Cet article constitue (sauf pour sa dernière partie) une analyse conjoncturelle centrée sur les États-Unis et l'Union européenne. Les dimensions structurelles et mondiales de la crise ne sont pas abordées.
Un ralentissement de la croissance antérieur au rebond de la crise financière
Depuis plusieurs mois, apparaissaient des signes du ralentissement d'une croissance déjà relativement limitée (car dans plusieurs pays, les pertes de production résultant de la récession de 2009 n'ont pas été effacées, tandis que perdure un chômage élevé). Dans une publication du 8 août dernier, l'OCDE indique que ses indicateurs avancés (qui indiquent la croissance à venir) continuent de signaler un ralentissement de l'activité pour le mois de juin 2011 dans la plupart des pays de l'OCDE et des grandes économies non membres (y compris le Brésil, la Chine et l'Inde). Toutes les données publiées depuis ont confirmé cette tendance.
Aux États-Unis, la production et la consommation décéléraient depuis plusieurs trimestres et de nouveaux indicateurs négatifs (demande d'emplois, baisse des ventes de logements, activité manufacturière), publiés le 18 août, l'ont confirmé. Il en est de même dans plusieurs économies européennes.
En France, après une croissance de 0,9 % au premier trimestre, l'Insee et la Banque de France avaient indiqué attendre une hausse de 0,2 % du PIB au deuxième. En fait, le chiffre publié le 12 août est nul. La production industrielle a reculé de 0,6 % et la consommation des ménages de 0,7 %. Pour le troisième, la Banque de France a publié une première estimation à 0,2 % ce qui confirmerait le ralentissement. Le chômage a recommencé à augmenter depuis mai avec, en juin, 33 600 chômeurs enregistrés de plus. Le gouvernement maintient lui pour l'instant sa prévision de croissance annuelle à +2,0 % (après 1,5 % en 2010), mais ce chiffre risque fort d'être démenti.
La croissance du PIB a également ralenti au deuxième trimestre dans la plupart des pays de l'Union européenne. Dans certains cas, les plans d'austérité laissaient présager ces résultats. Mais la brutalité du coup d'arrêt enregistré en Allemagne a surpris : le 16 août ont été publiés les chiffres de la croissance au deuxième trimestre. Le ralentissement est beaucoup plus sensible que celui escompté : la progression du PIB a été en effet presque nulle (+0,1 %, après +1,3 % au 1er trimestre). Au total, pour l'ensemble de l'Union européenne, le produit intérieur n'a augmenté que de 0,2 % au deuxième trimestre.
Certains économistes évoquent un scénario en W (récession à double creux) avec une nouvelle récession. Il est trop tôt pour trancher mais, récession ou pas, un nouveau ralentissement généralisé de l'économie se profile. Il s'explique, avec des dosages différents selon les pays, par :
► La fin des mesures de soutien à l'activité comme les primes automobiles ;
► La poursuite de la crise immobilière (USA, Espagne, etc.) ;
► Les premiers effets des mesures d'austérité en Europe ;
► L'arrêt du restockage par les entreprises ;
► La faiblesse de la demande des ménages ;
► Les retombées du ralentissement dans les pays partenaires : ainsi les pays d'Europe centrale sont particulièrement liés à l'économie allemande.
Ce ralentissement pourrait ne pas épargner la Chine, même si celle-ci conserve un taux de croissance sensiblement plus élevé que les USA ou l'Europe.
La crise financière va durer
Au-delà de tous les soubresauts des Bourses, le rebond de la crise financière renvoie à l'imbrication de la crise des dettes publiques et de l'incertitude maintenue sur la situation des banques.
Les dettes publiques ont explosé dans les deux dernières années (2) et elles représentant désormais une charge considérable pour les différents États.
En France, pour l'année 2011, le remboursement du capital représentera environ 97 milliards d'euros et le paiement des intérêts environ 45 milliards d'euros, soit au total 142 milliards d'euros. A titre de comparaison :
► les recettes de l'impôt sur le revenu ont été de 50,3 milliards d'euros en 2010 ;
► le budget de l'enseignement scolaire hors retraites des enseignants (2011, prévisions) est de 45,6 milliards d'euros.
Le paiement des intérêts de la dette absorbe donc presque toutes les recettes de l'impôt sur le revenu.
