Les nouvelles qui nous parviennent de Birmanie paraissent pour le moins surprenantes. La junte militaire qui dirige ce pays depuis plusieurs décennies nous a habitué aux arrestations d'opposants, à la répression des mouvements pour la démocratie et à l'indifférence aux souffrances de " son peuple ». Les statistiques placent le pays parmi les plus pauvres et les moins démocratiques. Et pourtant, en une semaine, les Birmans ont eu l'occasion de participer à des élections législatives, les premières en vingt ans, et la célèbre opposante au régime, Aung San Suu Kyi, a été relâchée après sept années passées en résidence surveillée. Un vent de changement souffle-t-il sur la Birmanie ?
La libération d'Aung San Suu Kyi, de surcroit, va sans doute influencer les politiques étrangères des puissances occidentales qui jusqu'à présent maintenaient des sanctions économiques et politiques contre la junte.
Ces bouleversements auront-ils des conséquences positives sur l'avenir de la Birmanie ? Rien n'est moins sûr pour le peuple birman.
Inprecor/JR
Les élections du 7 novembre
La Birmanie souffre de sa position stratégique — entre la Chine et l'Inde, entre l'océan Indien et le détroit de Malacca — et de l'abondance de ses richesses naturelles : gaz, pétrole, bois rares, pierres précieuses… Ces richesses, convoitées par des pays voisins peu scrupuleux (Chine, Thaïlande et Inde en premier lieu) et qui n'hésitent pas à faire affaire avec la junte, ont contribué à limiter les effets des pressions et sanctions internationales et ont permis aux militaires de se maintenir au pouvoir par la coercition et la répression jusqu'à aujourd'hui, avec pour principal objectif leur enrichissement personnel. Plus de vingt ans ont passé depuis les dernières élections du 27 mai 1990. La junte militaire avait alors refusé de reconnaître leur résultat : elles avaient été remportées haut la main par la Ligue nationale pour la démocratie (LND), parti formé deux ans plus tôt par l'opposante birmane Aung San Suu Kyi (1).
C'est dans ce contexte que la junte militaire a organisé le 7 novembre 2010 des élections législatives. Il s'agissait pour le Conseil d'État pour la paix et le développement (SPDC, nom officiel de la junte) d'organiser la cinquième étape de la " feuille de route vers la démocratie » dont la septième et ultime étape est de " construire une nation moderne, développée et démocratique ».
Derrière ce discours de façade, les militaires cherchent à perpétuer leur pouvoir à travers des élections législatives et l'instauration d'un gouvernement civil. Il ne fait aucun doute que leur objectif n'est pas de rendre le pouvoir aux civils mais bien de troquer les habits verts kaki pour des habits civils. Lors d'un remaniement d'une ampleur sans précédent fin août la plupart des officiers supérieurs ont quitté l'armée afin de pouvoir se présenter aux élections législatives. Ils étaient candidats aux côtés de 26 membres du gouvernement.
Ces élections se sont tenues dans la foulée de deux crises politiques majeures et auxquelles le pouvoir des militaires birmans a su résister malgré les pressions et condamnations internationales : la " révolution de safran » conduite par des moines bouddhistes en septembre 2007 (2) et la tenue du référendum sur la nouvelle Constitution, alors même que le delta de l'Irrawaddy était ravagé par le cyclone Nargis en mai 2008 (3). Plus que jamais, la junte semble contrôler le paysage politique birman et détenir les clefs de son évolution.
Transfert de pouvoir ?
Commencée en 1993 et relancée en 2003, la " feuille de route vers la démocratie » a attisé les craintes dans les rangs des militaires que le pouvoir leur échappe durant ce processus de transfert à un gouvernement civil (4). La junte a donc tout mis en œuvre pour le perpétuer et en particulier elle a fait adopter en mai 2008 l'avant-projet d'une nouvelle Constitution taillée sur mesure.
