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" Méfiez-vous de l'armée » : Et si on arrêtait de prendre les Égyptiens pour des imbéciles ?

par Julien Salingue
Place Tahrir après la destitution de Morsi. © S. Behn

Ce que les gens ont célébré le 3 juillet dans les rues égyptiennes, c'est la défaite d'un Président qui n'a satisfait aucune des revendications de la révolution, contrairement à ce qu'il avait promis, et non une prise du pouvoir par les militaires.

Le 4 juillet 2013

Dans nombre de médias et sur les réseaux sociaux, la formule est reprise en boucle : " l'armée égyptienne a renversé Mohammad Morsi ». Cette assertion semble à première vue incontestable, du moins si l'on se concentre sur les événements du 3 juillet au soir et sur leur dimension strictement institutionnelle. À ceux qui affirment que les récents événements se résument à un coup d'État de l'armée, d'autres rétorquent que nous assistons à nouvelle étape de la révolution égyptienne. À l'examen, la réalité se situe à mi-chemin de ces deux positions.

Sur l'Égypte

Coup d'État vs révolution ?

En effet, si la destitution du président égyptien a été formellement organisée (et annoncée) par l'armée, et non par des structures autonomes issues du mouvement de révolte qui agite l'Égypte depuis 30 mois, elle ne se serait jamais produite sans les manifestations historiques du 30 juin et des jours qui ont suivi. C'est parce que les Égyptiens se sont mobilisés par millions que Mohammad Morsi a été contraint au départ, pas parce que l'armée égyptienne aurait soudainement décidé de le renverser. La focalisation sur le volet institutionnel des événements conduit nombre d'observateurs à occulter le rôle moteur de la mobilisation populaire dans la chute du Président égyptien.

L'hypermédiatisation du " coup d'État » fait en effet écho à la sous-médiatisation, pour ne pas dire la non-médiatisation, des mobilisations qui secouent l'Égypte de manière ininterrompue depuis la chute d'Hosni Moubarak en février 2011. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : durant les 5 premiers mois de l'année 2013, ce sont ainsi pas moins de 5 544 manifestations qui ont eu lieu en Égypte, très majoritairement sur des questions économiques et sociales (1). Le succès de la campagne Tamarod (" Rébellion »), elle aussi centrée sur ces questions (et non sur la dénonciation d'une quelconque " islamisation de la société égyptienne ») (2), participe de cette dynamique de contestation de la politique des Frères musulmans.

Ces derniers se sont en effet révélés incapables de répondre aux exigences de la population égyptienne, qui avaient conduit cette dernière à se révolter massivement contre la dictature d'Hosni Moubarak en 2011. Élu démocratiquement en juin 2012, Mohammad Morsi, qui se présentait comme le candidat de la révolution, a échoué à satisfaire les demandes des Égyptiens, notamment dans le domaine économique et social, avec au contraire une dégradation des conditions de vie de la population. S'il ne s'agit pas de sous-estimer le fait que les caciques de l'ancien régime ont tout fait pour empêcher les Frères musulmans de gouverner, force est de constater que ces derniers ont très rapidement perdu leur légitimité populaire en raison de leurs propres choix politiques et économiques.

La chape de plomb qui a été soulevée en janvier 2011 n'est pas retombée. Le renversement d'Hosni Moubarak a convaincu des milliers d'Égyptiens qu'ils n'étaient pas condamnés à subir la politique de leurs dirigeants et qu'ils pouvaient, au contraire, leur demander des comptes et, si besoin, se mobiliser pour les chasser. C'est ce qui s'est produit ces derniers jours, à la plus grande surprise de nombre d'observateurs qui, aveuglés par une lecture " religieuse » de la politique des Frères musulmans et de l'hostilité à leur égard, n'ont pas mesuré l'ampleur et la nature de la lame de fond qui a, de nouveau, emporté un pouvoir considéré comme illégitime par une forte majorité d'Égyptiens. Et d'aucuns d'être surpris de constater qu'un président élu peut être perçu comme illégitime, y compris par ses propres électeurs, lorsqu'il trahit le mandat qui lui a été confié.

L'intervention de l'armée

L'intervention des militaires doit évidemment être considérée avec lucidité, et il ne s'agit pas de sous-estimer la tentation autoritaire qui existe chez nombre de responsables de l'état-major, qui ne sont devenus hostiles à la dictature d'Hosni Moubarak que lorsque celui-ci était condamné par l'ampleur du soulèvement de 2011. Mais cette intervention, présentée un peu hâtivement par certains commentateurs comme une " revanche » des militaires sur les Frères musulmans, doit être comprise avant tout comme la rupture d'une entente tacite (bien que conflictuelle) entre deux forces, l'armée et les Frères, qui s'étaient fixé pour tâche de ramener l'ordre dans un pays touché par un bouillonnement révolutionnaire continu depuis la chute de Moubarak.

Or, le Président Morsi et son gouvernement ont été incapables de mettre au pas la contestation durant ces derniers mois, approfondissant une situation d'instabilité politique et surtout économique qui ne sied guère à l'armée qui contrôle, rappelons-le, plus d'un tiers des richesses égyptiennes. L'armée a considéré que les Frères musulmans avaient fait la démonstration de leur incapacité à stabiliser le pays, et qu'elle devait donc s'employer elle-même à restaurer le calme et à mettre un coup d'arrêt à un processus révolutionnaire qui pourrait lui faire perdre une part significative de son influence politique et économique.