Les titres de la dette publique ont une double caractéristique du point de vue de la finance :
► Ce sont des garanties car les États sont habituellement considérés comme des débiteurs plus sûrs que les agents économiques privés : les banques et les compagnies d'assurance conservent donc un volant important de titres d'État (qui par ailleurs rapportent des intérêts) ;
► Ce sont des instruments de spéculation : les fonds spéculatifs font des " aller-retour » rapides, achetant puis vendant ces titres au gré des fluctuations des taux de change des monnaies et des taux d'intérêt. Souvent, ces opérations se font à découvert, c'est-à-dire sur des titres que les opérateurs ne possèdent pas (mais qu'ils espèrent se procurer à bon prix au moment où ils devront les fournir).
Comme les banques détiennent des quantités importantes de titres de la dette publique (et que celles-ci sont mal connues), il y a aujourd'hui une incertitude renouvelée sur leur santé. Cela déclenche des rumeurs téléguidées ou pas par des spéculateurs. En France, cela concerne plus particulièrement la Société Générale. Cette inquiétude retentit aussi sur le comportement des banques. Des flux financiers vont constamment d'une banque à l'autre mais l'incertitude peut amener un tarissement partiel de ces flux nécessaires au financement de l'économie, comme ce fut le cas après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers en 2008. De même, on pourrait assister à une plus grande difficulté d'accès au crédit pour les particuliers ou les entreprises.
Crise des dettes publiques et incertitudes bancaires se combinent donc pour faire plonger les Bourses : du 1er juillet au 10 août le CAC 40 a perdu 25 % La chute des cours de Bourse s'est poursuivie ensuite malgré les annonces franco-allemandes et les mesures de soutien aux banques prises par la Banque centrale européenne. Et il est impossible de préjuger de la tendance dans les semaines qui viennent. Mais surtout, désormais, ce qui s'annonce, c'est l'interaction entre la crise financière et le risque d'approfondissement du ralentissement déjà engagé de l'économie réelle (production, emploi).
Les marges de manœuvre des États sont limitées et les contradictions s'accroissent
Le stock de dette publique accumulé, la liberté sans limite laissée aux spéculateurs sur les marchés financiers ligotent les États. Mais les choix auxquels sont confrontées les différentes bourgeoisies se concrétisent différemment et conduisent à des hésitations, voire à des affrontements sur la voie à suivre. La crise de direction de la politique économique est incontestablement une des dimensions de la situation économique présente.
Aux États-Unis, la politique économique gouvernementale est paralysée par l'exigence des républicains de compression à marche forcée de la dette, sans remise en cause des baisses d'impôt pour les ménages les plus riches mises en place sous la présidence Bush. Fin juillet, pour obtenir la hausse du plafond de la dette, Obama a capitulé une fois de plus devant les exigences des républicains. Cela n'a pas évité la dégradation de la note américaine par Standard & Poors au motif, notamment, de l'incertitude sur le futur de la politique de réduction de la dette. Seule la Réserve fédérale essaie de jouer un rôle actif en annonçant le 9 août un maintien de ses taux d'intérêt au voisinage de zéro pour deux ans mais elle n'a rien annoncé de plus pour l'instant, sinon des assurances imprécises sur des actions, si nécessaire, pour maintenir la croissance. Obama a déclaré le 18 août qu'il présenterait en septembre un plan pour l'emploi jumelant des baisses d'impôts pour les entreprises qui embauchent, des aides aux chômeurs de longue durée… et des mesures de réduction des dépenses. Ce cocktail improbable qui tient surtout de la volonté de se placer au centre dans la perspective des élections de 2012, risque de rester à l'état d'annonces face à l'opposition probable des républicains.
En Europe, tout tourne pour l'instant autour de la dette publique. D'abord limitées à la Grèce, les attaques spéculatives ont touché l'Irlande, le Portugal, et maintenant l'Italie et l'Espagne. Pour sauvegarder les banques détenant des titres, des dispositifs " d'aide » aux trois premiers de ces pays, gagés sur des plans d'austérité extrêmement durs, ont d'abord été mis sur pied au niveau européen. Les discours sur l'austérité se sont généralisés depuis 2010 dans toute l'Europe, ce qui n'a pas empêché des attaques spéculatives sur les dettes espagnole et italienne, pays d'une tout autre taille que les précédents. Le 8 août, après une réunion des ministres des finances du G7, la Banque centrale européenne a accepté d'acheter des titres de la dette italienne et espagnole. Le Monde du même jour titrait " La BCE empêche les Bourses de céder à la panique », titre vite démenti par la reprise de la baisse des cours. Les mauvaises créances étaient passées aux banques, puis aux États, elles vont désormais vers la Banque centrale.
