Encore fin 1924, donc après la mort de Lénine, alors qu’il était lui-même victime des manœuvres de la troïka bureaucratique (Zinoviev-Kamenev-Staline, dont les deux premiers finiront par se révolter contre Staline un an plus tard), Trotsky n’hésitait pas à justifier la répression au nom d’une conception erronée du parti (2) : « S’il s’avérait, même après l’élimination des malentendus, des erreurs partielles, des interprétations tendancieuses, etc., qu’il existe néanmoins deux lignes différentes, il ne serait évidemment pas question de passer sous silence une circonstance aussi importante. Le parti est obligé, quels que soient les efforts et les mesures strictes que cela exige, d’assurer l’unité de sa méthode révolutionnaire, de sa ligne politique, de ses traditions — l’unité du léninisme. Dans ce cas il serait faux de désavouer l’usage de la “répression”, comme l’ont fait certains camarades (tout en m’accusant en même temps de poursuivre une ligne spéciale, non bolchevique. (…) S’il est prouvé en fait qu’une ligne de trotskisme était menée contre la ligne du léninisme, cela signifierait que nous avons affaire à un commencement de lutte entre différentes tendances de classe. Dans ce cas, les explications ne serviraient à rien. Le parti prolétarien se protège en s’épurant. » (3)
Des erreurs sur un fond d’arriération et de l’isolement
Les années de guerre civile contre les armées blanches, soutenues par les interventions impérialistes, ont créé une situation imprévue : un pouvoir révolutionnaire isolé, une industrie détruite dans un pays menacé par la famine, alors que la classe ouvrière russe a été décimée sur les champs de bataille, chassée des villes affamées vers les campagnes, absorbée dans l’appareil d’État (les ouvriers d’industrie étaient 2 552 000 en 1913, en 1921-22 il n’en reste que 1 243 000 (4) et, de plus, pour une partie significative, ce ne sont pas les mêmes). Les partis politiques présents dans les soviets en 1917 — les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires de gauche, les anarchistes — se sont, au cours de la guerre civile, opposés au pouvoir bolchevique et ont été interdits. Dès mars 1919, Lénine constate lucidement et amèrement que « les soviets, qui étaient par nature des organes de gouvernement par les travailleurs, ne sont en effet que des organes de gouvernement pour les travailleurs par la couche la plus avancée du prolétariat, mais non pas par les masses laborieuses » (5). Et la couche la plus avancée à ce stade, c’est le parti bolchevique, lui même en voie de bureaucratisation.
Il est indéniable que les mesures exceptionnelles prises par la direction bolchevique au cours de la guerre civile ont facilité la dégénérescence bureaucratique de la révolution. Trotsky l’a explicitement reconnu en écrivant : « La dictature du parti bolchevique fut dans l’histoire l’un des instruments les plus puissants du progrès. Mais ici, comme dit le poète, “Vernunft wird Unsinn, Wohltat Plage” (6). L’interdiction des partis d’opposition entraîna l’interdiction des fractions ; l’interdiction des fractions aboutit à l’interdiction de penser autrement que le chef infaillible. Le monolithisme policier du parti eut pour conséquence l’impunité bureaucratique, qui devint à son tour la cause de toutes les variétés de démoralisation et de corruption. » (7)
Mais il est indéniable aussi que le parti bolchevique, même jouissant d’une légitimité immense du fait du rôle qu’il a joué dans le processus révolutionnaire, n’aurait pu, à supposer qu’il l’eut voulu (ce que supposent facilement les opposants au bolchevisme), vider de son contenu une démocratie soviétique épanouie, si cette dernière n’avait pas été ébranlée d’abord par les conditions de la guerre civile, les destructions, les famines, le blocus — bref par l’isolement d’une révolution dans un pays particulièrement arriéré.
Un possible d’intelligibilité historique
L’apport historique de Trotsky — et de ceux qui se sont engagés avec lui dans le combat de l’Opposition de gauche — est d’avoir présenté une analyse d’ensemble de la dégénérescence de la révolution russe, d’avoir décrypté « le mensonge déconcertant » (8), préservant ainsi un possible d’intelligibilité historique de la lutte d’émancipation. Si Trotsky ne fut pas le premier à s’engager dans la lutte contre la bureaucratisation montante, si ses premiers combats étaient avant tout tournés contre la ligne politique de la “troïka” et s’il continuait alors à considérer la bureaucratie comme un épiphénomène, fruit d’erreurs politiques du parti, il fut le premier — avec Khristian Rakovsky (9) — à élaborer une analyse d’ensemble de la dégénérescence, à en présenter à la fois la monstruosité — il n’hésitait pas à qualifier de « totalitaire » la domination de la bureaucratie stalinienne dès le milieu des années 1930 — et la faiblesse historique, le caractère parasitaire qui condamnait à terme sa domination. Et force est de constater que l’effondrement des États issus (directement ou non) de la dégénérescence de la révolution russe, s’il eut lieu plus tard que Trotsky ne l’envisageait dans ses derniers écrits (marqués par la perspective — l’espérance — d’une guerre-révolution), a pour l’essentiel confirmé ses pronostics. (10)
