Vendredi 7 novembre 2014, le syndicat de la métallurgie Numsa (340 000 membres) a été expulsé de la fédération nationale Cosatu par 33 voix contre 24 au sein du comité exécutif national. C'est un événement considérable. D'abord parce que ce syndicat est l'un des plus importants de la fédération. Ensuite parce qu'il a été l'une des composantes essentielles de sa création dans les années 1980. Mais c'est évidemment la raison de cette expulsion qui est essentielle. Le Numsa est expulsé pour avoir en décembre 2013 décidé en congrès de ne plus soutenir l'ANC et le parti communiste au pouvoir et d'avoir dénoncé leur politique libérale et leur corruption (1).
Synthèse
C'est un cycle historique qui se clôt. Car au tout début des années 1980, alors que le mouvement de masse se reconstituait et que les luttes contre le régime blanc prenaient une grande ampleur, deux courants de pensée se disputaient en quelque sorte l'hégémonie. D'un côté l'ANC et son poisson-pilote le PC, de l'autre des directions syndicales nées de la massification du prolétariat industriel classique (métaux, chimie, textile). Les premiers défendant pour l'essentiel une ligne de révolution nationale démocratique, les seconds une ligne de révolution démocratique et socialiste. Si les militants de l'ANC et du PC opéraient dans la clandestinité au sein du mouvement de masse, les seconds bénéficiaient d'une relative légalité en tant que dirigeants syndicaux. La tension fut extrême durant toute la première partie de la décennie. Alors qu'une partie de ces syndicats regroupés à l'époque au sein d'une fédération (Fosatu) tentaient de gagner (en vain) l'hégémonie dans les townships, le PC les dénonçait dans sa presse comme des " gauchistes », de " révolutionnaires en fauteuil », des " trotskistes » etc. Mais la pression objective pour une unification syndicale entre ceux qui soutenaient ouvertement la ligne de l'ANC (à commencer par le syndicat des mines, NUM) et ceux qui posaient encore la question d'un parti des travailleurs et d'un mouvement ouvrier indépendant, finit par aboutir à la formation d'une seule grande fédération nationale, le Cosatu, en décembre 1985.
Trente années de pourrissement
Au début, tout le monde était supposé conserver son droit d'expression et il y eut quelques tensions durant les premières années entre les deux " ailes » du mouvement. Puis vint l'heure des négociations entre l'ANC, la bourgeoisie libérale, les occidentaux puis avec le régime lui-même, par temps de Glasnost et de pression de Gorbatchev. Parfois par naïveté, souvent par opportunisme une grande partie des directions syndicales " indépendantes » se convertirent. Nombre de leurs dirigeants adhérèrent au PC et à l'ANC, au nom des temps nouveaux, de l'hégémonie finalement gagnée par l'ANC, du réalisme, de la démocratisation soudaine du stalinisme et plein d'autres raisons évoquées. Seulement, après les élections historiques de 1994, les mêmes devinrent ministres, hommes d'affaires, présidents de toutes sortes d'organismes à très forte rémunération. Des syndicats comme le Numsa se trouvèrent totalement dirigés par des membres du PC, supportant sans trop d'état d'âme les décisions prises au nom de la " première étape » (très libérale pourtant) de la marche au " socialisme ». À ce titre bien sûr, les cotisations syndicales servaient en partie à financer le PC, porte-parole " naturel » du prolétariat ! Au sein du Cosatu dans son ensemble, la corruption directe fit le reste, transformant par exemple un Cyril Ramaphosa, ancien dirigeant du syndicat des mines, en millionnaire, actionnaire dans les mines bien que n° 2 de l'ANC.
Mais voilà, le temps passe : revendications de la base, aggravation de la pauvreté, promesses non tenues, dureté du patronat, apparition d'une nouvelle génération au sein des organes élus. Puis, dernier événement majeur, le massacre de 34 mineurs grévistes à Marikana le 16 août 2012. Le congrès du Numsa de décembre 2013 prend acte de tout cela et proclame sa rupture politique avec le régime et le PC. Plus de cotisations qui remontent, plus d'appel à voter pour l'ANC et interpellation des autres syndicats pour qu'ils adoptent cette même ligne. Le tout coiffé par la référence à un front unique pour le socialisme et l'objectif d'un parti des travailleurs indépendant.
