Entretien avec Stathis Kouvélakis <a href="#bio">*</a>
Stathis Kouvélakis : Syriza se constitue en tant qu'alliance électorale entre plusieurs formations distinctes en 2004. Ses principales composantes sont, d'un côté, Synaspismós — la Coalition de la Gauche (qui s'appelle maintenant la Coalition de la Gauche, des Mouvements et de l'Écologie), c'est le parti d'Alexis Tsipras, qui existe en tant que formation distincte depuis 1991. Ce parti est issu de scissions successives du mouvement communiste. D'autre part, il existe dans Syriza d'autres formations beaucoup plus petites. Certaines sont issues de l'extrême gauche grecque classique. C'est notamment le cas de l'Organisation Communiste de Grèce (KOE), la principale organisation maoïste en Grèce, qui est la deuxième composante en terme de poids numérique à l'intérieur de Syriza. Ce parti a élu trois députés aux élections de mai 2012. C'est également le cas de la Gauche Ouvrière Internationaliste (DEA), de tradition trotskyste, ainsi que d'autres groupes qui viennent pour la plupart de la matrice communiste. C'est notamment le cas de la Gauche Communiste Écologique et Rénovatrice (AKOA), qui est issue de l'ancien Parti Communiste Grec de l'intérieur.
La coalition Syriza se constitue en 2004 et elle remporte un succès que l'on peut qualifier au départ de relativement modeste. Elle réussit néanmoins son entrée au parlement en dépassant la barre des 3 %, ce que Synaspismós n'avait pas toujours réussi à faire par le passé. Syriza est l'aboutissement d'un processus de recomposition relativement complexe au sein de la gauche radicale grecque. Cette gauche radicale est clivée depuis 1968 en deux pôles. Le premier, c'est le Parti Communiste Grec (KKE) qui subit deux scissions : la première, en 1968, pendant la dictature des colonels, qui donne naissance au Parti Communiste Grec de l'intérieur (KKE esotérikou), d'inspiration eurocommuniste, et une seconde, en 1991, après l'effondrement de l'URSS. Ce qui reste après ces deux scissions, c'est un parti particulièrement traditionnaliste, accroché à une matrice stalinienne, considérablement durcie après la scission de 1991. C'est un parti qui va se reconstruire sur une base à la fois combative et sectaire. Il réussit à gagner une base militante relativement importante dans les milieux ouvriers et populaires, ainsi que parmi les jeunes, notamment dans les universités. L'autre pôle, Synaspismós, s'élargit en 2004 en se construisant autour de Syriza, qui vient d'une jonction des deux scissions issues de la matrice communiste. Synaspismós a connu une évolution sensible au cours de son histoire. Au début des années 1990, c'est un parti qui vote en faveur du traité de Maastricht, qui se situe dans le cadre d'une gauche modérée dans son orientation majoritaire. Mais c'est aussi un parti hétérogène, composé de courants distincts. Des luttes internes très vives opposent son aile gauche et son aile droite. Par étapes successives, l'aile droite va perdre de son emprise. La constitution de Syriza va sceller le tournant de gauche de Synaspismós. Synaspismós a maintenant fait l'autocritique de sa position à l'égard du traité de Maastricht et a milité fortement, comme toutes les formations de la gauche radicale européenne, contre le traité constitutionnel européen de 2005.
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Philippe Marlière : Quelle influence a la tradition communiste au sein de Synaspismós ?