Militant et propagandiste révolutionnaire de talent, Trotsky espérait et mettait en avant naturellement la perspective de la révolution antibureaucratique et craignait par dessus tout celle d’une contre-révolution bourgeoise. C’est donc à ces deux hypothèses qu’il a consacré une grande partie de ses écrits. Il avait cependant — plus que ses détracteurs n’ont voulu l’admettre — envisagé une stabilisation temporaire de la bureaucratie soviétique. Son principal ouvrage d’analyse de la société soviétique, la Révolution trahie, fourmille d’indications dans ce sens. Ainsi, analysant le mouvement stakhanoviste (une compétition entre ouvriers pour le dépassement des normes individuelles que Trotsky caractérisait très justement comme se réduisant « à l’intensification du travail et même à la prolongation de la journée de travail » et que les staliniens avaient le culot de caractériser comme une attitude « nouvelle » envers le travail), il écrivait : « ”A l’économie de temps, dit Marx, se réduit en définitive toute l’économie”, c’est à dire la lutte de l’homme contre la nature à tous les degrés de civilisation. Réduite à sa base primordiale, l’Histoire n’est que la poursuite de l’économie du temps de travail. Le socialisme ne pourrait se justifier par la seule suppression de l’exploitation ; il faut qu’il assure à la société une plus grande économie de temps que le capitalisme. Si cette condition n’était pas remplie, l’abolition de l’exploitation ne serait qu’un épisode dramatique dépourvu d’avenir. La première expérience historique des méthodes socialistes a montré combien vastes sont leurs possibilités. Mais l’économie soviétique est encore loin d’avoir appris à tirer partie du temps, cette matière première la plus précieuse de la civilisation. L’importation de la technique, principal moyen de l’économie de temps, ne donne pas encore sur le terrain soviétique les résultats qui sont normalement les siens dans sa patrie capitaliste. » (11) Près de quarante ans plus tard, lors de l’installation des chaînes de production sous licence Fiat à Togliattigrad, il s’avérait toujours qu’il fallait en URSS près de deux fois plus de main d’œuvres qu’à Turin pour produire un exemplaire de la Lada, la version soviétique de la Fiat 124 (et les chaînes de Fiat à Turin au début des années 1970 n’étaient pas caractérisées par la plus forte productivité dans l’industrie automobile).
Lorsqu’il écrivait ces lignes, en 1936, Trotsky était largement coupé depuis plus de trois ans des militants de l’Opposition de gauche en URSS : la prise de pouvoir par Hitler, qui avait mis fin à l’activité du centre de l’Opposition russe organisé à Berlin par le fils du “Vieux”, Léon Sédov, le renforcement de la répression contre les militants de l’Opposition russe déportés et emprisonnés et la montée de la terreur en Russie dès 1930, interrompirent brutalement le très riche débat sur la dégénérescence de l’URSS (12). La Révolution trahie constitue en quelques sorte une conclusion de ce débat et Trotsky s’est efforcé d’y intégrer les apports de tous les courants oppositionnels — forts nombreux en déportation, au point que Boris M. Eltsine aurait dit que c’est « le GPU qui fait notre unité » (13).
Un riche débat entre bolcheviks
Dès la fin des années 1920 les révolutionnaires russes (et il faut noter que la très grande majorité des militants d’Octobre 1917 survivants se sont trouvés, tôt ou tard, en opposition à Staline), confrontés à la dégénérescence monstrueuse de leur œuvre, envisageaient plusieurs schémas d’analyse possible de cette « formation sociale qui n’a pas de précédent et ne connaît pas d’analogue » (14). Ainsi Khristian Rakovsky, un des principaux dirigeants de l’Opposition, que Trotsky estimait énormément, écrivait dès août 1928 dans une lettre à G. N. Valentinov, ancien rédacteur du quotidien des syndicats Troud, déporté comme lui : « Quand une classe s’empare du pouvoir, c’est une partie d’elle-même qui devient l’agent de ce pouvoir. C’est ainsi que surgit la bureaucratie. Dans un État socialiste où l’accumulation capitaliste est interdite aux membres du parti dirigeant, la différenciation commence par être fonctionnelle et devient ensuite sociale. Je pense ici à la situation sociale d’un communiste qui dispose d’une automobile, d’un bon appartement, d’un congé régulier, qui touche le salaire maximum autorisé par le parti, une situation bien différente de celle du communiste qui travaille dans les charbonnages (…). La fonction a modifié l’organe lui-même, c’est-à-dire que la psychologie de ceux qui sont chargés des diverses tâches de direction dans l’administration et l’économie de l’État, a changé au point que, non seulement objectivement, mais subjectivement, non seulement matériellement mais moralement, ils ont cessé de faire partie de cette même classe ouvrière. (…) La bureaucratie des soviets et du parti est un fait nouveau. Il ne s’agit pas ici de cas isolés, de bavures dans la conduite de camarades individuels, mais bien d’une catégorie sociale nouvelle à laquelle il faudrait consacrer un traité tout entier. » (15)
Deux ans plus tard, en avril 1930, dans une déclaration de l’Opposition dont il a rédigé le projet, Rakovsky complétait ainsi son analyse : « D’un État prolétarien à déformations bureaucratiques — comme Lénine définissait la forme politique de notre État — nous sommes en train de passer à un État bureaucratique à survivances prolétariennes communistes. Sous nos yeux s’est formée une grande classe de gouvernants avec ses propres divisions internes, qui s’accroît par une cooptation prudente, directe ou indirecte (promotion bureaucratique, système fictif d’élections). Ce qui unit cette classe originale est une forme, originale, elle aussi, de propriété privée, à savoir la possession du pouvoir d’État. “La bureaucratie possède l’État comme sa propriété privée” écrivait Marx (Critique du Droit de Hegel). Il a fallu un conflit passager entre les bureaucrates du parti et ceux des syndicats pour que les lecteurs du journal Troud puissent apprendre que le budget des syndicats est de quatre cent millions de roubles, dont quatre-vingt millions vont aux salaires du personnel. A combien s’élèvent les salaires des permanents des appareils du parti, des coopératives, des kolkhozes, des sovkhozes, de l’industrie, de l’administration, avec toutes leurs ramifications ? Nous n’avons à ce sujet aucune donnée précise, même pas de données approximatives. Quelles tentations constituent pour la bureaucratie la collectivisation intégrale et le rythme accéléré de l’industrialisation, il n’est pas difficile de le deviner. Cela élargirait l’armée des bureaucrates, augmenterait sa part du revenu national, renforcerait son pouvoir sur les masses. » (16). Trotsky ne reprendra pas dans ses thèses l’idée d’une « classe originale » avancée par Rakovsky — idée qui suscita des réticences parmi les opposants déportés — tout en puisant très largement dans ses analyses.