Ce qui est à la fois accablant et stimulant c'est que nous assistons, à quelques points près, au même débat qu'en 1983-1985. Trente ans après, les successeurs des protagonistes de l'époque reprennent le même conflit pratiquement dans les mêmes termes. Trente ans de perdues ? Évidemment non. Car à l'époque c'était une bataille politique au sein des luttes, alors qu'aujourd'hui l'un des deux camps est au pouvoir, utilise la violence de l'État, exprime le point de vue d'une bureaucratie profondément corrompue, marche avec le grand capital blanc (ce qui était prévisible il y a trois décennies) et démontre plus qu'il n'en faut les conséquences sociales de ses dogmes du départ.
Pour le Numsa, l'équation est complexe. Il ne pourra pas se contenter de faire référence, comme aujourd'hui et de manière fantasmatique, à ce qu'il croit être les positions justes de l'ANC et du PC d'avant la dégénérescence. Il doit faire l'effort de ce bilan et comprendre que derrière les concepts, par exemple sur la question nationale (" le colonialisme d'un type particulier »), se cachait depuis l'origine l'adaptation locale de la ligne soviétique de la révolution nationale et démocratique impliquant les alliances de classes et les compromis systémiques que l'on constate depuis 20 ans. Il ne peut plus penser que, comme le prétendit et le prétend encore le PC, la classe ouvrière étant " unique », sa représentation politique passe nécessairement par un seul parti " ouvrier ». Les choses sont infiniment plus compliquées dans ce vaste pays aux multiples diversités sociales. Enfin une analyse rétroactive des processus de bureaucratisation s'impose, si le Numsa veut tourner la page.
Quelle recomposition syndicale et politique ?
Le processus de clarification organisationnelle n'en est donc qu'à ses débuts. La priorité pour le Numsa devrait être d'abord de caractère syndical. Il est exclu du Cosatu mais huit autres syndicats à l'intérieur du Cosatu ont établi des liens avec lui. La réunion commune qui s'est tenue avec ces syndicats, le 9 novembre au lendemain de l'expulsion, s'est bien passée et augure d'une collaboration solidaire entre le Numsa et ces syndicats encore (provisoirement ?) membres du Cosatu. Un meeting commun semble se dessiner pour les prochaines semaines.
Par ailleurs, d'autres syndicats existent déjà à l'extérieur du Cosatu comme l'AMCU, implanté dans les mines de platine, ainsi que des scissions en cours au sein de syndicats du Cosatu, par exemple dans l'éducation. Un mouvement national des pauvres ruraux vient par ailleurs de se constituer. La question brûlante est donc celle d'un regroupement syndical alternatif, mais aussi celle de sa forme, de ses objectifs et de sa démocratie interne. Pour le reste, sur le socialisme et le " parti des travailleurs », la confusion au sein de l'équipe dirigeante du Numsa reste très forte, entre la notion de front unique des forces se réclamant de l'anticapitalisme et la simple auto-proclamation de son propre leadership prolétarien.
Or, il ne peut y avoir une remontée intense des luttes sociales sans que des forces politiques émergent parallèlement. C'est d'abord le cas du courant issu de la jeunesse de l'ANC, les Combattants pour la liberté économique (EFF) qui, avec 6,35 % des voix aux élections générales de mai 2014, compte désormais 25 sièges à l'assemblée nationale et qui s'est imposé comme la première force d'opposition dans plusieurs provinces. L'EFF est lui-même au milieu de gué programmatique en ce qui concerne sa profession de foi socialiste (2). D'autres forces politiques existent, très actives dans les syndicats et les mouvements sociaux et en débat avec le Numsa et EFF. La cartographie des forces militantes et du projet socialiste a donc toutes les chances d'être différente d'ici quelques années si ce n'est quelques mois. Sans oublier qu'il faut compter sur la répression du régime dans un pays où la violence sociale quotidienne laisse de grandes marges de manœuvre à la violence de l'État elle-même. ■
* Claude Gabriel a longtemps animé le travail du Bureau exécutif et de la Commission Afrique de la IVe Internationale.