" Nous ne sommes pas perdus. Au contraire, nous vaincrons si nous n'avons pas désappris à apprendre » Rosa Luxembourg
La démocratie représentative, qui est née de la lutte des classes et a fini par devenir le paradigme des pays capitalistes occidentaux, est en crise terminale. Elle a perdu toute substance et à ce jour rares sont ceux qui voient en ce système une forme politique capable de représenter de manière effective les véritables intérêts du peuple. Cette crise s'est encore aggravée avec le triomphe idéologique du néolibéralisme et la capitulation totale de la social-démocratie parallèlement à la crise de toutes les formes d'État -providence. En fait, la démocratie représentative s'est transformée de plus en plus en un pur rituel, avec la tendance croissante à l'abstention des citoyens et des citoyennes face à la politique en général. D'autre part, l'effondrement des régimes bureaucratiques de l'Est européen — il est abusif et incorrect de nommer ces régimes "socialisme réel" — a contribué, d'une autre façon, à mettre à mal la crédibilité du socialisme. L'effondrement du stalinisme, cependant, a permis de prouver les thèses des marxistes critiques sur l'incompatibilité du système autoritaire de parti unique avec le socialisme. La catastrophe des régimes bureaucratiques a liquidé à leur tour les derniers grands partis communistes de masse, comme l'italien et le français. Ainsi, si les classes travailleuses depuis de nombreuses années vivaient anesthésiées par leurs directions traditionnelles " social-démocrates » et " communistes » elles sont restées quelques années entièrement démobilisées et inactives, ne constituant plus désormais une opposition réelle au néolibéralisme triomphant sur le plan idéologique. Les luttes contestataires allaient se trouver à la charge de mouvements comme celui des femmes, des groupes ethniques, écologiques ou d'orientation sexuelle. Ce n'est que maintenant, passé le reflux de la défaite, que les classes travailleuses recommencent à se manifester, ce dont constituent des exemples marquants les historiques mouvements de grève de 1995 en France et les récentes manifestations de Seattle et Washington. Cette renaissance de la volonté de lutte des classes travailleuses présente l'avantage indiscutable d'être affranchie de la tutelle des vieilles directions, et il se peut que ce soit l'indication de l'ouverture d'une nouvelle période de luttes de classes conscientes, y compris parce que si le néolibéralisme a triomphé idéologiquement, du point de vue économique et social il a tourné au cauchemar pour les larges masses et les exclus. Ailleurs, cependant, la lutte a continué. En Corée du Sud, au Mexique avec les Zapatistes et au Brésil avec le Mouvement des Travailleurs sans Terre (MST) et le Parti des Travailleurs (PT).
C'est à propos de ce dernier que je vais écrire, particulièrement pour son expérience politique à la municipalité de Porto Alegre de 1989 à ce jour, et au gouvernement de l'État du Rio Grande do Sul, l'un des plus importants du pays, où il a triomphé lors des élections de 1998, portant Olívio Dutra au poste de gouverneur. Le PT est né, en fait, dans la région industrielle de São Paulo, qu'on appelle l'ABC, au cours des luttes ouvrières historiques contre la dictature militaire pendant la seconde moitié des années 70. Ce sont ces luttes qui ont conduit à la fondation du Parti des Travailleurs en 1980. D'après le maire de Porto Alegre, Raul Pont : " nous naissions dans une conjoncture de déclin et de crise du régime militaire de 1964. L'autoritarisme de la dictature et de son système politique bipartite ne supportait plus le rapide développement industriel et les nombreux acteurs sociaux que le miracle industriel avait engendrés. Les immenses agglomérations urbaines, les grandes concentrations d'usines et d'universités mettaient en évidence le mûrissement du capitalisme brésilien et la claire stratification qui en découlait. Le PT a été l'expression politique de cette nouvelle conjoncture. Il agissait au sein des grandes grèves de la fin des années 70 et sous la direction des principaux cadres que les luttes syndicales ont produits dans la période. »
Ainsi, le PT est né grâce à l'expérience critique de l'histoire de la gauche brésilienne et internationale, mais en même temps, en lien direct avec la pratique de la lutte des classes. Il est apparu comme un parti laïque, vers lequel ont convergé des tendances idéologiques distinctes, comme différentes tendances marxistes, purement syndicalistes et socialistes-chrétiennes fondées sur la théologie de la libération. Il s'agissait donc d'un " parti de type nouveau », sans exemple dans l'histoire des organisations politiques de la classe travailleuse, traditionnellement divisée entre les conceptions bolcheviques, social-démocrates et staliniennes, outre les petits groupes gauchistes qui allaient puiser leur inspiration chez Rosa Luxembourg et la Ligue Spartakiste, Anton Pannekoek et les communistes conseillistes, et autres. Le PT était donc décidé à présenter une alternative différenciée de pouvoir, dans une époque de reflux révolutionnaire et de stratégie défensive des classes travailleuses. Le principe politico-idéologique unificateur du parti, néanmoins, aussi contemporain qu'il fût, malgré tout ce qu'il devait aux circonstances, fut trouvé dans le programme de la Première Internationale et dans la tradition des marxistes critiques comme Rosa, Trotsky et Gramsci : " l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » ou ne sera pas, et le concept du socialisme est inséparable de la plus large démocratie politique.