Les réunions des États européens se multiplient et courent après les évènements mais deux axes perdurent : dans l'immédiat, sauvetage du système financier laissé libre de spéculer et, pour le présent et l'avenir, austérité. Les débats parfois durs portent sur les modalités techniques (mais non sans conséquences) de cette politique, notamment sur les critères plus ou moins stricts du déclenchement des mécanismes de soutien aux dettes des pays et sur le fait que le système financier pourrait un peu y participer. Le paradoxe est que cette politique, qui n'a comme objectif que de complaire aux marchés, ne rassure pas tout à fait ceux-ci car elle se décide au jour le jour. En fait, comme l'écrit Michel Husson (3), au-delà des bricolages, l'Europe est à la croisée des chemins : soit un pas en avant vers un fédéralisme permettant dans l'immédiat de mutualiser les dettes, soit des replis chacun pour soi débouchant sur un éclatement de la zone euro. Comme les bourgeoisies européennes ne sont pas disposées à assumer l'une ou l'autre de ces issues, la crise perdure.
La réunion Sarkozy-Merkel du 16 août s'est inscrite dans cette lignée : austérité et gesticulations. Du côté de l'austérité, la demande que les dix-sept États de la zone euro inscrivent d'ici à l'été 2012 une " règle d'or » de retour à l'équilibre des comptes publics, avec menaces de sanction pour les récalcitrants. Du côté des gesticulations, un " gouvernement économique de la zone euro », dont Français et Allemands ont déjà désigné le président, le Belge Herman Van Rompuy, mais dont la réalité reste à concrétiser, et également un projet de taxe sur les transactions financières. Le resurgissement de cette proposition vise à répondre à un double objectif : prendre en compte au moins en apparence les réticences à un nouveau sauvetage de la finance sans contrepartie et (au cas où cette taxe se concrétiserait effectivement, ce qui est très incertain) fournir quelques ressources au budget communautaire.
Il est à noter que certains des gouvernements de droite de l'Union européenne sentent le besoin de donner quelques gages aux mouvements de mécontentement qui ont touché plusieurs pays (au premier rang de ceux-ci les " Indignés » espagnols). C'est ce qui explique que Silvio Berlusconi ait inclu dans le plan d'austérité italien (coupes dans les budgets sociaux, réformes administratives, réforme du code du travail…) des mesures contre la fraude fiscale et une taxe sur les hauts revenus. Pour ce qui est de la France, Nicolas Sarkozy annonce un surcroît d'austérité pour le budget de 2012 en préparation. Celle-ci va rapidement se doubler d'appel à l'Union nationale pour sauver " notre note AAA », " nos banques », " nos entreprises », etc. Pour faire passer des coups de rabot supplémentaires dans les dépenses sociales et d'éducation, sera probablement annoncée, outre quelques retouches concernant les " niches fiscales », une taxation exceptionnelle des très hauts revenus (à laquelle un représentant important du patronat français s'est déjà rallié).
Que mettre en avant ?
Deux écueils guettent les forces de contestation radicale du système face à cette nouvelle phase de la crise :
1. Le premier serait de prendre le monde à témoin de l'irrationalité du capitalisme, d'élaborer des propositions alternatives techniquement argumentées et de croire qu'elles s'imposeront par la force des idées et la pédagogie (ou par la grâce d'une habile combinaison électorale unitaire) ;
2. Le second serait de se borner à des dénonciations générales du capitalisme et à appeler à son renversement comme seule solution, en se désintéressant, voire en dénonçant comme réformistes ou opportunistes les idées contestataires qui circulent dans la société.
En fait, depuis 2008, la conscience que le système " marche sur la tête » s'est largement diffusée. Les salariés ont largement pris conscience que le refrain qu'on leur sert depuis les années 1970 (" les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain ») n'était qu'une entourloupe. La question est celle de leur entrée en action. Il faut briser le syndrome " TINA » (4). La mise en avant de revendications radicales, ancrées dans les préoccupations présentes, peut y contribuer.
Il est périlleux d'invoquer les grands ancêtres dans les débats du présent, mais on peut rappeler que dans " Le programme de transition » (1938), Léon Trotsky soulignait la nécessité d'un " pont entre les revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière… ». Au-delà des formulations, c'est une démarche de ce type qu'il faut avoir. Il faut un " pont » partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle.