Parmi les éléments les plus marquants de la Constitution, qui prend effet après les élections, 25 % des sièges des deux assemblées nationales (chambres haute et basse) sont pourvus par des militaires désignés par le commandant en chef des armées. Les assemblées désigneront un président qui doit " avoir une expérience militaire » et ne pas avoir d'enfants de nationalité étrangère (ce qui exclut la candidature éventuelle d'Aung San Suu Kyi). Les ministres de la Défense, de l'Intérieur et des Affaires étrangères seront désignés par le président à partir d'une liste soumise par… le commandant en chef des armées. La Constitution ne prévoit aucun droit de regard sur les affaires militaires, ni de contrôle de ces dépenses. La modification de la Constitution nécessitera le vote de 75 % des parlementaires suivi d'un référendum validé par au moins 50 % des personnes en âge de voter. Autant dire qu'avec 25 % de militaires désignés dans les deux chambres, il devrait être impossible d'amender la Constitution contre leur avis. Le commandant en chef des armées est habilité à décréter l'État d'urgence s'il perçoit une menace de " désintégration de la solidarité nationale ». Quant à la junte militaire, l'article 445 garantit qu'aucune action en justice ne peut être prise contre les membres du Slorc (Comité d'État pour la restauration de la loi et de l'ordre) et du SPDC (Conseil d'État pour la paix et le développement), les deux dénominations successives de la junte depuis sa prise du pouvoir en 1988 (5). Enfin, la sous-section (a) de l'article 121 de la Constitution stipule que les personnes emprisonnées ou ayant été condamnées ne sont pas habilitées à se présenter aux élections. Cet article de la Constitution écarte d'emblée plus de 2170 prisonniers politiques dont les principaux opposants et dirigeants ethniques : 378 membres de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) ; 40 membres des Étudiants Génération 88 (6) dont Min Ko Naing, Ko Ko Gyi et Nilar Thein ; 200 dirigeants et militants ethniques dont le porte-parole, Hkun Htun Oo, et le secrétaire, Sai Nyunt Lwin, de la Ligue démocratique des nationalités Shan (7), emprisonnés depuis 2005 pour respectivement 93 et 85 ans de prison (8).
Un processus sous contrôle
Le processus électoral était lui-même étroitement contrôlé par la junte qui ne voulait pas d'un nouveau revers majeur comme en 1990. Les enjeux étaient importants : 1157 sièges étaient à pourvoir dont 326 pour l'Assemblée du Peuple (chambre basse), 168 pour l'Assemblée Nationale (chambre haute) et 663 pour les représentants de sept régions (Sagaing, Magwe, Mandalay, Pegu, Irrawaddy, Rangoon et Tenasserim) et 7 États (Kachin, Chin, Shan, Arakan, Karen, Karenni et Mon) (9) répartis entre les Assemblées du Peuple et Nationale et les assemblées régionales ou des États respectifs (10).
Sur 47 demandes, 37 partis ont obtenu l'autorisation de se présenter aux élections. Les partis existants, dont la LND, qui n'ont pas fait de demande d'enregistrement, ont été dissous par la commission électorale.
Dans les faits, seuls les deux partis proches du gouvernement, le Parti de l'union pour le développement et la dolidarité (USDP) dirigé par le Premier ministre Thein Sein et le Parti de l'unité nationale (NUP, anciennement Parti du Programme socialiste de Birmanie fondé par le dictateur Ne Win en 1974) étaient en mesure de se présenter à l'échelle nationale. A eux deux ils ont présenté trois fois plus de candidats que les 35 autres partis réunis, ce qui devait leur assurer une large majorité dans les chambres hautes et basses ainsi que dans les parlements régionaux peuplés à majorité par des Birmans. En effet, selon ce système électoral à un tour déjà en place en 1990, le vainqueur est le candidat qui obtient le plus de suffrages indépendamment du taux de participation. Enfin, dans les circonscriptions où il n'y a qu'un candidat, celui-ci est déclaré élu sans que des élections soient tenues.
Parmi les partis d'opposition, seuls trois avaient les moyens de se présenter dans un nombre non négligeable de circonscriptions : le Parti Démocratique des nationalités Shan (157 candidats), le Parti démocratique (11) (49 candidats) et la Force démocratique nationale (163 candidats) conduite par des dirigeants de l'ex-LND. Les barrages étaient à la fois financiers et organisationnels. Dans ce pays où un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et où un fonctionnaire gagne 50 dollars par mois, chaque candidat devait s'acquitter de la somme de 500 000 kyats soit l'équivalent d'environ 500 dollars non recouvrables pour pouvoir se présenter aux élections. Aucun parti d'opposition n'avait les 580 000 dollars nécessaires au financement des candidats au niveau national sans compter les frais de campagne.