Ainsi, dans leur propre pratique interne, les pétistes ont appliqué dans le quotidien de leur militantisme ces deux critères inséparables et fondamentaux pour la création d'une nouvelle société. Donc, même s'il était loin de prétendre présenter à la société une " recette » pour affronter le néolibéralisme, le PT réunissait les conditions pour relever le défi. Plus : il avait la certitude que ce ne serait possible que dans un dialogue permanent avec la société et que cela ne pourrait devenir viable qu'avec la création d'une " sphère publique populaire ».
1989 : c'est ainsi que commença à prendre corps l'idée du Budget Participatif pour la gestion de la première municipalité démocratique-populaire de Porto Alegre avec le maire (devenu aujourd'hui gouverneur du Rio Grande do Sul) Olívio Dutra ; elle s'est consolidée quelques années plus tard, en 1993, pendant le mandat du maire Tarso Genro. Aujourd'hui, onze ans plus tard, la population tient pour un acquis le Budget Participatif. Malgré l'opposition acharnée que, pendant tout ce temps, ont menée les politiciens bourgeois et populistes. Maintenant, ils n'ont plus les moyens de nier la nouvelle réalité, mais ils veulent vider de contenu le Budget Participatif en proposant les formes d'" institutionnalisation » les plus diverses, ce qui signifierait corseter irrémédiablement la première assemblée populaire autonome du Brésil. Ils savent, c'est très clair, que le Budget Participatif élimine toutes les bases de leur traditionnelle politique clientéliste qui fragmente et atomise les masses, reproduisant la soumission politique caractéristique des sociétés capitalistes.
Au-delà des réalisations matérielles des trois administrations populaires de Porto Alegre, il est certain que c'est le Budget Participatif qui a garanti les victoires du Parti des Travailleurs et de ses alliés de gauche aux élections successives dans la capitale du Rio Grande, victoires qui se sont maintenant étendues à tout l'État ga·cho. Avec le Budget Participatif, les masses se sentent maîtresses de leur destin, décidant des travaux à entreprendre et de l'allocation de ressources budgétaires.
Il s'agit , à la vérité, d'une nouvelle étape de l'histoire politique et sociale brésilienne. Un commencement au contenu évidemment révolutionnaire, car il modifie substantiellement les relations des masses avec l'État. Le budget cesse d'être l'œuvre des seuls spécialistes et techniciens, pour devenir une décision collective et populaire. D'après Ubiratan de Souza : " La principale richesse du Budget Participatif est la démocratisation de la relation de l'État avec la société. Cette expérience rompt avec la vision traditionnelle de la politique, où le citoyen limite sa participation politique à l'acte de voter, et les gouvernements élus peuvent faire ce qu'ils veulent, grâce à des politiques technocratiques, populistes et clientélistes. Le citoyen cesse d'être un simple adjuvant de la politique traditionnelle pour devenir un protagoniste actif de la gestion publique. » Nous nous trouvons dès lors face à un nouveau centre de décision, constitué par les couches les plus profondes de la société. Il s'agit d'un espace, " d'une sphère publique populaire », où les décisions inversent les priorités, donnent une autre direction aux politiques publiques de la municipalité.
D'après Cristovão Veil, qui l'a étudié : le Budget Participatif, tel qu'il est pratiqué, chaque année, dans la ville de Porto Alegre, est un outil pour la création d'un projet stratégique de démocratie, capable de projeter l'utopie. Plus : c'est un instrument institutionnel des masses pour la formulation élargie de la socialisation de la politique, de la socialisation du pouvoir (partage de l'autorité d'État) et de l'avènement d'une construction progressive de micro- et macro-structures qui conduisent à la stratégie d'hégémonie, vers la société post-capitaliste autogestionnaire. Le Budget Participatif déprivatise et rend public le budget de l'État, la simple existence d'un conseil populaire autonome avec une démocratie interne, a priori, garantit le caractère public des ressources étatiques. La domination bourgeoise ouverte dans l'État libéral moderne s'enrichit du budget d'État " qui devrait être public » à des fins privées. