La grève des ouvriers de l'usine textile d'État de Mahalla commencée le 10 février pour l'obtention du salaire minimum de 1200 LE (livre égyptienne) que le gouvernement a accordé au public fin janvier, est en train de s'étendre progressivement aux ouvriers des 32 usines du consortium textile d'État en même temps qu'elle incite et encourage de nombreux salariés d'autres secteurs à s'y mettre à leur tour ou en tous cas à l'envisager.
21 février 2014
L'usine de Mahalla est la plus importante du holding textile avec 24.000 salariés, mais à la date du 20 février, les salariés de 7 autres usines avaient déjà rejoint le mouvement, dont celle de Kafr Al-Dawar et ses 8.000 salariés qui en sont à leur quatrième jour de grève, ainsi que ceux de Sbahy Al-Biza, Shebeen Al-Kom, Al- Mahmoudeya, Nasr et d'autres encore qui sont en train de rejoindre la lutte.
Sur l'Egypte
Des délégations de diverses usines occupent les alentours du siège central du holding.
Le 16 février, les salariés de la Compagnie du Nil pour les routes et les ponts ont également commencé la grève pour l'obtention du même salaire minimum que dans le public. Le 19, les employés de six compagnies de l'eau et l'assainissement entraient à leur tour en lutte pour les salaires. Et le 20, ce sont ceux de la société égyptienne de propylène de Port Saïd qui entraient dans la danse. On notait même la lutte des 120 employés de la Tour du Caire - symbole du nassérisme - avec son restaurant panoramique pivotant, qui demandent la renationalisation de leur entreprise.
A Mahalla, comme dans les autres usines textiles, outre l'exigence du salaire minimum, les ouvriers exigent que les directions locales comme la direction du holding soient dégagées, que les bonus (participation aux bénéfices et complément important des salaires) dont le paiement avait été reporté, soient versés immédiatement, que des investissements soient fait pour que les entreprises tournent à pleine capacité, que les licenciés soient réintégrés et des garanties diverses pour leurs assurances et protections, et enfin pour de nouvelles élections syndicales.
Le gouvernement ne réprime pas mais salit le mouvement pour tenter d'en empêcher l'extension
Les autorités qui se sont montrées féroces dans la répression des militants révolutionnaires ces derniers mois, ont été beaucoup plus prudentes à l'égard des ouvriers dont ils craignent qu'une répression violente de leur mouvement ne mette le feu aux poudres. Elles ont accusé les grévistes de sabotage et d'obéir aux Frères Musulmans en même temps qu'elles accentuaient la mise en scène de la répression et la propagande contre les attentats terroristes. Mais les ouvriers ont manifesté en montrant ostensiblement des pains, se faisant bien comprendre de toute la population égyptienne ; leurs seuls objectifs sont le pain, la liberté et la justice sociale comme ils le scandent dans les manifestations ou l'écrivent sur les banderoles et les murs.
Les calomnies hostiles des autorités et leurs appels à l'unité nationale contre le terrorisme ont alors fait long feu.
Aussi le gouvernement a changé de tactique et promis le paiement immédiat de leurs bonus aux représentants des grévistes qu'il a reçu mais en a profité pour faire passer dans les médias que la grève s'était arrêtée le 18 février dans le groupe textile suite à cela. En même temps les dirigeants syndicaux de l'ETUF (syndicat d'État) faisaient tout pour faire reprendre le travail. Et le même jour, le PDG du groupe textile tentait de couper les grévistes des classes populaires en les présentant à la télévision comme des privilégiés, grassement payés, bien au delà du salaire minimum du public. Ces deux mensonges et l'action des syndicalistes n'ont pas marché mais ont au contraire révolté encore plus les ouvriers, mis de l'huile sur le feu et radicalisé la grève qui continue de plus belle.
Les grévistes ont effet répondu au gouvernement que le paiement des bonus qu'ils venait de céder n'étaient qu'un hors d'œuvre et que leurs vrais objectifs sont plus que jamais le salaire minimum et le départ de tous les dirigeants de l'entreprise comme du syndicat d'État.