Stathis Kouvélakis : Cette composante communiste est clairement majoritaire. Elle est issue de cette aile qui a été marquée par l'eurocommunisme et qui s'est ouverte depuis les années 1970 aux nouveaux mouvements sociaux. Elle a su ainsi renouveler ses références organisationnelles et théoriques, en greffant sur la matrice communiste, les traditions des nouvelles radicalités. C'est un parti qui est à l'aise dans les mouvements féministes, les mobilisations des jeunes, les courants altermondialistes, l'antiracisme, les courants LGBT, tout en gardant une intervention assez importante dans le mouvement syndical. Notons que l'ossature des cadres et des militants du parti est constituée de couches salariées éduquées, de titulaires de diplômes. C'est un électorat très urbain, et c'est un parti qui est très implanté parmi les intellectuels. Jusqu'à très récemment, Synaspismós avait la majorité absolue au sein du syndicat des enseignants du supérieur, à l'inverse du KKE qui a lui perdu tout rapport privilégié avec les milieux intellectuels. Quant à sa direction, elle porte également l'empreinte de la matrice communiste. Malgré son jeune âge, Alexis Tsipras lui-même a commencé à militer dans l'organisation de jeunesse du KKE au début des années 1990. Les cadres et les dirigeants plus anciens ont souvent milité ensemble dans la clandestinité, ils ont connu les prisons et les camps de déportation. De ce fait, il y a une atmosphère de guerre fratricide et une culture de division profonde à l'intérieur de la gauche radicale grecque qui est actuellement entretenue de manière unilatérale par le KKE, qui considère que Synaspismós, puis Syriza sont des " traîtres » et constituent, par conséquent, " l'ennemi principal ». C'est la raison pour laquelle le KKE a refusé de rencontrer Syriza dans le cadre des contacts bilatéraux que Syriza a eus avec la quasi-totalité des partis représentés au parlement, quand Syriza s'est vu confier le mandat de former un gouvernement en mai 2012.
Philippe Marlière : Comment expliques-tu l'intransigeance du KKE ? Est-ce dû au désaccord sur la question européenne ?
Stathis Kouvélakis : Les divergences sur l'Europe n'expliquent pas tout. Sur la question européenne, les positions des deux partis se sont en réalité beaucoup rapprochées ces derniers temps parce que Syriza et Synaspismós ont une attitude de plus en plus critique vis-à-vis de l'Union européenne (UE). Le KKE a toujours été un parti très hostile à l'UE, mais en ce moment, il ne focalise pas sa position sur la question de la sortie de l'UE ou de la zone euro. Ce qu'il met en avant, ce sont des objectifs qu'on pourrait qualifier de directement anticapitalistes, exigeant l'abolition du capitalisme comme solution aux problèmes immédiats de la situation. Le KKE poursuit une ligne assez gauchiste, sur le plan de sa rhétorique, mais qui permet de justifier un positionnement isolationniste et sectaire.
Philippe Marlière : Comment qualifies-tu la ligne de Syriza ? Dirais-tu également que la coalition poursuit une ligne anticapitaliste ou inscrit-elle son action dans une approche plus graduelle, plus réformiste ?
Stathis Kouvélakis : Syriza a une ligne clairement anticapitaliste, et se distingue très nettement de la social-démocratie. C'est un aspect d'autant plus important que par le passé d'importantes luttes au sein de Synaspismós ont opposé des courants favorables à une alliance avec la social-démocratie, à d'autres courants qui étaient hostiles à tout accord ou à toute coalition à quelque niveau que ce soit, y compris au niveau local, ou même dans le mouvement syndical. L'aile " sociale-démocrate » de Synaspismós a perdu le contrôle du parti en 2004 quand Alékos Alavános en a été élu président. Cette aile droite, emmenée par Fotis Kouvelis, a fini par quitter Synaspismós et a constitué un autre parti, la Gauche Démocratique (DIMAR) ; une formation qui se veut intermédiaire entre le PASOK et la gauche radicale. Syriza est donc une coalition anticapitaliste qui aborde la question du pouvoir en mettant l'accent sur une dialectique d'alliances, de conquêtes et de succès électoraux, de mobilisation par en bas et de luttes. Syriza et Synaspismós se veulent des partis de lutte des classes, des formations qui représentent des intérêts de classe spécifiques et qui se conçoivent comme des partis porteurs d'un antagonisme fondamental par rapport au système actuel. D'où le nom " Syriza », qui signifie " coalition de la gauche radicale ». Cette revendication de " radicalité » est un élément extrêmement fort du parti. Quand l'aile gauche a remporté la majorité en 2004, l'une des premières modifications qu'elle a apportée aux statuts du parti était la revendication explicite de la filiation au mouvement révolutionnaire et communiste grec, et à l'héritage de la révolution d'Octobre.
Philippe Marlière : Quels sont les rapports de force sur le plan militant au sein de Syriza et combien y a-t-il de militants dans les formations qui composent la coalition ?