Deux autres déportés, G. Khotimsky et A. Cheinkman, après avoir argumenté contre l’idée d’une « classe en devenir », écrivaient en réponse à cette formulation : « Nous pensons que la bureaucratie n’est pas une classe et qu’elle ne le deviendra jamais. Nous estimons que la bureaucratie, couche dirigeante de la société, va dégénérer, qu’elle est le germe d’une classe qui ne sera pas une classe de bureaucratie, jusqu’alors inconnue, dont l’apparition signifierait que la classe ouvrière se serait transformée en quelque autre classe opprimée. La bureaucratie est le germe d’une classe capitaliste dominant l’État et possédant collectivement les moyens de production. Marx écrivait en 1875 : “Ce développement des forces productives est la prémisse absolument indispensable [pour le socialisme] car, autrement, ce n’est que la misère qui se généralise. Or, avec la misère, la lutte pour les objets de première nécessité va recommencer et, avec elle, le vieux fatras”. Le “vieux fatras” ressuscitera nécessairement sous la forme de dégénérescence de la dictature prolétarienne en dictature petite-bourgeoise ou en ordre capitaliste, ou sous quelque forme de capitalisme d’État original, ce qui, plus qu’une dictature petite-bourgeoise ou un capitalisme ordinaire, correspondrait à une attitude de grande puissance de l’État russe, cette reconstitution se produisant dans les conditions de l’expansion impérialiste à l’époque du capitalisme agonisant. Jusqu’à quel point cette perspective de dégénérescence-revirement constitue-t-elle une variante valable, ce n’est pas de cela qu’il est question. Mais si cela se produit, ce serait une erreur politique considérable que de le dissimuler par cette nouvelle théorie de bureaucratisme gouvernemental. » (17)
Notons enfin que L. Trigubov, vieux bolchevik de Kiev déporté à Khodjent, prenant la défense de l’analyse de Rakovsky contre ses adversaires au sein de l’Opposition — dont il qualifiait la vision de « statique » — avait résumé l’approche de l’opposition, fort éloignée de la pensée “académique” : « Ce n’est pas de la bureaucratie en général qu’il faut discuter, mais du point où la bureaucratie d’URSS s’est éloignée de la société. Ce sont les problèmes de la démocratie prolétarienne — l’unité des dirigeants et des dirigés — et du bureaucratisme — la séparation entre les dirigeants et les dirigés — qui sont à l’ordre du jour. Notre tâche la plus urgente est d’étudier le plus attentivement possible le processus de formation de la bureaucratie soviétique, le processus de transformation de l’État soviétique en État bureaucratique. » (18) Cette remarque est significative : l’essentiel de la correspondance entre opposants déportés, de leurs déclarations et proclamations, concerne en effet l’analyse concrète des événements survenant en URSS. Les débats concernent en premier lieu l’analyse du plan quinquennal, de l’industrialisation accélérée, de la collectivisation forcée des campagnes, etc., bref des « zigzags » staliniens, dont les oppositionnels s’efforcent (avec beaucoup de clairvoyance !) d’analyser les conséquences en proposant des remèdes à une politique dont ils voient le caractère funeste du point de vue du potentiel de développement soviétique. Ainsi ce débat, ancré dans la réalité, se différencie beaucoup des disputes concernant « la nature de l’URSS », qui ont marqué l’histoire du mouvement communiste antistalinien dès la rupture de James Burnham avec Trotsky en 1940, disputes marquées par une méconnaissance de la réalité soviétique — du fait de la liquidation de l’Opposition russe par Staline et de la fermeture stalinienne de l’URSS — et, de ce fait, bien plus académiques ou suscitées par les incroyables pressions idéologiques qui s’exerçaient sur les faibles rangs des révolutionnaires.