Au plan organisationnel, l'opposition birmane est faible et divisée. Le conseil national de la LND, principale force d'opposition, réuni le 29 mars dernier, a décidé unanimement de boycotter les élections. Mais dans la pratique, une partie de ses dirigeants a constitué un nouveau parti, la FDN (Force démocratique nationale). Pour eux, l'absence de candidatures de la LND ne laissait aucun choix antigouvernemental évident aux électeurs. De nombreux partis ont été constitués pour l'occasion, leur base électorale est faible, voire inexistante. Le SPDC a de son côté recherché la multiplicité des partis politiques afin de diminuer les votes pour les partis d'opposition.
Les résultats des élections ne sont pas encore connus mais des résultats partiels portant sur 60 sièges, annoncés le 10 novembre, plaçaient sans surprise l'USDP largement en tête. Le premier ministre, Thein Shein, et Shwe man, le troisième homme fort de la junte, ont tous deux été élus.
Des élections ni justes ni équitables
L'organisation même du processus électoral était très éloignée des normes démocratiques. Les règles édictées par la commission électorale restreignaient dramatiquement la liberté d'expression, d'assemblée et d'organisation des partis politiques. Les publications étaient visées par la censure et le matériel électoral ne devait s'opposer ni au régime en place ni à l'armée. L'organisation de réunions publiques n'était pas plus libre. Une demande devait être déposée une semaine à l'avance précisant le nombre de participants attendus. Enfin, dans ce pays où la presse indépendante n'existe pas, les partis d'opposition partaient avec un handicap sérieux.
Les mesures restrictives ne s'appliquaient cependant pas de la même manière à tous les partis. L'USDP n'est autre que la transformation en parti politique de la puissante USDA (Association de l'union pour le développement et la solidarité), une association de masse formée en 1993, un an après l'investiture du général Than Shwe à la tête de l'État. L'USDA a depuis lors rempli des fonctions de contrôle de la société et de répression des mobilisations sociales. Ce sont des membres de l'USDA qui ont attaqué le convoi d'Aung San Suu Kyi en 2003 près de Depayin avec l'objectif de l'assassiner ; ce sont eux qui ont attaqué les moines birmans lors des manifestations de l'automne 2007. L'USDP bénéficie donc des appuis politiques de l'USDA et de ses ressources financières abondantes. Elle bénéficie aussi de l'appui du gouvernement et de l'armée dont la plupart des membres haut placés étaient candidats de l'USDP. Sa transformation en parti politique n'a pas changé ses méthodes. Des comptes rendus de la campagne électorale ont fait état d'intimidations de la part de membres de l'USDP à l'égard de candidats adverses ou d'électeurs (12).
Le NUP représente, quant à lui, la vieille garde liée au dictateur Ne Win à la tête de l'État jusqu'en 1988. Ce parti dispose aussi d'appuis influents et de ressources financières.
La question ethnique, une question centrale
Aucun État birman démocratique ne verra le jour sans que soient prises en compte les demandes des minorités ethniques qui représentent environ un tiers de la population (13). Dès avant l'indépendance en 1948, les accords de Panglong (14) dessinaient les contours des droits des minorités ethniques. Les garanties accordées ne furent jamais vraiment respectées et peu après l'indépendance les premiers conflits armés avec le gouvernement éclatèrent dont certains perdurent aujourd'hui. En 1989, un an après sa prise de pouvoir, la junte entama des négociations avec les groupes ethniques en guerre en vue d'accords de cessez-le-feu. La plupart des groupes les signèrent et la junte mena une guerre sans merci contre les non-signataires. Les armées Wa et Kokang (15), qui servaient jusqu'à la fin des années 1980 le Parti communiste birman (16), furent parmi les premiers signataires. En échange du cessez-le-feu, elles obtinrent la possibilité de cultiver l'opium et d'en faire le commerce " sans interférence ». Des zones frontalières (17) entières furent ainsi laissées sous contrôle de milices ethniques armées. La junte exploita les divisions que cela entraîna entre les différents groupes ethniques qui n'étaient pas tous favorable à la culture de l'opium.
