas ce n'est que la moitié du chiffre prévu dans le Programme de Thessalonique. Et la Commission européenne s'est opposée même à cette version réduite.
La loi permettant de liquider les arriérés d'impôts en 100 versements constitue sans doute un début de de soulagement pour les millions de victimes, appartenant aux classes populaires et moyennes, de l'agression fiscale durant ces dernières années - tout comme la suppression de l'emprisonnement pour dettes -, mais même cette mesure est en deçà des dispositions proposées initialement. Il n'existe aucune disposition concernant la réduction d'une dette, car la troïka la rejette : ainsi, ceux qui ne peuvent pas payer deux échéances mensuelles consécutives durant les huit premiers mois (et durant trois mois ultérieurement) perdront cette prestation. Pire, ceux qui peuvent payer immédiatement se voient clairement favorisés en étant exemptés d'amendes et de majorations. En résumé, la recherche de sources de recettes publiques immédiates, combinée à la pression de l'UE pour empêcher tout type de diminution d'une dette, semble avoir prévalu sur l'objectif de combattre les impôts excessifs, auxquels les personnes ordinaires ont été soumises durant ces dernières années.
Néanmoins, même ces mesures symboliques et assez ambiguës - qui oublient l'objectif fondamental de Syriza, à savoir redistribuer la richesse - ont suffi à susciter une nouvelle vague de récriminations des dirigeants européens. De fait, le président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, n'a jamais cessé ses attaques, commencées le 5 février, lorsqu'il décida de bloquer le principal mécanisme de financement des banques grecques. Un mois plus tard, avec ses trois " non » aux demandes du gouvernement grec (permettre aux banques grecques l'émission de bons du Trésor à court terme pour financer les paiements de la dette publique ; reconnaître les bons du Trésor grecs comme garanties de la BCE ; augmenter à 3 milliards le plafond de la fourniture de liquidités d'urgence), le président de la BCE a montré clairement ses intentions. La torture de la " goutte d'eau » (3) en matière de liquidités paralyse peu à peu l'économie, à mesure que les liquidités apportées par le secteur public s'épuisent et que les revenus de l'État diminuent.
De plus, en avril, le gouvernement doit rembourser 1,4 milliard d'euros au Fonds monétaire international, dont 800 millions sont des intérêts. Afin de couvrir ses besoins, vu qu'il a donné la priorité au paiement des créanciers, le gouvernement s'est vu contraint d'utiliser les réserves de liquidité des fonds de pensions et des entités du secteur public. La situation financière de la Grèce est réellement désastreuse. Dans un entretien très controversé avec la revue allemande Der Spiegel, Alexis Tsipras - abandonnant pour un instant le langage diplomatique - a déclaré que " la BCE continue de tirer sur la corde que nous avons autour du cou ».
Le sommet européen du 19 mars et la réunion séparée de Tsipras avec Mario Draghi, Angela Merkel, François Hollande, Jean-Claude Juncker, Jeroen Dijsselbloem et Donald Tusk n'ont entraîné aucun changement substantiel. Toute aide reste strictement conditionnée à une " liste de réformes » que doit présenter la Grèce ces prochains jours, et tous les participants à ces réunions ont sommé Tsipras de tenir sans retard ses " promesses non tenues ». Dans sa conférence de presse à la fin de la réunion, la chancelière allemande est même allée plus loin : " Le gouvernement grec a l'opportunité de choisir certaines réformes en suspens depuis le 10 décembre et de les remplacer par d'autres si… celles-ci ont les mêmes effets ». Comme le releva Peter Spiegel, le correspondant du Financial Times à Bruxelles, " il s'agit d'une demande potentiellement incendiaire, vu que le document auquel se référait Merkel - une lettre écrite par le Premier ministre grec de centre droite, alors en fonction, Antonis Samaras, et par son ministre des Finances, Gikas Hardouvelis - fut l'objet de forte moquerie de la part et a été fortement dénoncée par le parti d'extrême gauche de Tsipras, Syriza, durant la campagne électorale ».
Il est très peu probable que la première réunion bilatérale du 2 avril 2015 à Berlin entre Merkel et Tsipras amène un changement d'attitude de l'Allemagne. Cela a probablement poussé le dirigeant de Syriza à déclarer, pour la première fois, qu'" il y a un plan B », si le pays se trouve confronté à un manque de liquidités.
Une stratégie alternative
Le plan — ou, pour mieux le dire, l'éventail des stratégies — que se proposent d'appliquer actuellement les Européens peut se résumer de la manière suivante : soit provoquer à court terme la chute du gouvernement de Syriza, soit - et cela semble l'option prédominante - obliger celui-ci à une nouvelle retraite stratégique en avril, préparant ainsi le terrain pour une capitulation définitive. Ce cadre semble se refléter dans les décisions de l'Eurogroupe, début mars, lorsque dans une atmosphère particulièrement tendue et au moyen de procédures d'urgence, le gouvernement grec s'est vu contraint d'accepter deux importantes exigences de l'Eurogroupe. Premièrement, une confirmation très stricte de " l'engagement à ne pas prendre des mesures unilatérales, ni à revenir sur des mesures préalablement acceptées ». Deuxièmement, le retour à Athènes des équipes " techniques » de la troïka.