« Quelque chose de plus qu’une simple bureaucratie »
« Nous craignons par-dessus tout, dans notre analyse — écrivait Trotsky en conclusion de sa réflexion sur ce qu’il nommait un « processus inachevé » — de faire violence au dynamisme d’une formation sociale qui n’a pas de précédent et ne connaît pas d’analogue » (19). Et, sans reprendre l’analyse de Rakovsky jusqu’au bout, il n’en insistait pas moins sur le caractère particulier de cette couche dirigeante, dotée d’une autonomie sociale plus grande que toutes les bureaucraties d’État qui l’ont précédée dans d’autres formations sociales : « Sous aucun autre régime, la bureaucratie n’atteint à une pareille indépendance. (…) La bureaucratie soviétique s’est élevée au-dessus d’une classe qui sortait à peine de la misère et des ténèbres et n’avait pas de traditions de commandement et de domination. (…) En ce sens on ne peut nier qu’elle soit quelque chose de plus qu’une simple bureaucratie. Elle est la seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes, dans la société soviétique. » Insistant sur le fait qu’ayant exproprié politiquement le prolétariat, la bureaucratie stalinienne n’a pas créé de base sociale à sa domination sous la forme de conditions particulières de propriété et que « les moyens de production les plus importants appartiennent à l’État », il écrivait aussi : « L’État “appartient” en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports, encore tout à fait récents, se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. » (20)
L’hypothèse d’une stabilisation plus durable
Envisageant les possibles par lesquels l’Histoire pourrait dans un futur non précisé trancher le caractère social de l’URSS — et privilégiant dans ce cadre les deux hypothèses du renversement de la caste soviétique dirigeante : celle d’une victoire d’un « parti révolutionnaire ayant toutes les qualités du vieux bolchevisme et enrichi, en outre, de l’expérience mondiale de ces derniers temps » et celle d’un parti bourgeois (qui « trouverait pas mal de serviteurs parmi les bureaucrates d’aujourd’hui », précisait-il) — il décrivait ainsi une troisième hypothèse : « Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s’emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l’État. L’évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l’égalité socialiste. Dès maintenant, elle a dû malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations ; il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans les rapports de propriété. On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C’est ignorer l’instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n’est pas tombé du ciel. Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d’être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur en ferait une nouvelle classe possédante. » (21) Et il en concluait qu’on revenait ainsi à l’hypothèse précédente, celle d’une victoire de la contre-révolution.
Il faudra plus de trente ans pour que cette troisième hypothèse de Trotsky ne commence à se réaliser en URSS et dans les pays du « glacis » soviétique. On peut sans crainte avancer que Trotsky, en 1936, aurait exclu une telle durée. Dans de très nombreuses prises de position au cours des dernières années de sa vie il avait prédit que la guerre qui a commencé en 1939 — et dont il avait d’avance prédit, en plein pacte Hitler-Staline, qu’elle serait une guerre entre la Russie soviétique et l’Allemagne nazie — apportera une réponse définitive : elle devait selon lui se conclure par le triomphe de la révolution prolétarienne en Occident, qui aurait été un formidable encouragement à la révolution antibureaucratique en URSS, ou par la défaite du prolétariat et la liquidation des survivances des conquêtes d’Octobre en Russie.
Le cours de l’Histoire a pourtant pris un chemin imprévu : malgré une intensité de conflit social jamais encore atteinte (des millions de morts et des destructions inouïes !), le rapport des forces entre les classes à l’échelle mondiale a pu être stabilisé à Yalta par les efforts conjoints de Staline, chef de la bureaucratie soviétique, Roosevelt et Churchil, porte-paroles de l’impérialisme allié. En contrepartie de son aide pour museler les mouvements de la classe ouvrière en Europe (en Grèce, en Italie, en France et en Allemagne en premier lieu) et de sa tolérance envers la dictature franquiste en Espagne, la bureaucratie soviétique était dédommagée par la tolérance impérialiste envers ses gains territoriaux en Europe centrale et orientale — une version élargie des accords secrets signés avec Hitler qui accordaient à Staline la partie occidentale de la Biélorussie et de l’Ukraine (alors polonaises) ainsi que les États baltes en 1939.
Il est légitime de poser la question si dans les analyses que Trotsky a léguées on peut trouver des éléments qui aident à interpréter un tel phénomène et aussi pourquoi — en mettant de côté « l’impatience révolutionnaire » qui l’aurait caractérisé — il s’attendait jusque dans ses derniers écrits à ce que la seconde guerre mondiale s’achève, comme la première, par des montées révolutionnaires dans les principaux pays belligérants, avant tout en Allemagne et en URSS.
La synthèse de Trotsky
Nous l’avons dit, sans diminuer en rien l’apport de Trotsky, son analyse de la Révolution trahie était largement le fruit d’un long débat qui avait engagé des centaines de marxistes russes déportés par Staline à la fin des années 1920 ou passés dans la clandestinité. Au milieu des années 1930 les rapports de Trotsky avec l’élite intellectuelle du parti bolchevique avaient été définitivement rompus : l’Opposition de gauche soviétique avait été massacrée et ses dernières analyses, confisquées par les staliniens, ne nous sont pas parvenues (peut-être qu’elles sont encore rangées dans quelques coffres de la police politique de Poutine…). Or, la correspondance de Trotsky avec les oppositionnels russes clandestins ou déportés, lui fournissait non seulement une riche réflexion, mais encore des informations sur l’état d’esprit des masses, les crises dans l’appareil, la situation économique… bref, tout ce qui est indispensable à l’analyse concrète d’une situation concrète et que la presse soviétique, particulièrement muselée par Staline dès le début des années 1930, ne pouvait plus fournir (22).
