Suivant l'exemple des révolutions tunisienne et égyptienne, la population libyenne s'est spontanément soulevée le 17 février dernier contre la dictature de Kadhafi. La sanglante répression avec laquelle ce régime a immédiatement tenté d'écraser la révolte a forcé cette dernière à se transformer en une insurrection armée, qui a initialement remporté la victoire dans une bonne partie du pays. Mais le tyran a pu regrouper et reconstituer ses forces afin de regagner le terrain perdu, face à des milices populaires relativement efficaces en milieu urbain, mais totalement incapables de résister en terrain ouvert contre les pilonnages de l'artillerie et de l'aviation.
Au nom de la " protection des civils », la résolution n° 1973 du Conseil de Sécurité de l'ONU établissant une " zone d'exclusion aérienne » sur la Libye, a déclenché une violente offensive aérienne contre ce pays de la part de plusieurs puissances impérialistes — États-Unis, France et Grande-Bretagne en tête. Cette agression est menée par ceux-là mêmes qui bombardent et massacrent aujourd'hui des civils désarmés en Afghanistan ou au Pakistan, qui ont armé Kadhafi depuis des années et l'ont laissé reconstituer ses forces pendant des semaines — fermant notamment les yeux sur le soutien militaire apporté par l'Algérie et la Syrie à Tripoli. Les insurgés — qui ne disposent pas des armes lourdes que ces mêmes impérialistes se sont refusés à leur fournir — se sont retrouvés assiégés dans leurs derniers bastions et, mis au pied du mur, une partie de leurs représentants ont ouvertement appelé à une intervention aérienne pour éviter le massacre, tout en rejetant explicitement toute présence de troupes étrangères. Laisser pourrir les choses pour en arriver à ce point, tel a été le calcul cynique des impérialistes afin de justifier leur intervention.
" Guerre pour le pétrole », disent certains. C'est un peu court... Bien plus que la mainmise sur les richesses gazières et pétrolières libyennes (qui ne représentent que 3 % de la production mondiale), c'est la volonté de contrôler et de stopper les processus révolutionnaires dans le monde arabe qui détermine une partie des puissances impérialiste à intervenir aujourd'hui militairement en Libye. Il est clair que l'impérialisme a été déstabilisé par ces processus populaires en cours et par les chutes de Ben Ali et Moubarak. L'offensive militaire actuelle en Libye est donc avant tout destinée à reprendre l'initiative et la main dans toute la région, à contrôler et à stopper une vague révolutionnaire, encore inachevée, mais qui bouleverse d'ores et déjà profondément l'ordre géopolitique d'une région vitale pour le contrôle de ressources énergétiques indispensables à l'économie capitaliste.
Sous le prétexte hypocrite de " soutenir la révolte du peuple libyen » contre le dictateur Kadhafi, les impérialistes tentent également de faire oublier leurs complicités récentes avec lui, comme avec les Ben Ali et les Moubarak, et de détourner l'attention des révoltes populaires dans les régimes dictatoriaux au Bahreïn ou au Yémen, qui sont ainsi aujourd'hui réprimées dans le sang en toute impunité et dans l'indifférence la plus totale. La chute de ces dictatures " amies » risque en effet de déstabiliser l'Arabie Saoudite, qui constitue le véritable pays clé pour le système de domination impérialiste et pour le contrôle des ressources énergétiques de la région.
Autre avantage, l'intervention impérialiste en Libye divise profondément la gauche, partout dans le monde, et provoque une confusion démobilisatrice. Certes, la situation est dramatique et complexe et il semble à première vue difficile de s'orienter. Kadhafi a en effet menacé de pourchasser et d'anéantir les insurgés " maison par maison » et de prendre leurs dernières villes " de la même manière que Franco est entré à Madrid », selon ses propres termes. Ces menaces sont déjà amplement mises en pratique dans les villes reconquises par sa soldatesque. Malheureusement, face aux massacres perpétrés par le dictateur libyen contre son peuple révolté, face à l'impuissance — ou plutôt à l'absence de volonté — du mouvement ouvrier international à aider effectivement et efficacement ce peuple, certaines forces de gauche soutiennent explicitement — ou de manière " critique » — l'intervention militaire impérialiste.