C'est aux partis anticapitalistes de discuter et de définir les mots d'ordre qu'ils estiment les plus adéquats, mais on peut tenter de résumer ainsi les revendications à avancer pour concourir à briser l'engrenage sans fond dans lequel nous enferme le capitalisme (5) :
► Pour faire face au problème de la dette publique, quel que soit le pays, il faut décréter une suspension des paiements de la dette existante et la soumettre à un audit public, pour porter un jugement sur son origine. La dette illégitime, qui représente une partie essentielle du total, devra être répudiée.
► Il faut réformer les statuts de la Banque centrale européenne, pour mettre fin à son indépendance et permettre le financement monétaire du déficit public (achat par la BCE des titres de la dette publique lors de leur émission).
► En matière de déficit public, il faut redresser la situation par une réforme fiscale d'ampleur, pour revenir sur les avantages consentis aux plus riches et taxer fortement les hauts revenus, les profits des sociétés et les patrimoines des riches. Contrairement aux plans de rigueur actuellement en œuvre, il ne s'agit pas de dégager des ressources pour payer la dette mais pour répondre aux besoins sociaux.
► Il faut ligoter la finance. Ce qui, outre l'interdiction de la titrisation (6) des créances et des fonds spéculatifs, implique la levée du secret bancaire et l'instauration d'un contrôle du mouvement des capitaux accompagné d'une taxation des transactions financières. Il faut interdire définitivement les ventes à découvert, qui permettent la spéculation sur titres.
► * Il faut enfin mettre toutes les institutions financières sous le strict contrôle de la société avec la constitution d'un grand pôle bancaire public par socialisation des banques sans indemnité ni rachat.
► Il faut reprendre aux patrons, par la hausse des salaires et une fiscalité redistributrice, les points de valeur ajoutée confisqués aux salariés depuis le début des années 80, afin d'assurer les bases d'un autre développement.
► Face aux licenciements supplémentaires qui s'annoncent, il faut stabiliser le marché du travail, en rétablissant la prépondérance des CDI et en interdisant les licenciements, d'abord dans les entreprises qui font des profits.
► Il faut garantir les acquis sociaux, en finir avec les politiques d'austérité pour enclencher une croissance sociale et écologique, reconstituer des services publics dignes de ce nom.
Ces points n'épuisent pas l'ensemble des revendications à l'ordre du jour, mais, au-delà des formulations, ils synthétisent ce qui semble le plus urgent pour faire face à une crise qui n'est pas seulement économique et qui produit en Europe des risques de décomposition sociale propices au regain de l'extrême droite. Un combat idéologique et militant le plus unitaire possible autour de ces axes est nécessaire. Mais, bien entendu, il serait illusoire de croire que de telles exigences s'imposeront par leur force intellectuelle : elles nécessiteront des mouvements sociaux d'ampleur pour faire plier les dominants et, à terme, faire dégager leurs représentants politiques au profit de gouvernements aussi fidèles aux intérêts des travailleurs que Sarkozy, Merkel, Berlusconi, Zapatero, Papandréou et consorts (et Jospin en son temps) le sont aux intérêts des capitalistes. ■
Le 19 août 2011
* Henri Wilno, économiste, est membre du Groupe de travail économique du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et militant de la IVe Internationale. Cet article constitue une version actualisée et modifiée à la marge d'un article publié sur les sites Europe solidaire sans frontières et A l'encontre sous le titre " Face aux derniers soubresauts de la crise : éléments d'analyse ».
3. Voir dans ce numéro d'Inprecor, Michel Husson, " Une crise sans fond ».
4. " TINA » est un mot formé à partir des initiales de l'expression anglaise " There is no alternative » (il n'y a pas d'alternative), formule que Margaret Thatcher, Premier ministre conservateur anglais de 1979 à 1990, n'arrêtait pas de répéter au point que c'était devenu son surnom.
5. Sont ici repris (avec des formulations dont l'auteur assume la responsabilité) des éléments qui se trouvent dans " Nos réponses à la crise » (texte adopté par le congrès du NPA de février 2011) et dans le texte d'Isaac Johsua précité.
6. La titrisation est un un mécanisme qui permet à une banque ou une institution financière des transférer à des investisseurs des actifs financiers tels que des prêts ou des créances. Ces actifs sont transformés en titres négociables sur les marchés.