Cependant, la définition de l’URSS présentée par Trotsky en conclusion du chapitre intitulé « Qu’est-ce que l’URSS ? »(23) de la Révolution trahie fournit une série de concepts, qui permettent d’expliquer à la fois l’erreur de pronostic de l’auteur et l’issue de la guerre. Trotsky écrivait : « L’URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’État un caractère socialiste ; b) le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international. » (24)
Cette définition conceptuelle — que Trotsky, devançant les critiques de ceux qui préfèrent des formules catégoriques, présente comme « vague » — est très précise et chaque concept employé l’est sciemment, après des discussions et une longue réflexion. Elle mérite qu’on s’y arrête :
● a) En introduisant une différenciation entre « étatisation » et « socialisation » Trotsky écrivait par ailleurs : « La propriété privée, pour devenir sociale, doit inéluctablement passer par l’étatisation, de même que la chenille, pour devenir papillon, doit passer par la chrysalide. Mais la chrysalide n’est pas un papillon. Des myriades de chrysalides périssent avant de devenir papillon. » (25) Et d’expliquer que la propriété de l’État ne devient sociale qu’avec le dépérissement de celui-ci, c’est à dire au fur et à mesure que l’État se dégage de la production, laissant place à la libre-association des producteurs. Aussi longtemps que c’est l’autorité — la contrainte — étatique qui régit la production et interfère dans le libre arbitre des producteurs, c’est-à-dire aussi longtemps que l’insuffisance des forces productives impose la contrainte des choix économiques autres que ceux décidés par les producteurs eux-mêmes, le « vieux fatras » dont parlait Marx, revient sans cesse sous la forme du bureaucrate… et du travail aliéné. Et le mot d’ordre stalinien « les cadres décident de tout » n’était rien d’autre qu’une manifestation du phénomène.
● b) c) et d) Trotsky synthétise ici ce qu’il eut l’occasion d’analyser déjà en 1932 dans son fameux article « L’économie soviétique en danger » (26) et ce qui fut par ailleurs au centre des débats de l’Opposition de gauche russe dès la rupture de Staline avec Boukharine (27) et le tournant stalinien vers l’industrialisation accélérée et la collectivisation forcée. Il critiquait alors, suivant en cela Rakovsky, l’accumulation débridée, qui ne tenait pas compte des nécessités de l’amortissement du capital fixe, condamnant la productivité à la stagnation et freinant les innovations dans l’industrie. Et il résumait les aspirations bureaucratiques à une forme déformée du développement économique.
● e) Notons que pour Trotsky la bureaucratie, couche d’origine ouvrière, sans devenir une classe, s’est autonomisée par rapport à son origine de classe, devenant incontrôlée (et incontrôlable) et devant être renversée, ce qu’il réaffirme en i). Bref, sans être une classe dominante, la bureaucratie soviétique dispose de plusieurs caractères d’une telle classe, mais sans la légitimité de sa domination, donc sans être capable de se forger une idéologie dominante et devant donc recourir à cet ersatz de marxisme falsifié qu’est devenu le « marxisme-léninisme » dans sa version stalinienne. Cette absence de légitimité de sa domination — que l’idéologie stalinienne ou post-stalinienne n’est pas parvenue à assurer — n’est que la manifestation de son parasitisme au sein de la société qu’elle domine.
Le PCUS de Staline et le prolétariat
● f) L’affirmation est forte : le PCUS n’est plus un parti prolétarien. Le « parti gouvernant » a trahi sa classe et doit être renversé. Déjà en septembre 1935, dans un article, Trotsky avait affirmé : « Ce serait pure folie que de penser réformer et régénérer aujourd’hui le parti communiste d’Union Soviétique. Il est impossible de contraindre une machine bureaucratique qui sert essentiellement à maintenir le prolétariat dans un étau, à servir les intérêts de ce prolétariat. » (28) Dans un article de 1939 Trotsky, résumant dans des tableaux statistiques la discontinuité entre le Parti bolchevique et celui de Staline concluait : « L’appareil dirigeant adapte systématiquement le parti et ses institutions à ce changement du programme, c’est-à-dire au service des couches sociales nouvelles et toujours plus privilégiées. Les purges dictatoriales sont les principales méthodes utilisées pour cette adaptation. (…) Les renouvellements dans la composition du Comité Central ont reflété et reflètent toujours le déplacement social du parti des opprimés vers les oppresseurs. (…) Le Stalinisme n’est pas issu d’un développement organique du bolchevisme, mais il en est une négation sanglante. » (29). Déjà en 1930 la déclaration de l’Opposition de gauche en vue du XVIe Congrès du PCUS ne laissait pas d’illusions sur les liens entre le parti et les travailleurs : « La direction du parti a discrédité le parti et les syndicats aux yeux des masses ouvrières. Ni le premier, ni les seconds, n’ont pu assurer au prolétariat une défense contre les bureaucrates. Au contraire, le parti et les syndicats semblaient appuyer les bureaucrates contre les travailleurs. » (30) Dans une étude datée de juin 1930, dont Trotsky a présenté l’original — écrit avec un crin sur du papier à cigarettes — devant la commission Dewey en vantant ses qualités analytiques, trois autres opposants écrivaient à propos des organisations ouvrières en URSS : « L’étouffement des derniers restes de démocratie prolétarienne dans les syndicats au cours des dernières années a conduit à une telle bureaucratisation de bas en haut qu’ils sont parfaitement incapables de remplir leurs fonctions de défense des intérêts des ouvriers. » Et ils décrivaient « la transformation des organisations de base du parti et des syndicats en appendices privés de droits des organes économiques » (31).
Une conscience socialiste des travailleurs soviétiques ?
Il ne fait donc aucun doute qu’en 1936 Trotsky savait parfaitement que le prolétariat soviétique était privé de toute forme d’organisation propre. L’affirmation que « la révolution sociale (…) vit encore (…) dans la conscience des travailleurs » — qui est réaffirmée sous un autre angle en h), où il est question de résistance ouvrière devant être brisée par une éventuelle restauration capitaliste — parait alors surprenante.
La conscience socialiste n’est en effet nullement une conscience spontanée, fruit de la seule expérience des luttes. Pour se forger et pour subsister au cours des périodes de recul — et les années 1930 étaient en URSS une période de recul de la classe ouvrière et de sa conscience — elle doit être matérialisée au sein d’une organisation révolutionnaire. En 1936 une telle organisation n’existait plus en URSS. Les quelques milliers d’oppositionnels de gauche organisés l’étaient dans des isolateurs et des camps et Staline ne tarda pas à les liquider.