Telle est en effet la faiblesse des lectures trop enthousiastes qui voient dans l'intervention de l'armée une nouvelle étape de la révolution, alors que l'objectif de l'état-major est précisément d'y mettre un terme. Le paradoxe n'est pas des moindres : les événements de ces derniers jours sont l'expression simultanée de l'existence d'une dynamique populaire et révolutionnaire et de rapports de forces politiques très défavorables pour les révolutionnaires. Ces derniers n'ont pas réussi jusqu'à aujourd'hui à se doter de structures suffisamment unifiées, fortes et légitimes pour jouer le rôle que l'état-major joue aujourd'hui, laissant dès lors l'initiative à une force sociale qui est essentiellement préoccupée par le retour à la normale et non par la satisfaction des revendications de la révolution.

Une nouvelle période d'instabilité s'ouvre donc, déjà marquée par la volonté de l'armée de dissuader quiconque de s'opposer à sa " feuille de route », avec des décisions arbitraires comme la fermeture des locaux d'al-Jazeera ou l'arrestation de dirigeants des Frères musulmans. Les militaires ont pour l'instant su exploiter une situation de paralysie politique, marquée par les errements des Frères et par les faiblesses structurelles de l'opposition. Mais la révolution n'a pas été défaite ou confisquée. Nombreux sont ceux toutefois qui, en France et ailleurs, considèrent avec condescendance, voire mépris, les scènes de liesse populaire qui ont accompagné les déclarations de l'état-major et le déploiement des tanks dans les rues du Caire, et expliquent doctement aux Égyptiens qu'ils sont en train d'enterrer leur révolution. Le paternalisme de ces attitudes a évidemment de quoi choquer, mais c'est sur la double erreur d'analyse qui sous-tend ces attitudes que je souhaite insister en conclusion.

La révolution continue ?

La première de ces erreurs est la sous-estimation du rôle central du peuple égyptien dans la chute de Morsi, lié au rejet massif de la politique des Frères musulmans, dont la défaite a été considérée par des millions d'Égyptiens comme leur victoire. Ce que les gens ont célébré le 3 juillet dans les rues égyptiennes, c'est la défaite d'un Président qui n'a satisfait aucune des revendications de la révolution, contrairement à ce qu'il avait promis, et non une prise du pouvoir par les militaires. Ces derniers en ont d'ailleurs conscience : ils ont immédiatement annoncé qu'ils n'entendaient jouer aucun rôle politique durable et ont pris le soin de s'entourer, lors de la conférence de presse annonçant la destitution de Morsi, de représentants des partis politiques et des institutions religieuses du pays.

La seconde erreur est liée à la première, et résulte en réalité d'une vision infantilisante de la population égyptienne (3), qui a conduit divers commentateurs à affirmer ces derniers jours que les Égyptiens étaient en train d'apprendre la démocratie alors qu'ils étaient précisément en train de faire la démonstration qu'ils en avaient beaucoup mieux compris les ressorts que la plupart des donneurs de leçon occidentaux. Qu'y a-t-il en effet de plus authentiquement démocratique que la remise en question pacifique (pétitions et manifestations), par le peuple qui l'a élu, d'un Président qui trahit le mandat qui lui a été confié et qui mène une politique opposée aux revendications d'une révolution qui l'a, indirectement, porté au pouvoir ?

À l'heure actuelle, une évidente confusion règne, et l'on peut comprendre que les scènes de fraternisation entre les manifestants et l'armée, voire la police, surprennent et inquiètent. Mais non, les Égyptiens ne sont pas des imbéciles ! Tous ceux qui insistent aujourd'hui sur le rôle de l'armée durant la dictature et sur les exactions qu'elle a commises avant et après la chute de Moubarak ont raison de le faire. Mais est-il utile de leur rappeler que les Égyptiens, qui en ont été les premières victimes, sont au courant de ces éléments, et en savent même probablement beaucoup plus que les spécialistes auto-proclamés ? Visiblement, oui.

Il ne s'agit évidemment pas de sous-estimer les aspects contradictoires de l'intervention de l'armée et de faire preuve d'un optimisme béat après la chute du Président. Mais souvenons-nous qu'il y a un an, lors de la victoire de Mohammad Morsi, certains affirmaient déjà que la révolution était morte et que les Égyptiens s'étaient fait " voler leur victoire » par les Frères musulmans. Ils viennent de prouver au monde entier que ce n'était pas le cas, et qu'ils demeuraient vigilants, ne baissant pas la garde face aux éléments contre-révolutionnaires. Depuis 30 mois, la population égyptienne a en réalité fait la démonstration qu'elle n'entendait pas laisser qui que ce soit, civil ou militaire, lui confisquer sa révolution. Et rien n'indique, bien au contraire, que cette dynamique populaire soit brisée. ■

* Julien Salingue achève une thèse de science politique. Il a récemment coordonné l'ouvrage Retour sur les révolutions arabes (Le Cygne, 2011) et codirigé le livre Israël : un État d'apartheid ? (L'Harmattan, 2013). Nous reprenons cet article du blog animé par l'auteur, " Le pire n'est jamais certain ».

1. Sur les mobilisations sociales en Égypte, voir : http://resisteralairdutemps.blogspot.fr/p/selon-un-recent-rapport-par.h…

2. En témoignent les termes de l'appel Tamarod : " Nous vous rejetons car la sécurité n'a pas été rétablie, car les plus pauvres sont toujours ignorés, car nous sommes toujours en train de mendier des prêts à l'extérieur, car aucune justice n'a été rendue pour les martyrs, car notre dignité et celle de notre pays n'ont pas été restaurées, car l'économie s'est effondrée et repose sur la mendicité, car l'Égypte continue de marcher dans les pas des Etats-Unis. »

3. Ce même travers se retrouve chez ceux qui expliquent que les Égyptiens sont en réalité des instruments entre les mains de diverses puissances régionales.

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