Stathis Kouvélakis : Synaspismós comprend à peu près 16 000 membres. L'Organisation Communiste de Grèce, maoïste, doit avoir entre 1 000 et 1 500 militants et il y en à peu près autant pour la Gauche Communiste Rénovatrice et Écologique (AKOA). Synaspismós est un parti qui a connu une évolution, dans ses pratiques et ses formes d'organisation, qui épousent les évolutions qu'a connu son positionnement idéologique. Traditionnellement, Synaspismós était un parti peu militant, qui comprenait beaucoup de " notables » et qui avait une pratique essentiellement électoraliste. On a observé une évolution considérable de la substance organisationnelle et militante du parti à deux niveaux. Premièrement, une " aile jeune » très dynamique s'est développée à travers les mouvements altermondialistes et antiracistes. Cela a permis au parti de renforcer sa présence parmi les couches jeunes, notamment en milieu étudiant où il était traditionnellement faible. Son organisation de jeunesse compte plusieurs milliers de membres à l'heure actuelle. Ce sont les cadres issus de cette jeunesse qui forment une bonne partie l'entourage rapproché d'Alexis Tsipras à l'heure actuelle. Cette jeunesse se caractérise par un grand radicalisme idéologique et se veut d'une affiliation marxiste, d'obédience althussérienne, pour la plupart. Deuxièmement, les syndicalistes au sein de Synaspismós se sont affirmés à partir des années 2000, comme le point d'ancrage de son aile gauche. Largement issue du KKE, cette aile gauche représente un courant plus ouvrier, qui est sur des positions de type lutte des classes relativement traditionnelles et très critiques par rapport à l'UE. Ces deux éléments-là, ainsi que la rupture de toute initiative d'alliance avec le PASOK, ont entraîné une transformation de Synaspismós qui lui a permis d'impulser et d'épouser la recomposition qui avait lieu au sein de Syriza. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas actuellement des courants plus modérés au sein du parti, notamment autour de la figure de proue en matière d'économie, Yanis Dragasakis, et de certains cadres naguère proches de Fotis Kouvelis qui ont refusé de le suivre quand il a quitté le parti. Après les élections du 6 mai, ces courants ont fait entendre leur différence, tout particulièrement en suggérant qu'il n'y aurait pas de dénonciation unilatérale du Mémorandum, donc de ligne de confrontation avec la Troïka. Mais ils ont dû céder sur ce point fondamental. Il parait évident en tout cas que ces contradictions vont resurgir si Syriza accède aux responsabilités gouvernementales.
Philippe Marlière : Tu as dit que Syriza avait jusqu'à présent un ancrage militant et électoral essentiellement urbain. Est-ce que cette tendance a été bouleversée par la percée électorale de Syriza aux élections législatives de mai 2012 qui a permis à Syriza de devenir le deuxième parti grec avec 16,7 % des voix, devant le PASOK ?
Stathis Kouvélakis : Complètement. Il est essentiel de comprendre la sociologie du vote du 6 mai 2012. La transformation qualitative est aussi sismique que le bond quantitatif. Un parti qui oscillait entre 5 % et 6 % des voix ces dernières années est passé à 16,7 % des voix. Aujourd'hui, les sondages le créditent de plus de 20 % — certains lui donnent même plus de 30 % des voix. Ce qui s'est passé le 6 mai est relativement facile à analyser : c'est essentiellement un vote de classe. L'électorat populaire salarié des grands centres urbains qui votait de manière majoritaire pour le PASOK s'est transféré d'un coup vers Syriza. Synaspismós est le premier parti dans le grand Athènes, dans lequel vit près de la moitié de la population grecque, ainsi que dans tous les grands centres urbains du pays. Il atteint ses meilleurs scores dans les quartiers ouvriers et populaires qui étaient les bastions du PASOK, mais aussi du KKE. Dans ces zones électorales, le KKE amorce son déclin qui va s'accentuer, comme l'indiquent les sondages pour l'élection de juin. On observe un transfert des voix du KKE vers Syriza. C'est un vote populaire, mais aussi un vote des couches salariées éduquées, et c'est un vote d'actifs. Syriza fait un score équivalant à sa moyenne nationale chez les 18-24 ans, et chez les 24-30 ans. Mais il fait un score supérieur à sa moyenne nationale au cœur de la population active (+ 30 ans). Ces scores les plus faibles sont parmi les inactifs, la population dans les zones rurales (dont la paysannerie), les retraités, les femmes au foyer, les professions libérales et les indépendants. La dynamique de Syriza repose donc sur un vote de classe du salariat, y compris de ses franges supérieures, des couches populaires et des chômeurs des grands centres urbains de la Grèce.
