Lisbonne, le 11 juillet 2013
Ce qui vient de se passer au Portugal en juin et début juillet 2013 n'aurait pu être imaginé par les plus mauvais auteurs de séries télé. La politique et la démocratie ont été balayées. Le Portugal a été dépouillé de toute rationalité politique, et les épisodes successifs ainsi que les complots quotidiens montrent à quel point l'actuel gouvernement et la majorité parlementaire sont insupportables.
Sur le Portugal
Au cours de la troisième semaine de juin, une grève importante et massive des enseignants a eu lieu, bloquant les examens du baccalauréat et forçant le gouvernement à renoncer à ses mesures d'austérité visant l'enseignement et à reculer devant la lutte syndicale. La dernière semaine de juin a été marquée par une importante grève générale, la quatrième contre ce gouvernement et la deuxième appelée en commun par les deux confédérations syndicales. Elle a été très réussie, la plus suivie depuis que la coalition libérale-conservatrice a formé le gouvernement. L'ambiance était en faveur de la grève et même ceux qui ne pouvaient arrêter le travail la soutenaient. Même l'organisation patronale a reconnu qu'il y avait de bonnes raisons de faire une grève générale.
Le lundi 1erjuillet, Vítor Gaspar, ministre des Finances et haut fonctionnaire de la Banque centrale européenne (soi-disant en congé) a présenté sa démission. Dans sa lettre, il parle d'insupportables pressions subies lors de ses deux précédentes tentatives de démission, à la suite des mobilisations populaires massives contre la troïka et son gouvernement, en septembre 2012 et en mars 2013. Il évoque également les erreurs répétées dans les prévisions des résultats macro-économiques et, en particulier, l'absence de soutien politique alors qu'il devait réaliser les réformes et les coupes budgétaires inscrites dans le mémorandum de la troïka. Il déclare que son départ allait renforcer le gouvernement et remercie le Premier ministre, Passos Coelho, de la relation amicale qu'ils avaient. Une fois de plus, ses prévisions se sont révélées erronées.
Le Premier ministre a très rapidement tenté d'écarter le spectre de l'effondrement de son gouvernement en nommant à sa place son adjointe, la secrétaire d'État au Trésor, Maria Luís Albuquerque. Le problème, c'est que cette dernière a été au cours des derniers mois au centre d'un énorme scandale, accusée d'avoir réalisée des opérations financières toxiques lorsqu'elle était responsable des finances de l'entreprise publique REFER. Au sein du gouvernement, elle était en charge de l'enquête sur les pertes des entreprises publiques qui avaient réalisé les opérations financières toxiques, y compris donc celle qu'elle avait elle-même réalisée. Elle a été accusée par l'opposition d'avoir menti au Parlement sur cette enquête. Ces pertes des entreprises publiques se chiffrent en milliards d'euros, car l'État a acheté ces actifs toxiques et réalisé des arrangements avec des banques se montant en milliards d'euros.
Dès le lendemain, Albuquerque a été confirmée dans ses nouvelles fonctions par le Président de la République Cavaco Silva. Ce dernier, ancien ministre des Finances et ancien Premier ministre du Parti social-démocrate (1), est responsable de la plupart des décisions prises lors de l'adhésion du Portugal à l'Union européenne et de l'emploi des aides reçues alors dans le cadre de la transition vers l'UE. C'est le politicien portugais qui est depuis le plus longtemps aux affaires, exerçant les fonctions de pouvoir depuis près de trente ans.
L'implosion gouvernementale a eu lieu immédiatement : Paulo Portas, dirigeant du parti minoritaire au sein de la coalition gouvernementale, le Centre démocratique et social - Parti populaire (CDS-PP, chrétien-démocrate), a remis au Premier ministre sa lettre de démission, proclamant que sa décision de quitter le gouvernement était irrévocable et disant que " rester dans ce gouvernement serait un acte de dissimulation ». Portas, lui aussi un politicien de longue date qui avait été ministre de la Défense dans le gouvernement de Durão Barroso, dirige le parti conservateur qui a obtenu 10 % des suffrages exprimés lors des élections de 2011. Il occupait le poste de ministre des Affaires étrangères et était supposé présenter en juillet un projet de réduction des dépenses sociales de l'État d'un montant de 4,7 milliards d'euros — une réforme qui aurait dû être réalisée en février dernier, mais qui a été reportée sans cesse depuis du fait des mobilisations sociales massives au cours des derniers mois. Dans sa lettre, il expliquait sa démission par le choix de Maria Luís Albuquerque pour diriger le ministère des Finances, expliquant qu'il fallait un changement de la politique " d'austérité à tout prix » de Vítor Gaspar. Mais, à peine 40 minutes plus tard, le Président ratifiait la nouvelle ministre des Finances.