En avril 2009, elle décida de récupérer les territoires aux mains des groupes ethniques armés. Elle ordonna à ceux ayant signé des accords de cessez-le-feu de se transformer en une nouvelle Force de gardes frontaliers sous l'autorité du gouvernement. La plupart des petits groupes armés cédèrent mais les plus importants refusèrent. En août 2009 la situation se détériora lorsque la Tatmadaw (armée régulière birmane) lança une attaque contre l'Armée Kokang. Plus de 30 000 personnes se réfugièrent en Chine. Un sérieux sujet de mécontentement pour Pékin dont l'objectif principal est le maintien de la stabilité le long des 2 192 kilomètres de frontières communes. Lors de son voyage en Birmanie en juin dernier, le Premier ministre Chinois, Wen Jiabao, fit savoir qu'il souhaitait une large participation des groupes ethniques au processus électoral afin d'augmenter sa crédibilité et de diminuer les risques de tensions aux frontières.
Leur participation aux élections n'était cependant pas acquise car cela pourrait signifier qu'ils reconnaissent la validité de la Constitution de 2008 qui les prive du droit d'autodétermination et rend illégales les milices armées. La participation signifierait aussi reconnaître la future organisation du pays sous le contrôle d'un exécutif centralisé contre leur demande d'une Union ou d'un État fédéral (18). Dès août l'USWA fit savoir qu'elle rejetait les élections et qu'elle ne permettrait pas leur tenue dans les territoires qu'elle contrôle. Au mois de septembre, en représailles au refus d'intégrer la Force de gardes frontaliers, la commission électorale refusa d'enregistrer trois partis kachin ainsi que toutes les candidatures indépendantes de membres de ces organisations privant les Kachin de représentation politique indépendante. Le 16 septembre, la commission annonçait que les élections ne seraient pas tenues dans 3 401 villages des États Karen, Kachin, Karenni, Mon et Shan parce qu'il ne lui était pas possible " d'assurer des élections justes et libres » (sic !). Cette décision privait environ 1,5 million d'électeurs dans les régions à majorité non birmane (19). " Une confession à demi-mot de l'échec du régime à imposer ses candidats et ses élections dans les régions où vivent les minorités ethniques » (20). L'une des premières conséquences des élections législatives est le regain de tension avec les différents groupes ethniques (21). Dès le lendemain des élections des conflits entre la Tatmadaw et les rebelles karen éclataient près de Mae Sot à la frontière thaïlandaise, provoquant la fuite de plus de 10 000 réfugiés en Thaïlande.
Participer ou non aux élections ?
Sans surprise et comme le font pressentir les premiers résultats partiels, l'USDP sera le grand vainqueur des élections. Le parlement devrait être composé majoritairement de membres pro-gouvernementaux et de militaires appointés. La part des élus progressistes et des représentants indépendants des groupes ethniques devrait en comparaison être relativement très faible.
Il n'en demeure pas moins que ces élections, ainsi que la libération d'Aung San Suu Kyi, représentent un évènement politique majeur pour toute une génération de Birmans. Tout militant impliqué dans la vie politique birmane, dans le pays ou à l'extérieur, a dû se prononcer sur la question ultime d'y participer ou non.
Bien que le processus électoral ne soit pas démocratique, un nombre non négligeable de partis a décidé de présenter des candidats. La décision de boycotter les élections par la NLD et plusieurs partis ethniques a été très controversée. Le boycott des élections aurait pu les décrédibiliser s'il s'était accompagné d'une participation très faible et dans ce cas, la communauté internationale aurait été obligée de dénoncer la mascarade. Mais cela n'a pas vraiment été le cas avec un taux de participation d'environ 60 %. De leur côté, les détracteurs pensaient que ne pas y participer renforcerait automatiquement le nombre d'élus pro-gouvernementaux, vu le système électoral en place. Dans cette perspective, pour nombre de partis, ces élections représentaient " la seule option valable ». Y participer ne signifiait pas les accepter mais considérer qu'elles sont inévitables. Les groupes et associations militant en Birmanie ont aussi fait valoir qu'il est dangereux de se reposer sur la communauté internationale dont les divisions ces vingt dernières années n'ont permis d'imposer aucun changement au régime en place.