Philippe Marlière : Dans quelle mesure le vote pour Syriza est-il un vote du salariat du secteur public ?
Stathis Kouvélakis : La sociologie électorale indique que Syriza reçoit 24 % des voix du salariat public et 22,5 % du salariat du privé ; des scores à peu près similaires, avec un léger avantage pour les salariés du secteur public. Mais ses meilleurs scores sont dans la deuxième circonscription du Pirée — une grosse circonscription industrielle et ouvrière — ainsi que dans le nord de la Grèce, dans le département de Xánthi, au sein de la population à majorité musulmane turcophone, dans lequel un député Syriza issu de la minorité musulmane turcophone a été élu.
Philippe Marlière : Pour la première fois en Europe depuis l'après-guerre, un parti de la gauche radicale a dépassé dans les urnes le parti représentant la social-démocratie. C'est un dépassement dû à la percée impressionnante de Syriza, mais aussi à l'effondrement du vote en faveur du PASOK. Penses-tu que ce dépassement soit durable ?
Stathis Kouvélakis : La thérapie de choc qui a été appliquée à la Grèce a entraîné les mêmes résultats politiques que dans les autres pays où elle a été appliquée. L'ancien système politique s'est effondré. Les deux partis principaux ont été touchés : le PASOK, mais aussi, dans une moindre mesure, la Nouvelle Démocratie (ND) qui a perdu un cinquième de ses voix, ce qui constitue le plus faible score pour un parti de droite depuis que la Grèce existe en tant qu'État indépendant. En réalité, l'effondrement qualitatif du PASOK est encore supérieur à ce qu'indiquent les chiffres au niveau national. Dans les grands centres urbains, le PASOK vient en sixième ou septième position. Dans la plupart des quartiers populaires qui étaient naguère ses bastions, il est devancé par Aube dorée, le parti néo-nazi. Son score parmi les 18-24 ans atteint 2,6 %. La plus grande partie de son électorat (13,4 % des voix) est constituée de retraités et d'habitants des zones rurales et des petites villes de province. Les sondages portant sur les intentions de vote lors du scrutin du 17 juin montrent que cette tendance va encore s'amplifier.
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Philippe Marlière : On peut dire qu'aujourd'hui le PASOK est un parti totalement discrédité aux yeux des Grecs…
Stathis Kouvélakis : Le parti est entièrement détruit. Il ne regroupe en réalité que les résidus des anciens réseaux du parti-État. Les deux partis qui ont successivement occupé le pouvoir depuis la chute des colonels étaient des partis de masse, mais aussi des partis-État, c'est-à-dire des partis extrêmement liés à l'État, et à la distribution de ressources obtenues grâce à l'accès à l'appareil d'État. Le PASOK et la Nouvelle Démocratie avaient des pratiques clientélistes, qui n'étaient plus tellement celles de notables à l'ancienne dans la mesure où elles étaient assurées par des appareils bureaucratiques, y compris dans le mouvement syndical. La Nouvelle Démocratie était en effet un " parti populaire de droite », un " Volkspartei » comparable à la démocratie-chrétienne allemande, qui comptait une aile syndicale relativement substantielle.
Philippe Marlière : Je voudrais revenir sur la position de Syriza vis-à-vis de l'appartenance de la Grèce à la zone euro et même à l'UE. Que veut-il vraiment sur ce plan-là ?
Stathis Kouvélakis : Il y a deux niveaux d'analyse. Il y a un premier niveau, le plus apparent : on peut d'abord dire que la position de Syriza par rapport à l'Europe est similaire à celle du Front de gauche, de Die Linke ou des autres composantes du Parti de la gauche européenne, c'est-à-dire une opposition à l'Europe néolibérale et un appel à sa transformation de l'intérieur, qui passe par une rupture avec les traités fondateurs de Maastricht et de Lisbonne, et leur remplacement par de nouveaux traités en rupture avec le néolibéralisme. Il y a un deuxième niveau d'analyse qui met l'accent sur l'inflexion de la position de Syriza depuis quelques mois, voire quelques semaines à peine. Syriza met au cœur de son discours la dénonciation du Mémorandum et insiste sur le fait que le premier acte qu'il prendra s'il parvient à former le prochain gouvernement, sera son abrogation. Pour Syriza, c'est un point qui n'est pas négociable, quelles que soient les conséquences que cela puisse entraîner. D'un côté Syriza dénonce le dilemme entre la poursuite du Mémorandum et la sortie de l'euro conduisant à un retour à la drachme. C'est la manière selon laquelle les médias grecs, les principaux partis et les gouvernements européens présentent la situation. Syriza rejette ce type de chantage. Quelles que soient les conséquences, Syriza ne reculera pas et rejettera toute poursuite en l'état du Mémorandum. Paradoxalement, à l'inverse de la loi qui voudrait que la pente vers la modération soit irrésistible quand on s'approche du pouvoir, cette position s'est précisée au prix de vifs débats internes dans la foulée des résultats du 6 mai, au fur et à mesure que Syriza est paru porté par une dynamique électorale majoritaire.