La question sociale revient à la une
Ainsi, la question sociale reprend peu à peu la première place dans l'actualité devant le terrorisme islamiste, certains journaux ayant fait leur une sur le sujet. Et plus que cela, le gouvernement a en quelque sorte contribué à donner au mouvement social l'embryon d'un programme unificateur : le salaire minimum pour tous en même temps que dégager tous les dirigeants d'entreprises, des services et des bureaux, le programme d'une troisième révolution, sociale, celle-là.
Le gouvernement ne sachant plus quoi faire pour enrayer le mouvement est d'autant plus engoissé qu'il semble bien que la majeure partie des 5 millions d'employés de la fonction publique n'ait pas encore vu la couleur de la hausse du salaire minimum que le gouvernement avait pourtant promis pour fin janvier. Ce qui laisse présager un énorme soutien au mouvement en cours et des explosions de colère encore bien plus larges.
Par ailleurs, malgré les intimidations, les pressions et une arrestation ces derniers jours, les médecins du public continuent leur grève partielle de deux jours par semaine - suivie pour les dernières semaines à 45 ou 55% - avant de passer à trois jours en mars et en illimitée en avril, pour une hausse de leur salaire (fixé par le gouvernement à un minimum de 1800 LE), estimant que 80% des médecins du public sont en dessous du seuil de pauvreté et que 1800 LE ne suffisent pas à vivre décemment. Mais ce qui est vrai pour les médecins l'est aussi pour les ouvriers, et on voit déjà bien des salariés dire que les 1200 LE du salaire minimum ne suffisent pas.
Il ne faut pas chercher plus loin les hésitations de Sissi à se présenter aux élections présidentielles. La faible participation lors du référendum des 14 et 15 janvier avait déjà montré qu'il n'était pas plébiscité par le peuple égyptien et plus le temps passe, plus la rue prend ses distances d'avec le gouvernement et sa politique, le général risquant alors un désaveu cinglant aux élections.
Clarification politique autour du mouvement social
Le mouvement social qui avait été extrêmement fort au printemps 2013 est tout doucement en train de reprendre et retrouver une grande partie de ses revendications d'alors. Ses hésitations et timidités actuelles ne tiennent plus, comme il y a quelques mois, à la pression de l'énorme répression anti-terroriste mais maintenant surtout à la crise actuelle du mouvement syndical et de la gauche politique complètement désiorientée.
En effet, les directions de l'EFITU, confédération indépendante créée au moment de la révolution de 2011, ou celle de l'ETUF existant du temps de Moubarak, soutiennent la dictature et s'opposent aux grèves. Ce n'est pas étonnant pour cette dernière mais c'est plus perturbant pour les révolutionnaires et les ouvriers de la première. Le ministre du Travail actuel est même l'ancien dirigeant de l'EFITU, un opposant de toujours à Moubarak et un acteur de son renversement. Une minorité de la direction de l'EFITU a certes dénoncé à juste titre le ministre du Travail, la politique du gouvernement et celle de la direction de l'EFITU, la confusion est cependant encore grande. On a ainsi vu d'assez nombreux syndicats indépendants appeler à voter en faveur du dictateur au référendum de Sissi. D'autant plus qu'un bon nombre de ces dirigeants syndicaux sont aussi membres des partis de gauche ou nassérien qui eux-mêmes participent ou soutiennent le gouvernement sous contrôle de l'armée.
En fait, dans le mouvement ouvrier, syndical ou politique, comme d'ailleurs dans la jeunesse démocrate révolutionnaire, une clarification politique qui se cherchait est peut-être bien en train de se faire et s'accélerer autour de ce mouvement social renaissant. La perspective pour le renouveau de la révolution va être là, de plus en plus clairement et largement autour de la révolution sociale, ses acteurs et son programme.
C'est là que le mouvement révolutionnaire socialiste mondial peut être utile en montrant qu'il est tout entier aux côtés de ce mouvement, et même plus partie prenante dans ce mouvement, car il est de même nature que celui qui continue en Tunisie, Bahrain, Syrie... mais aussi en Bosnie, Turquie, Bangladesh, Cambodge... ou encore en Grèce ou encore en Espagne. ■
* Jacques Chastaing est militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France). Cet article a été d'abord publié par la revue électronique À l'encontre : http://alencontre.org/