Au-delà du symbole, cette dernière mesure a une signification très pratique : sur la base des données recueillies - qui devraient confirmer les tendances négatives des recettes publiques, des objectifs budgétaires et de l'économie en général -, ces équipes élaboreront des propositions pour un nouveau paquet de mesures d'austérité. Ce paquet sera présenté finalement par les prêteurs comme la condition d'un nouveau " sauvetage » qui se " négociera », mais qui en réalité sera imposé au gouvernement grec cet été, lorsque la Grèce devra faire face au paiement de plus de 10 milliards d'euros de dettes.Il est maintenant tout à fait clair que rester coincé dans ce piège mortel ne peut que conduire à la défaite totale du gouvernement de Syriza et à l'effondrement des forces politiques et sociales qui constituent sa base, avec des conséquences directes et dévastatrices à l'échelle européenne et internationale. À ce propos, la baisse relative de Podemos dans de récents sondages devrait déjà susciter une certaine préoccupation, quoique des facteurs internes à l'Espagne interviennent aussi dans ces résultats.
Néanmoins, pour échapper à la paralysie actuelle, il est nécessaire de remplir certaines conditions. La première consiste à rompre avec le climat de complaisance, c'est-à-dire abandonner l'idée qu'avec le biais adéquat des médias il est possible de présenter toute réunion avec les fonctionnaires européens comme un succès et de considérer les accords souscrits comme pouvant être modifiés à volonté. Celui qui a le mieux reflété la sincérité et l'évaluation sobre que réclame la situation, c'est le ministre de l'Intérieur, Nikos Voutsis, qui a souligné devant le Parlement que " le pays est en guerre, une guerre sociale et de classe contre les prêteurs » et qu'à cette guerre " nous n'irons pas en joyeux touristes désireux de maintenir les politiques du mémorandum ». C'est le type de langage que veulent entendre les partisans internationaux de Syriza, non le langage de l'optimisme facile qui génère des illusions et sème la confusion, ce qui demain peut se payer très cher.
Pour gagner cette bataille - et il faut souligner que, malgré les revers et les pertes, le résultat continue de rester incertain -, il faut s'y préparer de manière adéquate. Malheureusement, le pas en arrière de février s'est révélé nécessaire dans la mesure où il fallait démontrer, en termes réels, que même avec les meilleures intentions l'insistance sur la stratégie de rester à tout prix dans l'euro ne peut mener qu'à la défaite. Bien sûr, tout un éventail de mesures unilatérales sont des armes nécessaires dans cette bataille et doivent logiquement précéder le Grexit (sortir de l'euro). Deux d'entre elles font partie depuis un certain temps du programme de Syriza : contrôle des capitaux - ce qui exige un contrôle public strict du système bancaire - et non-paiement de la dette.
Synthèse et articles Inprecor
Néanmoins, il devrait être clair que ces mesures mettraient en marche une dynamique qui rompraitt avec les contraintes fondamentales de l'union monétaire et conduirait inévitablement à la sortie de celle-ci. En tout cas, le chantage continuel de la BCE par rapport à l'octroi de liquidités pose chaque jour la question de récupérer la souveraineté sur la politique monétaire. De ce point de vue, la proposition la plus raisonnable consiste à négocier la sortie de l'euro, combinée avec l'annulation de la plus grande partie de la dette : cela épargnerait aux deux parties les effets négatifs d'une sortie forcée et de la préoccupation sans fin de l'insoutenable dette grecque. Certes, vu le mandat reçu par Syriza sur la question de l'euro, cette proposition devrait être validée par une consultation populaire. Le gouvernement grec a déjà discuté la possibilité d'un référendum en cas d'enlisement des négociations, comme le démontrent les déclarations de Varoufakis au Corriere della Serra, tout comme plus récemment les déclarations similaires d'un porte-parole du gouvernement.
En tout cas, cette ligne pourrait constituer la base d'une proposition crédible, libre de tout double langage et adressée tant à l'UE qu'à la société grecque. En dernière instance, c'est le critère décisif pour déterminer " en faveur de qui le temps joue ». Malgré certains signes de déclin de l'opinion favorable, le gouvernement continue à jouir d'un large appui populaire, car la majorité des gens comprennent l'évidence, à savoir qu'une guerre terriblement asymétrique a été lancée contre eux. Et dans cette guerre, les partisans de l'Europe auront beaucoup de peine à gagner la majorité du peuple grec. Il est aussi certain que l'atmosphère des premières semaines de gouvernement, qui a poussé les gens à descendre dans la rue, a radicalement changé. Néanmoins, rien n'empêche cet esprit de revivre. Pour cela, il est nécessaire que résonnent à nouveau les trompettes de la bataille, et il faut livrer cette lutte avec le sérieux et la détermination indispensables, non avec des cris pour la galerie et des contorsions rhétoriques. ■
* Stathis Kouvelakis, professeur de philosophie politique au King's College de Londres, est membre du comité central de Syriza et du Courant de gauche de ce parti. Ce courant dispose de quatre ministres dans le gouvernement dirigé par Alexis Tsipras, dont Panagiotis Lafazanis, qui à la suite de l'accord signé le 23 février avec l'Eurogroupe a annoncé que l'eau et l'énergie ne seront pas privatisées. Cet article a paru d'abord dans la revue étatsunienne Jacobin (https://www.jacobinmag.com), puis traduit en espagnol dans la revue Viento Sur (www.vientosur.info). (Traduit de l'espagnol par Hans-Peter Renk)
2. Cf. Inprecor n° 612/613 de février-mars 2015.
3. Torture consistant à faire tomber toutes les cinq secondes une goutte d'eau sur la victime, l'empêchant ainsi de dormir et provoquant finalement sa mort par crise cardiaque.