Les traces de la terreur
Qui plus est, la liquidation massive de toute trace de l’ancien prolétariat avait commencé : la terreur stalinienne, qui prend de l’ampleur à partir de 1930 et la réécriture de l’Histoire avaient pour effet, comme l’écrit David Rousset, « la rupture entre les générations [qui] porte sur la connaissance de l’histoire réelle et sur le développement de la science de la société. La falsification partout imposée comme vérité d’État, la censure et le huis clos organisent une ignorance inévitable et fondamentale » (32). L’ampleur réelle de la répression stalinienne des années 1930-1956 reste encore inconnue. David Rousset évalue entre 7 et 8 millions, dont 1 million de membres du parti et des jeunesses communistes, les exécutions entre 1935 et 1941 (33). Il faut y ajouter des dizaines de millions de déportés dans les camps de concentration. Selon David Rousset, « on observe en effet, de 1930 à 1940, une progression numérique constante des effectifs concentrationnaires. (…) Dans un réseau de camps qui, en 1941, recouvre de façon serrée tout le pays, on compte 80 complexes concentrationnaires (…). Le complexe concentrationnaire du nord-est (le Sévostlag) est typique. (…) Il comptait en 1934 (deux ans après sa création) 350 000 déportés, 500 000 en 1935 et aux alentours de 3 millions en 1941. » (34) Le double résultat de la répression et de l’industrialisation extensive stalinienne (qui recoure largement à l’emploi de la main-d’œuvre déportée, ne bénéficiant donc même pas du statut de salarié) est de constituer une nouvelle classe ouvrière, qui ne peut avoir l’expérience de ses prédécesseurs, une classe d’extraction paysanne, soumise à des conditions de vie et de travail inhumaines, à une répression omniprésente, donc parfaitement atomisée. Ajoutons encore que les déportations continuent durant la guerre, s’amplifient encore à l’encontre des soldats victorieux qui ont poursuivi l’armée nazie jusqu’en Allemagne (et auraient pu alors confronter la “vérité” stalinienne avec une autre…). Comment alors imaginer que « la révolution sociale » pouvait survivre « dans la conscience des travailleurs » ? Il y a ici, indéniablement, une erreur de Trotsky, qu’il aurait sans doute corrigée s’il avait pu réviser son pronostic sur l’issue de la guerre. Notons quand même que son fils — dans un rapport interne il est vrai, envoyé au Secrétariat International en mars 1934, à la suite de la « capitulation » de Khristian Rakovsky — portait une appréciation moins optimiste sur les perspectives en URSS : « Il faut plutôt s’étonner que les bolcheviks russes tiennent encore [c’est-à-dire que tous n’ont pas “capitulé”…], car “tenir”, en URSS maintenant, signifie non pas lutter, non pas vivre avec une perspective révolutionnaire, mais se sacrifier passivement au nom de l’avenir, au nom de la continuité historique de l’internationalisme révolutionnaire. » (35)
Trotsky n’avait pas hésité à qualifier de totalitaire la dictature stalinienne. Il avait dénoncé les falsifications historiques de Staline comme le dévoiement du marxisme par l’autocrate. Il avait consacré une bonne partie de ses dernières années à dénoncer les procès truqués et l’ampleur de la répression. Mais de son vivant il était difficile d’imaginer — à moins d’être doté d’une imagination génocidaire — l’ampleur monstrueuse des déportations et des assassinats, la réalité inhumaine du monde concentrationnaire stalinien, la déportation de peuples entiers, les dizaines et les dizaines de millions de victimes qui transformèrent la société des survivants de fond en comble. Une société qui avait intégré la présence de la terreur pour de longues années encore après que l’étau ait été desserré.
L’effet de la terreur stalinienne fut de priver les travailleurs soviétiques de la capacité d’imaginer un autre socialisme que celui qualifié officiellement de « réellement existant », de celle de renouer avec l’action collective et l’auto-organisation de masse. En ce sens le totalitarisme stalinien, comme le totalitarisme nazi, a réussi à briser la classe ouvrière (36).
« La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l’inéluctabilité de la révolution mondiale », écrivait Trotsky dans la Révolution trahie (37). Quelques années plus tard la bureaucratie est parvenue à briser la nuque des forces vives du prolétariat, à liquider ses éléments conscients, à redonner au capitalisme mondial un second souffle et à repousser les assauts de la révolution mondiale tout en caporalisant les détachements victorieux.
La restauration capitaliste, une défaite historique
La perspective de révolution politique — un objectif pour l’action et non un pronostic — formulée par Trotsky, ne s’est pas réalisée. De plus, si des situations révolutionnaires se sont produites dans les pays du glacis (en Pologne et en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, de nouveau en Pologne en 1980-1981), en URSS aucune des crises n’a atteint un niveau d’auto-organisation ouvrière comparable. C’est que la grande terreur stalinienne en URSS a duré beaucoup plus longtemps, extirpant de la société non seulement toute forme d’organisation ouvrière mais jusqu’au souvenir d’une telle organisation que personnifiaient ces individus qu’un rapport de la police politique polonaise avait qualifié, à la veille de la hausse des prix de juin 1976, de « meneurs ouvriers indépendants ». De 1930 à 1954-55 une blague, une question, une réflexion formulée à haute voie et entendue par quelqu’un pouvait mener un ouvrier soviétique à la déportation. Quinze ans, c’est le temps de maturation d’une génération. Une expérience qui marque l’avenir d’une société. Dans aucun des pays du glacis les sociétés bureaucratiques n’ont connu une telle terreur durant autant d’années. C’est pourquoi des traditions ouvrières orales, même imparfaites ont pu, lorsque la domination bureaucratique traversait des crises, y nourrir des expériences d’auto-organisation.