Theaterpolitik
Dans l'après-midi du 2 juillet, le gouvernement de coalition était mort. C'était depuis un certain temps déjà un cadavre politique et social, mais la démission de Gaspar (le ministre de la troïka) et de Portas (chef du parti de la coalition), après celle de Miguel Relvas (le bras droit du Premier ministre et stratège politique du PSD) en avril annonçait son enterrement.
Rapidement le marché boursier a chuté et le taux d'intérêt des emprunts publics a grimpé, tandis que toute l'Europe insistait pour que les contre-réformes soient poursuivies au Portugal et que Barroso clamait que le pays montrait déjà des signes de redressement politique (sic !) et qu'en conséquence le gouvernement devait se maintenir. Officiellement le taux de chômage atteint 17,6 %, mais en réalité il approche de 25 %, avec un million et demi de chômeurs. Le déficit budgétaire avait atteint 10,6 % du PIB, après avoir terminé l'année 2012 à 7,1 %. Les prévisions de l'endettement public pour l'année 2013 sont de 138 % du PIB. La récession était de - 3,2 % en 2012 et, au premier trimestre 2013, elle s'est aggravée atteignant - 3,9 % du PIB. L'austérité est en train de détruire le peuple et l'économie du Portugal, comme c'est le cas dans d'autres pays qui subissent ce nouveau régime social.
A 20 heures, Passos Coelho a fait une déclaration télévisée, annonçant qu'il ne démissionnerait pas, qu'il attendait des éclaircissement concernant la démission de Portas qu'il n'avait pas l'intention d'accepter. Dans les rues, il y avait déjà des manifestations célébrant la chute du gouvernement. Le Président de la République a soutenu le maintien de la coalition ou toute autre formule garantissant " la stabilité », tournant le dos à la joie populaire que l'espoir de la chute du gouvernement et la volonté de nouvelles élections provoquaient. En même temps, les anciens Présidents de la République, les anciens chefs des deux partis gouvernementaux PSD et CDS-PP et toute l'opposition, les syndicats et les mouvements sociaux exigeaient le départ de ce gouvernement de coalition.
Portas n'avait pas informé la direction de son parti de sa démission, alors que le congrès de CDS-PP était convoqué pour les 6 et 7 juillet. Après le discours de Coelho, Portas a convoqué la commission politique du CDS-PP et il a été mis en minorité sur sa demande de quitter la coalition. Néanmoins il a été mandaté pour discuter avec le Premier ministre et de tenter de rafistoler la Coalition.
Le 3 juillet, la Bourse a connue sa plus forte baisse depuis 1998 (7 %) et l'intérêt des emprunts publics pour dix ans est passé de 3 % à 8 %. Pour le secteur bancaire et la bourgeoisie c'était l'alarme. Contre la demande commune de la rue et des médias, la bourgeoisie avait un message clair : pas de démission du gouvernement et pas d'élections. Puis une nouvelle campagne de peur a démarré : l'idée d'un second " plan de sauvetage » (2) imminent - qui avait en réalité précipité la crise gouvernementale. Coelho est allé à Berlin et est revenu le jour même avec l'assurance que la chancelière Merkel avait une totale confiance qu'il poursuivrait la même politique. Le même jour il y a eu trois réunions au sommet entre Passos, Coelho et Portas. Le Président de la République a demandé aux chefs des deux partis de rester au gouvernement.
De son bureau de Bruxelles, Durão Barroso a déclaré que " le marché a donné une leçon aux Portugais ». Ce sont " les marchés » qui, seuls, peuvent décider quand le gouvernement a failli ou quand il faut des élections. La Realpolitik est une chose du passé, à l'âge de la troïka l'heure est à la Theaterpolitik dans laquelle la population ne peut être que spectatrice.