Tsipras a présenté la feuille de route de Syriza de façon extrêmement claire. Premier acte : abrogation immédiate du Mémorandum par voie législative, qui supprimera donc l'ensemble des dispositifs d'application des deux Mémorandums. Deuxième acte : demande de renégociation de la dette publique grecque dans le cadre européen. S'il y a un refus de l'UE ou s'il y a une rupture du financement de la Grèce par la BCE, un gouvernement Syriza interromprait de manière unilatérale le remboursement de la dette. Implicitement, même s'ils ne le disent pas publiquement, on peut penser que les dirigeants de Syriza savent qu'il y aurait dans ce cas une sortie de l'euro de facto, mais ils insistent pour ne pas présenter cela comme un objectif ou leur propre choix. La cessation de paiement ne sera donc pas d'emblée annoncée, mais c'est une arme en cas de refus de renégociation du Mémorandum visant à annuler la dette dans sa plus grande partie. Si les gouvernements européens font barrage à l'objectif de Syriza qui vise à obtenir l'annulation de la dette en partie, l'idée d'un plan B — c'est-à-dire la sortie de la zone euro — gagnera du terrain.
Le succès politique et électoral de Syriza s'explique justement par le fait que ce parti s'est d'emblée opposé au Mémorandum et à la thérapie de choc austéritaire. Le parti, de manière concrète et pratique, a su s'investir dans les mouvements sociaux et les actions collectives qui se sont développées ces dernières années en Grèce. Syriza l'a fait en respectant l'autonomie de ces mouvements, y compris les formes les plus spontanées et nouvelles des mobilisations. Il a, par exemple, soutenu le mouvement d'occupation des places que nous avons vu au printemps dernier, alors que le KKE a dénoncé ce mouvement, disant qu'il était " anti-politique » et dominé par des éléments petits-bourgeois. C'est un parti qui a aussi beaucoup œuvré dans les réseaux de solidarité à l'échelle locale pour faire face au traumatisme de la crise civile et de ses effets concrets dans le quotidien des populations. C'est également une formation qui possède suffisamment de visibilité dans les institutions pour apparaitre comme capable de transformer le rapport de forces au niveau de la vie politique nationale. Ceci dit, Syriza n'a décollé dans les sondages qu'au cours des dernières semaines de la campagne. Le véritable décollage s'est fait au moment même ou Tsipras a focalisé son discours sur le thème : " Un gouvernement de gauche anti-austérité maintenant », en présentant cela comme une offre ouverte d'alliance avec le KKE, les forces de l'extrême gauche, de la gauche parlementaire, et avec les petites formations dissidentes du PASOK. C'est cela qui a littéralement changé le cours de la campagne électorale et réorienté son agenda. A partir de là, l'ensemble des partis politiques ont dû se situer par rapport à la proposition de Syriza, qui est apparue comme une perspective politique concrète, à portée de main, qui permettrait de mettre fin au joug du Mémorandum et de la troïka.
Philippe Marlière : C'est un discours très unitaire à gauche…
Stathis Kouvélakis : Absolument. Syriza est particulièrement crédible pour porter ce type de proposition à cause de ses pratiques dans le mouvement social, mais aussi à cause de sa forme de front politique, et d'une pratique de coexistence entre des cultures politiques différentes au sein même de Syriza. Pour répondre à ta question, je dirais que Syriza est un parti-hybride, un parti-synthèse, à cheval entre la tradition qui vient du mouvement communiste grec et des nouvelles radicalités, telles qu'elles sont apparues dans la nouvelle période.