La LCR estime que tout soutien, même " critique », envers cette intervention constitue cependant une erreur tragique. Outre qu'il est tout à fait naïf d'imaginer — ou de laisser croire — que les impérialistes états-uniens, français ou anglais interviennent aujourd'hui en Libye au nom des droits de l'Homme et de la démocratie — leurs deux poids deux mesures ailleurs dans le monde sont trop flagrants, trop évidents — leur action ne sert en aucun cas " objectivement » les intérêts de la révolution libyenne, elle vise au contraire à la mettre au pas, à la soumettre à leur volonté et à leurs seuls intérêts. Un général états-unien a ainsi indiqué que contribuer à la victoire des insurgés n'est pas du tout l'objectif des attaques aériennes : " Nous n'avons pas pour mission de soutenir les forces d'opposition si celles-ci s'engagent dans des opérations offensives ».
On ne peut pas non plus céder, sous la pression des événements et de l'urgence, à l'illusion selon laquelle ces attaques aériennes vont empêcher la répression contre le peuple insurgé. Même si la situation actuelle en Libye est distincte, les exemples du Kosovo ou de l'Irak le prouvent : aucune " zone d'exclusion aérienne » n'a jamais empêché un tyran de mener une répression sanglante, que ce soit le leader serbe Milosevic contre les Kosovars ou Saddam Hussein contre les chiites et les Kurdes. Comment croire un seul instant que des bombardements à 3 000 mètres d'altitude servent à " protéger des civils » contre les tirs des snipers de Kadhafi ?
Non seulement ces attaques aériennes ne permettront pas d'éviter la répression et les tueries, mais elles vont au contraire en provoquer d'autres et alourdir le nombre de victimes innocentes. Combien de " bavures » et de " dommages collatéraux » faudra-t-il avant que certains pacifistes d'hier, transformés aujourd'hui en va-t-en-guerre pro-impérialistes, ouvrent enfin les yeux ? La " guerre propre et chirurgicale » est un mythe et il n'y a pas de " guerre humanitaire » possible de la part de l'impérialisme.
Les déclarations du ministre belge de la Défense, De Crem (CD&V), ont, de ce point de vue, le mérite de dissiper le moindre doute : selon lui, il s'agit bel et bien d'une " opération de guerre offensive » et de " longue durée », dans laquelle " on ne peut hélas pas non plus exclure la présence de nombreuses victimes ». Levant un coin du voile, il précise que les impérialistes ne comptent nullement se contenter de simples opérations aériennes ; affirmant qu'une " présence après l'opération [sera nécessaire] pour éviter que celle-ci n'ait été vaine ».
Certaines organisations ou courants qui s'opposent au contraire — et correctement — à l'agression militaire, se taisent par contre honteusement sur les crimes et la responsabilité du régime de Kadhafi dans la situation présente. D'autres organisations ou intellectuels ont même été jusqu'à véhiculer d'absurdes " théories du complot » qui délégitimisent la révolution populaire contre ce régime, allant jusqu'à présenter le despote comme un " anti-impérialiste ». Il faut rejeter le choix binaire et simpliste entre la peste de Kadhafi et le choléra de l'intervention impérialiste. Ceux qui soutiennent les thèses " conspirationnistes » selon lesquelles les révolutions dans le monde arabe sont pilotées depuis Washington ou Tel-Aviv peuvent être satisfaits de leur œuvre de sabotage à l'encontre d'un des plus grands mouvements démocratiques et sociaux dans l'histoire du monde arabe ; un processus de révolution permanente qui est directement le fruit de la crise capitaliste et qui a contraint plusieurs dictateurs alliés de l'Occident et d'Israël à " dégager ».