Les Portugais ont vu avec " émerveillement » ce spectacle honteux se dérouler sous leurs yeux : le ministre des Finances démissionnaire car il n'arrivait plus à imposer sa politique destructrice aveugle, la nomination à sa place d'une ministre accusée d'avoir menti au Parlement pour poursuivre cette même politique, la démission du chef d'un des partis partenaires de la coalition gouvernementale, le refus du Premier ministre d'accepter cette démission et, finalement, sa victoire, car il a obligé à revenir au gouvernement celui qui annonçait que sa décision était " irrévocable » un jour plus tôt. Passos Coelho semble avoir gagner de l'influence… Et des petites manifestations exigeant le départ de ce gouvernement ont continué durant le week-end.
Le jeu des chaises musicales
Le samedi 6 juillet, après des réunions durant toute la semaine sur la manière de trouver un accord pour rafistoler la coalition gouvernementale, les directions du CDS-PP et du PSD se sont rencontrées dans un hôtel de Lisbonne. Le principal syndicat — la CGTP — avait appelé à manifester à Lisbonne devant le palais présidentiel, suivie par quelques milliers de manifestants, mais la température dans les rues (43°C) a eu rapidement raison des manifestants. A Porto et à Funchal (Madère) des centaines de gens sont descendus dans les rues réclamant le départ du gouvernement et de nouvelles élections.
A 19 h30, le Premier ministre s'est adressé au pays au cours d'une conférence de presse. Paulo Portas était à ses côtés, silencieux. Passos Coelho a présenté le nouvel accord gouvernemental : Paulo Portas, qui avait présenté sa démission cinq jours avant, sera vice-Premier ministre en charge de la coordination de la politique économique, des liens avec la troïka et de la réforme de l'État ; la ministre des Finance récemment nommée, Albuquerque, gardera son poste en devenant ministre d'État ; António Pires de Lima, un businessman et dirigeant du CSD-PP sera ministre de l'Économie. Cet accord devait être présenté au Président de la République pour ratification.
Le CDS-PP, partenaire junior de la coalition, semble sortir par le haut d'un épisode politique qui, bien que loin d'être terminé, marquera les mémoires en tant qu'infâme succession de manœuvres politiques des partis honteux. Les règles de la démocratie ne sont plus valables et la honte a depuis longtemps quitté l'esprit et l'action des ces politiciens qui mettent en œuvre l'austérité avec le soutien d'une bourgeoisie en décomposition. Quant au congrès du CDS-PP, il a été reporté indéfiniment et il semble que ce parti n'est plus contrôlé que par les instructions de la troïka, comme il a été forcé de revenir dans un gouvernement mort, même après que son chef eut joué de manière si éloquente dans ce théâtre. Si le CDS-PP semble renforcer sa place gouvernementale, il est reconnu comme ne pouvant plus peser sur l'orientation politique.
En réalité, ce fut un test et le résultat est clair : ce parti n'a plus de colonne vertébrale. Sa commission politique, après avoir prétendu être trahie par son chef qui a pris la décision de quitter la coalition, a finalement ratifié sa promotion gouvernementale. Mais ce n'était plus une décision du CDS-PP — la troïka et le Président de la République avaient pris le relais, dénonçant ce petit parti pour ce qu'il est : uniquement un levier pour la mise en œuvre d'un nouveau régime, même si cela devait le détruire (et le détruira probablement).
Alors qu'ils quittaient l'hôtel dans des voitures, ces politiciens dirigeants ont été entourés par des manifestants et ont dû s'enfuir en roulant à contre-sens sous la protection de la police. Le monde surréaliste de la substitution de la démocratie par l'autorité directe de la troïka est sur le point de s'imposer au yeux d'une population qui a vu le récent épisode comme l'illustration de la décrépitude des partis au pouvoir.
Un résumé de la situation permet de voir la distance entre la population, le gouvernement et sa politique. Après deux manifestations, les plus grandes depuis 1974 (le 15 septembre 2012 et le 2 mars 2013), contre la troïka, l'austérité et le gouvernement, la coalition a tenté de se protéger contre les ondes de choc des manifestations massives en reportant les nouvelles mesures d'austérité. Mais puisqu'ils doivent continuer cette politique — la troïka arrivera prochainement pour une huitième évaluation de la réalisation de son programme — les contradictions internes des partis de la coalition ont provoqué l'effondrement du gouvernement. Ce dernier, déjà mort, a été alors rafistolé à la manière de Frankenstein. La crise politique est loin d'être terminée et s'il y a une certitude, c'est que ce gouvernement n'a plus aucune légitimité. Seules la bourgeoisie et la troïka décident (surtout, cette dernière peut décider de mettre un terme à ce gouvernement). L'incompatibilité de la démocratie et de l'austérité sont maintenant incontestables. Les mois à venir verront probablement une rapide détérioration de la situation politique et sociale.