Nombre de groupes, qui appartiennent à la société civile birmane, pensent que " les élections représentent la première opportunité en vingt ans d'être en mesure de mobiliser les communautés sur la question de leurs droits démocratiques ». C'est une " chance de développer la conscience politique du peuple, en particulier des jeunes qui n'ont pas eu l'opportunité de voter précédemment » (22). Ils veulent croire que les élections vont apporter un peu de démocratie et de liberté dans le pays. La Constitution d'un parlement pourrait offrir la possibilité à l'opposition de s'y exprimer. Sachant que les élections sont législatives et ne vont pas amener de changement de régime dans l'immédiat, leur objectif affirmé est de faire un travail de mobilisation à la base qui pourrait amener à de nouvelles élections d'ici 2015. Cette position était aussi défendue par des think tank et de grandes organisations non gouvernementales internationales qui voient la possibilité d'une transformation politique majeure avec l'émergence de nouveaux partis politiques et de nouveaux dirigeants (23). L'un des arguments avancés par ces groupes est " l'absence de résultats apportés par les sanctions » (24). Plutôt que de poursuivre dans cette voie, ils proposent de réintégrer la Birmanie au sein de la communauté internationale, ce que le processus électoral pourrait permettre, s'il n'est pas décrié par elle.
En guise de conclusion provisoire
Personne ne pense sérieusement que les élections vont apporter des changements significatifs dans les mois à venir. La junte militaire va continuer à faire tourner l'économie à son propre profit et au détriment de la population birmane dans son ensemble, même après la mise en place d'un gouvernement " civil ».
On ne voit pas trop ce qui aurait pu l'en empêcher. En Birmanie même, elle ne se sent pas menacée par une opposition faible et divisée. Au niveau international, les sanctions économiques prises par les États-Unis et l'Europe ont fait long feu, en particulier parce que des États comme la France et l'Allemagne se sont opposés à des sanctions touchant les secteurs stratégiques qui rapportent de l'argent à la junte et l'aident à se maintenir au pouvoir parce que ces sanctions menacent leurs propres intérêts en Birmanie (25). La libération d'Aung San Suu Kyi devrait renforcer la junte qui pourra faire valoir un semblant de changement démocratique et se servir de cette libération pour obtenir la levée des sanctions. Cela ne devrait pas poser trop de problèmes à des États prêts à croire ou vouloir croire que des changements progressifs vers la démocratie sont initiés. En fait, ils verraient d'un bon œil la fin des sanctions et la possibilité d'investir dans le pays. Ne lit-on pas de plus en plus d'articles expliquant que le chemin de la démocratie en Birmanie passe par celui du développement (et donc des investissements).
Finalement, la dernière victime en date de la dictature est le mouvement pro-démocratie birman profondément divisé par la question difficile de savoir s'il fallait boycotter ou participer à des élections alors qu'il ne fait aucun doute que le grand vainqueur sera une fois de plus la junte au pouvoir. ■
Le 17 novembre 2010
* Danielle Sabai, correspondante d'Inprecor pour l'Asie, militante du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVe Internationale, anime le site web Extrême Asie — Pour une politique progressiste en Asie : http://daniellesabai.wordpress.com
Quelques éléments d'histoires
Après plus d'un siècle de colonie britannique, la Birmanie a obtenu son indépendance en 1948. Le nouvel État mis en place était une démocratie parlementaire qui survécut quatorze ans, malgré les tensions avec des minorités ethniques qui revendiquaient leur autonomie. Cette courte période démocratique fut close lors d'un coup d'État organisé le 2 mars 1962 par le " Conseil révolutionnaire » dirigé par le général Ne Win, sous prétexte " d'activités séparatistes » des nationalistes de l'État Shan (nord-est).
Résistant contre les colons britanniques aux côtés d'Aung San pendant la seconde guerre mondiale, Ne Win fut le commandant en chef des armées à partir de 1948, puis premier ministre entre 1958 et 1960 avant de devenir chef de l'État après le coup d'État.
S'en suivit une dictature militaire de 26 ans, sous la coupe du Parti du Programme Socialiste birman. Le régime se maintenait par la répression. Le PPSB mena une politique économique isolationniste appelée " Voie birmane vers le socialisme » qui n'avait de socialiste que le nom et qui amena l'économie birmane au bord de la banqueroute. En 1988, suite à une pénurie de riz et à un mécontentement généralisé, une crise éclata. Initiées par les étudiants, les manifestations furent rejointes par des moines, des fonctionnaires, des travailleurs et même des policiers et des soldats dans les villes. Le 8 août 1988 des centaines de milliers de manifestants marchèrent dans les rues pour demander la fin du régime du PPSB et la tenue d'élections libres. Les soldats tirèrent dans la foule causant la mort de plusieurs milliers de manifestants.
Le 18 septembre 1988, Ne Win fut déposé et remplacé par une nouvelle junte militaire, le Slorc (renommé en novembre 1997 SPDC). La junte fit ouvrir le feu sur les manifestants, tuant à nouveau plusieurs milliers d'entre eux. Plus d'un millier de manifestants furent arrêtés et certains torturés.