Reste que les crises révolutionnaires à l’Est — en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie — ont toutes été des échecs du mouvement de masse. Elles l’ont été car la minorité marxiste révolutionnaire, qui est parvenue à subsister et même à se développer dans les pays capitalistes, n’est pas arrivée à reprendre pied de manière significative, malgré les efforts en ce sens, en URSS et dans ses satellites. En l’absence d’un « parti révolutionnaire ayant toutes les qualités du vieux bolchevisme et enrichi, en outre, de l’expérience mondiale de ces derniers temps » (38), ces mobilisations des masses ne sont pas parvenues à renverser la bureaucratie. Elles l’ont cependant affaiblie en lui indiquant qu’il était temps de tenter de se recycler avant qu’un mouvement auto-organisé de l’ampleur du syndicat indépendant polonais “Solidarnosc” de 1980-81 ne mûrisse en Russie, profitant de la libéralisation gorbatchévienne. Celle-ci avait ouvert la voie à des expériences d’auto-organisation dont la grève des mineurs de 1990 fut le sommet, pour la première fois à une telle échelle depuis le début de la terreur stalinienne.
La contre-révolution “démocratique” de Boris Eltsine, qui fut l’achèvement du processus entamé par le stalinisme, ne s’est pas heurtée à la résistance du prolétariat russe. Identifiant massivement la perspective socialiste aux années staliniennes puis brejneviennes, idéalisant la société de consommation capitaliste, ayant intégré que “leurs” usines étaient avant tout les lieux d’un travail aliéné, les travailleurs soviétiques ont observé passivement la mise en place d’un État restaurationniste du capitalisme et les manœuvres des oligarques pour s’emparer des morceaux de la propriété étatique. Les mafias oligarchiques ont confirmé une fois de plus le vieil adage : « la propriété, c’est le vol ». Mais comme le profit capitaliste a besoin de règles, donc d’un État capable de les imposer y compris aux capitalistes (fussent-ils “mafieux”), le nouvel homme fort du Kremlin, Vladimir Poutine, vient de proposer aux oligarques qu’il a réunis en juillet 2000, de passer l’éponge sur les vols passés de la propriété étatique — qualifiés justement d’accumulation primitive du capital par l’un des participants à la réunion — pour enfin pouvoir protéger la propriété… privée. La troisième hypothèse de Trotsky, celle d’une défaite historique de la révolution russe, est en train d’achever de se réaliser sous nos yeux. Elle risque de redonner une fois encore un nouveau souffle au capitalisme mondial. ■
* Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Secrétariat unifié de la IVe Internationale.
2. Cf. à ce sujet l’article de Livio Maitan dans ce n° d’Inprecor.
3. Il s’agit d’un texte de réponse de Trotsky à ceux qui, après la parution de son livre 1917, ont entamé une campagne visant à opposer le soit-disant “trotskisme” au “léninisme” (dont Trotsky mentionne lucidement qu’il fallait la mort de Lénine pour que le terme puisse apparaître !). Trotsky est donc en position d’accusé, ce qui ne l’empêche pas de réclamer la “répression” et “l’épuration” au cas où les accusations s’avéreraient fondées, le tout au nom de l’unité du parti au pouvoir… Ce texte a été publié pour la première fois par Pierre Broué dans les Cahiers Léon Trotsky, n° 34, juin 1988.
4. Cf. Salomon Schwartz, Les Ouvriers en Union soviétique, Marcel Rivière 1956, pp. 20-21.
5. Lénine, Sotchinienia (Œuvres ; édition russe) t. 38, p. 170 (cité par Lewin, op. cit., p. 22)
6. La raison devient folie, le bienfait tourment.
7. L. Trotsky, La révolution trahie, Éditions de Minuit, Paris 1977, p. 75.
8. L’expression est de Anton Ciliga, oppositionnel de gauche yougoslave, libéré en 1935 et expulsé d’URSS. Son récit analytique a été publié en France sous le titre Au pays du mensonge déconcertant (10/18, 1977)
9. Khristian Rakovsky, qui fut, après la déportation de Trotsky en Turquie, le principal ténor de l’Opposition en URSS, avait écrit en 1928 une lettre à G.N. Valentinov, première tentative d’analyse de ce phénomène inédit. Selon Pierre Broué (Cahiers Léon Trotsky n° 6, 1980, p. 39), Rakovsky a poursuivi son travail en prison et on connaît les titres de ses ouvrages — Les lois de l’accumulation socialiste pendant la période “centriste” de la dictature du prolétariat et Les lois du développement de la dictature socialiste — mentionnés dans la correspondance des oppositionnels. Ces manuscrits ont disparu avec leur auteur. Peut-être existent-ils encore dans les archives du NKVD-KGB-FSB ?