Sur toutes ces questions, par leur passivité, leur confusion ou par l'ambiguïté dont ils ont fait preuve jusqu'à maintenant, les forces progressistes et le mouvement ouvrier à l'échelle internationale portent ainsi une énorme responsabilité. Si un mouvement massif et déterminé de mobilisations en solidarité avec les processus dans le monde arabe et la révolution libyenne en particulier avait secoué l'Europe et le monde, à l'heure d'aujourd'hui, le dictateur libyen aurait déjà subi le même sort que Ben Ali et Moubarak, enlevant ainsi toute justification " démocratique » à l'intervention militaire impérialiste.
La LCR appelle à construire une mobilisation massive dans la rue afin de rejeter les bombardements impérialistes en Libye. Pour remettre en pleine lumière les processus révolutionnaires dans le monde arabe et lutter contre la répression sanglante qu'ils subissent, il faut de toute urgence forcer nos gouvernements à stopper les bombardements en Libye. Les puissances impérialistes sont elles-mêmes divisées. Les premières dissensions internes à la coalition guerrière, ainsi que les critiques et condamnations des attaques de la part des gouvernements allemand, russe, chinois, indien, brésilien ou de la Ligue Arabe (qui ont tous, hypocritement, donné leur feu vert ou laissé faire l'agression) fragilisent la légitimité d'une agression qui n'a même pas été décidée par l'Assemblée générale des Nations unies, mais par le seul Conseil de sécurité et ses 15 membres.
Piétinant une fois de plus les règles démocratiques les plus élémentaires, le gouvernement belge, ainsi que tous les partis traditionnels, se sont mis au garde-à-vous devant Paris, Londres et Washington. Il est inadmissible qu'un gouvernement " en affaire courantes » décide d'engager des forces militaires dans ce qui constitue une authentique guerre d'agression : la guerre n'est pas une " affaire courante » !
Il faut au contraire exiger de nos gouvernements un embargo effectif et total sur la vente d'armes à Kadhafi, d'où qu'elles viennent, et sur le pétrole libyen, jusqu'à ce qu'un gouvernement légitime et démocratique assume le pouvoir. Notre solidarité pleine et entière va au peuple libyen, auquel il faut donner les moyens de se défendre en obtenant les armes dont il a besoin pour chasser le dictateur, conquérir la liberté et la démocratie. C'est le peuple libyen lui-même qui libérera ainsi son pays, sans devoir prendre une lourde hypothèque auprès des ex-mentors du tyran.
Au-delà de la chute du dictateur, les tâches immédiates de la révolution libyenne sont les mêmes qu'en Tunisie et en Egypte : pousser le processus révolutionnaire le plus loin possible, favoriser l'auto-organisation démocratique et indépendante des travailleurs, démanteler l'appareil politico-répressif du régime en faveur des organes de pouvoir populaire, exiger une Assemblée constituante, repousser toute ingérence impérialiste, saisir les biens des élites corrompues et nationaliser les richesses du pays afin de les redistribuer dans la justice sociale.
La LCR estime qu'il faut avant tout partir des intérêts de la révolution libyenne, elle-même partie intégrante du processus révolutionnaire qui déferle depuis deux mois sur l'ensemble du monde arabe, du Maghreb au Moyen-Orient. Aujourd'hui, de la Libye au Bahreïn, sous le masque " anti-impérialiste » de Kadhafi ou " démocratique » de Sarkozy et d'Obama, c'est la contre-révolution qui s'avance et qu'il faut dénoncer et combattre, en soutenant de manière inconditionnelle les révolutions dans le monde arabe et en apportant une aide concrète aux forces de gauche, syndicales et marxistes révolutionnaires dans ces pays.
Stop aux bombardements impérialistes en Libye !
Pas de participation belge à l'agression impérialiste !
A bas la dictature de Kadhafi! Des armes pour l'insurrection libyenne !
Troupes saoudiennes et VIe Flotte des États-Unis, hors du Bahreïn !
Soutien aux révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ! ■
Le 21 mars 2011
* Déclaration de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR, section belge de la IVe Internationale), publiée sur le site : www.lcr-lagauche.be