Le Slorc promit d'organiser des élections lorsque la paix et la tranquillité seraient restaurées dans le pays. En même temps, il plaçait en résidence surveillée Aung San Suu Kyi, secrétaire de la principale force d'opposition, la Ligue Nationale pour la Démocratie, mais surtout la fille du héros national et père de l'indépendance Aung San. Plusieurs autres opposants furent emprisonnés.
La LND a été créée le 27 septembre 1988 par Aung San Suu Kyi et l'ancien général Tin Oo, après l'écrasement du soulèvement pro-démocratique du 18 septembre 1988.
A la surprise générale le Slorc organisa des élections le 27 mai 1990. La LND remporta 392 des 485 sièges à pourvoir. Le PPSB rebaptisé parti de l'unité nationale (NUP) n'en remporta que 10, un clair message de rejet de la dictature militaire. La junte refusa de valider le résultat des élections. La répression s'accentua.
En 1992, le général Than Shwe devient le principal dirigeant de la junte, place qu'il occupe encore aujourd'hui.
2. Danielle Sabai, " La crise birmane, ses fondements et l'urgence de la solidarité : assez d'hypocrisie ! » http://daniellesabai.wordpress.com/2007/09/30/la-crise-birmane-ses-fond…
3. Marc Johnson et Danielle Sabai, " Des enjeux qui ont peu à voir avec la solidarité internationale », http://daniellesabai.wordpress.com/2008/05/11/56/
4. Larry Jagan and Renaud Egreteau, " Back to the Old Habits. Isolationism or the Self Preservation of Burma's Military Regime » (Page 44). Irasec http://www.reseau-asie.com/ouvrage/ouvrages/back-to-the-old-habits-isol…
5. Pour une analyse de la Constitution de 2008 lire " The SPDC constitutional referendum : a dead end for democracy in Burma ». Altsean Burma, http://www.altsean.org/Reports/SPDCReferendum.php
6. " Étudiants génération 88 » est une organisation regroupant d'anciens étudiants ayant participé au soulèvement populaire du 8 août 1988. Après avoir créé ce réseau en 2006 dans la clandestinité, ils ont lancé une série de campagnes de désobéissance civile ouvertement dirigée contre la junte militaire. Min Ko Naing (surnom signifiant " vainqueur des rois »), Ko Ko Gyi et Nilar Thein sont des dirigeants du groupe. C'est aussi " Étudiants génération 88 » qui a organisé les marches pacifiques en 2007 ayant conduit à la " révolution de safran ». Cela leur a valu de nouvelles incarcérations.
7. Le parti démocratique des nationalités Shan a été créé en avril 2010 pour participer aux élections législatives du 7 novembre. Son président est l'ancien secrétaire de la Ligue Démocratique des Nationalités Shan, le deuxième grand vainqueur des élections de 1990.
8. " SPDC Election Law Stangle Democracy ». Altsean Burma, July 15, 2010 http://www.altsean.org/Reports/SPDCElectionLaws.php
9. La Birmanie compte 14 subdivisions administratives. 7 divisions correspondent à la Birmanie historique, peuplées majoritairement de Birmans. 7 États sont peuplés majoritairement par des groupes ethniques non birmans. Les subdivisions sont elles-mêmes divisées en districts.
10. Pour le détail des sièges voir Altsean Burma. http://www.altsean.org/Research/2010/Key%20Facts/At%20stake%20in%20thes…
Pour le détail des partis politiques et leur plate-forme voir Mizzima. http://www.mizzima.com/election2010.html
11. Le parti démocratique s'est constitué en 1988 et a participé aux élections législatives de 1990. Il milite pour la paix, les libertés individuelles, la justice et l'égalité. Le PD se dit prêt à jouer un rôle dans le cadre qui émergera des élections législatives.
12. " Rohingya Party Prevented from Campaigning », The Irrawaddy, 22 October 2010. http://www.irrawaddy.org/article.php?art_id=19801
" Voters "Urged to Cast Advance Ballots" », The Irrawaddy. http://www.irrawaddy.org/election/news/565-voters-urged-to-cast-advance…
13. L'absence de recensement ne permet pas de connaître la composition exacte de la population de Birmanie. Il y a 136 groupes ethniques reconnus officiellement parmi lesquels les Karen, Shan, Akha, Chin, Chinois, Danu, Indien, Kachin, Karenni, Kayan, Kokang, Lahu, Mon, Naga, Palaung, Pao, Rakhine, Rohingya, Tavoyan et Wa.