L'affaire se corse
Dans la nuit du 10 juillet le Président de la République, Cavaco Silva, s'est adressé au pays. Tout le monde n'attendait de lui que la ratification du gouvernement reconfiguré par le PSD et le CDS-PP. Ce gouvernement avait déjà été " ratifié » par Bruxelles et par Berlin. Mais Cavaco Silva qui avait persisté dans l'inaction depuis des années, a eu une illumination cette nuit-là.
Après avoir expliqué pourquoi, à son avis, l'organisation d'élections générales serait une terrible erreur (car il n'y avait pas de ressources budgétaires pour cela — la veille, la confédération du tourisme s'était aussi opposée aux élections, car elles feraient fuir les touristes…) et souligné la nécessité de poursuivre la mise en œuvre de nouvelles mesures d'austérité (du fait des évaluations de la troïka, des réactions des marchés, d'un second plan de sauvetage, etc.), Cavaco a annoncé qu'il ne soutenait pas l'accord conclu entre Portas et Passos Coelho après l'effondrement de la semaine précédente et ne ratifiait pas le gouvernement remanié.
Il a proposé en outre un accord de salut national signé par les trois partis qui soutiennent le mémorandum de la troïka : les deux partis gouvernementaux — PSD et CDS-PP — et le Parti socialiste (dans l'opposition). Un tel accord devrait comporter trois points principaux :
► 1. Les partis devront établir la date des prochaines élections anticipées — et il proposait juillet 2014, qui est la fin supposée du programme de la troïka ;
► 2. L'accord des trois partis de la troïka doit garantir le soutien nécessaire afin de compléter le programme et de garantir le paiement de la dette aux créanciers internationaux ;
► 3. L'accord doit tenir à moyen terme et le gouvernement qui sera issu des prochaines élections devra compter sur le soutien de ces trois partis pour disposer d'une majorité absolue, rembourser la dette publique, maintenir un strict contrôle des dépenses, etc. Autrement dit, poursuivre la politique d'austérité au-delà de la fin du mémorandum.
Pour beaucoup cette intervention fut un choc — de nombreux journaux ont affirmé qu'en opposant son veto au gouvernement, il a aggravé la crise politique. Mais le Président a été très clair sur le but : il faut un gouvernement de la troïka et c'est aux partis de la troïka (signataires du mémorandum) d'assurer son existence. Il a également laissé entendre que si ces partis ne parvenaient pas à trouver un accord, il pouvait tenir lui-même les rênes du pouvoir en prenant l'initiative d'un gouvernement présidentiel.
Pour sa part, le Parti socialiste a déjà annoncé qu'il ne soutiendrait aucun gouvernement qui ne serait pas issu de nouvelles élections. L'exclusion ouverte de tout projet de " salut national » des partis représentés au Parlement, mais qui ne sont pas dans l'arc de la troïka — le Bloc de gauche et le Parti communiste — a témoigné du mépris de la démocratie de la part de cet économiste de 74 ans : au Portugal la démocratie est dorénavant définie uniquement à l'intérieur de la sphère de l'austérité, de la troïka et de la Debtocracy.
Le Président a ainsi publiquement humilié le PSD et le CDS-PP, il a tenté d'enchaîner le Parti socialiste à la politique de l'austérité à n'importe quel prix et à long terme, et a clairement admis que seuls les marchés décident, alors que tout le pays est en lambeaux.
La crise politique portugaise est loin d'être terminée. Ses rebondissements ne doivent pas nous trouver une nouvelle fois non préparés pour la burlesque et grotesque Theaterpolitik de la troïka. ■
* João Camargo est militant du Mouvement des travailleurs précaires et membre de la plateforme " Que se lixe a troïka ».
(Traduit de l'anglais par JM)
1. Contrairement à ce que son nom laisse penser, le PSD est un parti de droite qui n'a rien de commun avec la tradition social-démocrate portugaise. C'est le Parti socialiste (PS) qui est la section portugaise de l'Internationale socialiste. Le PSD est le principal parti de la coalition gouvernementale actuelle au Portugal.
2. C'est l'appellation officielle des plans d'austérité imposés par les mémorandums de la troïka.