10. Notons que de très nombreux auteurs ont conclu à l’erreur analytique de Trotsky (son analyse de la bureaucratie) en se fondant sur la durée de la société de transition bureaucratisée. Ainsi David Rousset, dans sa très remarquable somme, La société éclatée (Grasset, 1973), où il fournit en particulier une analyse novatrice du rôle du travail d’esclaves du Goulag dans la stabilisation du stalinisme et une analyse pertinente de la « déstalinisation » khrouchtchevienne et de ses limites, conclut que l’URSS est devenue « une société bureaucratique du capitalisme d’État ». Commentant le pronostic de Trotsky il écrit : « La valeur d’un concept théorique en sciences sociales est établie, comme dans toutes les autres sciences, par sa puissance d’élucidation vérifiée par l’expérience. L’expérience n’a confirmé aucune des deux prévisions de Trotsky. ». (p. 191) En 1973 l’argument pouvait sembler fort. C’était pourtant oublier qu’en sciences sociales le facteur temps peut dépendre d’un très grand nombre de paramètres et que la durée de vie d’une formation sociale condamnée peut dépasser, largement, celle des humains qui cherchent à l’appréhender et à la renverser…
11. L. Trotsky, La révolution trahie, Éditions de Minuit, Paris 1977, pp. 58-59.
12. Les Cahiers Léon Trotsky ont publié, en 1980, un aperçu de ce très riche débat dans les n° 6 et n° 7/8.
13. Selon une lettre écrite à Trotsky par Victor Serge peu après sa libération, en mai 1936. Citée par Pierre Broué, Les trotskistes en Union soviétique, Cahiers Léon Trotsky n° 6; p. 55. Notons que Boris M. Eltsine, dirigeant du centre trotskiste clandestin de Moscou, n’a pas de liens de parenté avec son quasi homonyme qui acheva l’œuvre contre-révolutionnaire de Staline.
14. L. Trotsky, La révolution trahie; op. cit., p. 170.
15. Cette lettre fut publiée à de nombreuses reprises par la IVe Internationale sous le titre “Les dangers professionnels du pouvoir”. Je cite ici d’après les Cahiers Léon Trotsky; n° 18, 1984, pp. 83-89.
16. Déclaration en vue du XVIe congrès du PCUS, signée par Kh. Rakovsky, V. Kossior, N. Mouralov et V. Kasparova, datée d’avril 1930. Ce texte a été reproduit dans les Cahiers Léon Trotsky, n° 6, pp. 97-98.
17. S. Khotimsky et A. Cheinkman, Lettre à Kh. Rakovsky sur la Déclaration (5 juillet 1930), publiée en français dans Cahiers Léon Trotsky, n° 6, 1980, pp. 174-175.
18. L. Trigubov, rapport écrit en français en date du 30 juillet 1930. Reproduit dans les Cahiers Léon Trotsky, n° 6, 1980.
19. L. Trotsky, La révolution trahie, op. cit., p. 170.
20. op. cit. p. 166.
21. op. cit. p. 169.
22. Notons à ce propos qu’un événement d’ampleur — la mort de faim de six millions de personnes en Ukraine en 1932-1933 — a pu être camouflé par cette presse !
23. Et il convient de noter que le titre original du manuscrit, auquel l’éditeur a préféré celui, plus poignant, de « Révolution trahie », était « Qu’est-ce que l’URSS et où elle va ? ». C’est dire l’importance de ce chapitre pour l’auteur …
24. L. Trotsky, La révolution trahie, op. cit., p. 170.
25. Op. cit. p. 159.
26. Une très mauvaise traduction — au point de rendre l’article incompréhensible par endroits — a été publiée dans L. Trotsky, Écrits 1928-1940, tome 1, Marcel Rivière, Paris 1955 (pp. 109-137), une édition aujourd’hui introuvable. La traduction anglaise parue dans L. Trotsky, Writings 1932 est bien meilleure. Il ne reste plus qu’à espérer que ce texte très important sera réédité en français dans une nouvelle traduction.
27. Cf. note 8. La revue britannique Critique (n° 13) a publié un excellent dossier sous le titre « Economics of the Left Opposition ». Enfin les Cahiers Léon Trotsky (n° 18, 1984) ont publié une version (malheureusement abrégée) de l’article de Khristian Rakovsky de 1930, “Au congrès et dans le pays”, qui fut à l’origine de la critique “trotskiste” de l’aventurisme économique stalinien (et qui rompait fort heureusement avec le gauchisme de E. Préobrajensky, oppositionnel de 1923 ayant capitulé devant Staline en 1929).
28. L. Trotsky, L’appareil policier du stalinisme (recueil), UGE 10/18, 1976, p. 84
29. L. Trotsky, La lutte antibureaucratique en URSS (recueil), UGE 10/18, 1975, p. 229-230.
30. Signée par K. Rakovsky, V.V. Kossior, N.I. Mouralov et V.S. Kasparova (tous déportés alors), publié en français dans les Cahiers Léon Trotsky n° 6, 1980. La citation suivante est extraite de la p. 100.
31. G.Ia. Iakovine, E.B. Solntsev, G. Stopalov, La crise de la révolution, in. Cahiers Léon Trotsky, n° 6, 1980, p. 165.
32. D. Rousset, La société éclatée, op. cit. p. 352.
33. ibid., p. 354.
34. ibid., p. 244-246.
35. Cité par Pierre Broué, Rako IIe parti : 1923-1941, Cahiers Léon Trotsky, n° 18, 1984, p. 19.
36. Pour une analyse de la situation actuelle de la classe ouvrière russe (plus de trente ans après la ”déstalinisation” khrouchtchevienne, qui a stoppé la grande terreur tout en maintenant une répression sans faille des velléités d’opposition), on se reportera à l’étude de David Mandel, “Les faiblesses de la classe ouvrière russe”, parue dans Inprecor n° 443-444 de janvier-février 2000.
37. Op. cit. p. 168.
38. ibidem.