14. Entre le 7 et le 12 février 1947 fut organisée une conférence à Panglong dans l'État Shan, dont l'objectif était d'écouter les revendications des minorités ethniques de la Birmanie et de savoir si elles voulaient rejoindre le nouvel État Birman qui verrait le jour après l'indépendance. Le 12 février un accord était signé entre les nombreuses minorités ethniques et Aung San, dont l'une des principales clauses était la promesse d'un État pour les Shan, Chin et Kachin. Aucune promesse d'autonomie n'avait été cependant faite à la conférence.
15. Historiquement, le Kokang est un État créé par des Chinois de Birmanie au milieu du XVIII-ème siècle. Des années 1960 à 1989, le Parti communiste birman dirigeait cette zone géographique qui devint après sa dissolution la première région spéciale auto-administrée de l'État Shan du nord. Le Kokang a sa propre armée (Myanmar National Democratic Alliance Army) d'environ 1 500 hommes.
L'armée Wa (appelée United State Wa Army - USWA) est composée d'environ 20 000 hommes de la minorité ethnique Wa. La minorité n'a pas d'État reconnu et la plupart des Wa vivent dans le nord de l'État Shan et dans l'est de l'État Kachin le long de la frontière chinoise.
16. Le Parti communiste birman a été créé par l'intelligentsia du pays en 1939. Aung San en fut le premier secrétaire général. Le parti a joué un rôle important dans la lutte pour l'indépendance contre les colons britanniques et par la suite contre les Japonais. Dans les années 1960, une partie du groupe s'engagea dans la lutte armée contre le dictateur Ne Win, en cherchant à constituer un front large avec les minorités et les paysans. Dans les années 1970, les zones Kokang et Wa tombèrent sous l'administration du PCB qui absorba des groupes armés dirigés par des barons de la drogue. La politique contre la culture de l'opium se fit de moins en moins véhémente et les contradictions contribuèrent à une rébellion interne qui se solda par l'effondrement du PCB en 1989.
17. La plupart des minorités ethniques habitent dans les zones montagneuses aux frontières de la Birmanie, frontières qui furent établies durant la colonisation britannique entre 1824 et 1948.
18. " China's Myanmar Strategy : Elections, Ethnic Groups and Economics », International Crisis Group, Asia Briefing n° 112, Update, http://www.crisisgroup.org/~/media/Files/asia/north-east-asia/B112%20Ch…
19. Burma Bulletin Issue n°45 - Septembre 2010, Altsean Burma, http://www.altsean.org/Reports/Burma%20Bulletin/BBSeptember10.php
20. Info Birmanie - Analyse des élections septembre 2010, http://www.info-birmanie.org/
21. " Burma's ethnic Minorities Prepare for War », Denis D. Gray, The Irrawaddy, November 2, 2010. http://www.irrawaddy.org/article.php?art_id=19915
22. Report of the AEPF workshop : The Emerging Role of Civil Society in Burma and Challenges and Opportunities of the 2010 Elections, October 3, 2010, http://euro-burma.eu/doc/Report_-_AEPF_workshop_notes_-_FINAL.pdf
23. Voir par exemple TNI : " Burma's 2010 Elections : Challenges and Opportunities », June 2010, http://www.tni.org/briefing/burma%E2%80%99s-2010-elections-challenges-a…
International Crisis Group : " Elections in Burma (Myanmar) won't be fair, but they will be significant », Jim Della-Giacoma, The Christian Science Monitor, http://www.crisisgroup.org/en/regions/asia/south-east-asia/burma-myanma…
24. Pour un bilan des sanctions et pourquoi cette politique n'a pas obtenu les résultats escomptés, lire : " The European Union and Burma : The Case for Targeted Sanctions », Burma Campaign UK (March 2004), http://www.burmacampaign.org.uk/index.php/news-and-reports/reports/titl…
EU&Burma, " Briefing and Recommandation » (March 2008), http://www.burmacampaign.org.uk/index.php/news-and-reports/reports/titl…
25. La diplomatie française n'a pas hésité à soutenir la compagnie Total, l'un des plus importants investisseurs en Birmanie, accusée d'avoir eu recours au travail forcé.