Philippe Marlière : Comment Alexis Tsipras est-il perçu en Grèce ?
Stathis Kouvélakis : L'aspect principal de l'image de Tsipras, c'est son âge : il est jeune. Mais dans la composition de ses cadres et de ses groupes dirigeants, la gauche radicale grecque est encore dominée par la génération qui approche la soixantaine, ou qui l'a dépassée, et qui est auréolée du prestige de la lutte contre la dictature des colonels. Alékos Alavános, l'ancien président de Synaspismós, a organisé la passation de pouvoir à Tsipras pour marquer une rupture avec cette sorte de sclérose générationnelle qui marque la gauche radicale grecque. C'était un geste d'un très grand volontarisme politique. Tsipras est populaire car, avant d'être élu à la tête de Synaspismós, il avait conduit la liste du parti aux élections municipales à Athènes. Alexis Tsipras n'est pas exactement un tribun charismatique. Ce n'est pas un mauvais orateur, mais il n'a certainement pas l'efficacité tribunitienne d'un George Galloway ou d'un Jean-Luc Mélenchon. Il a également fait des erreurs, notamment en sous-estimant au début — comme une grande partie de la gauche radicale — la gravité de la crise et la question de la dette publique comme justificatif de la mise en place de politiques d'austérité. Il est apparu assez dépassé par les événements. Puis il a développé un style pugnace au parlement, d'opposition au gouvernement du PASOK et à Papandreou, en particulier. Il a alors amélioré son profil tribunitien. Ce qui lui a permis de décoller, ça a été sa proposition d'un gouvernement d'unité de la gauche radicale et de toutes les forces anti-austérité, il y a quelques semaines. Il a fait évoluer l'image, hier encore dominante dans la société grecque, d'une gauche radicale perçue comme une force estimable, intègre, utile dans les mouvements sociaux, mais qui ne cherche pas à assumer la tâche historique d'offrir une issue à la crise. C'est un bouleversement considérable pour une gauche radicale encore traumatisée par la défaite du communisme du siècle précédent. Celle-ci veut aujourd'hui rompre avec une posture d'éternel minoritaire, celle qui renvoie à une force vouée à ne faire que de la " résistance ».
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Philippe Marlière : Il n'y a aujourd'hui aucune relation entre Syriza et le PASOK…
Stathis Kouvélakis : En dehors de la Grèce, on peut difficilement imaginer le gouffre qui sépare le PASOK, non seulement de la gauche radicale, mais aussi de la société grecque. Depuis les années 1990 pour le KKE et depuis le milieu des années 2000 pour Syriza, il n'y a aucune alliance qui soit possible ou désirable entre le PASOK et le reste de la gauche radicale, à quelque niveau que ce soit.
Philippe Marlière : S'il existe un tel cordon sanitaire autour du PASOK, c'est que ce parti n'est plus considéré comme un parti de gauche par les autres formations de la gauche grecque…
Stathis Kouvélakis : Il y a une spécificité de langage qu'il faut avoir en tête. Jusqu'en 1974, il n'y avait pas de parti socialiste en Grèce. Dans le lexique politique grec, quand un Grec dit : " Je suis de gauche », il veut dire : " Je suis à gauche du PASOK ». D'ailleurs, le PASOK ne s'est jamais considéré comme un parti de gauche dans le sens grec du terme. La gauche en Grèce renvoie à la tradition communiste, au sens large du terme. Cela exclut la social-démocratie de type PASOK. ■
Propos recueillis à Londres, le 22 mai 2012.
* Stathis Kouvélakis est maître de conférences en philosophie politique au King's College de Londres. C'est aussi un intellectuel public bien connu dans les gauches française et grecque. Il a été candidat (en position non-éligible) sur les listes de Syriza lors de l'élection du 6 mai 2012 et au scrutin du 17 juin. Philippe Marlière est professeur de Sciences politiques à l'University College de Londres. Il a publié, entre autres, La Social-démocratie domestiquée — La voie blairiste (Éd. Aden, 2008), La mémoire socialiste 1905-2007 : Sociologie du souvenir politique en milieu partisan (Harmattant 2007), La troisième voie dans l'impasse : Essais critiques sur le New Labour et Tony Blair (Syllepse 2003). Cet entretien a d'abord été publié sur le blog de Philippe Marlière : http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-marliere/060612/syriza-est-l-ex….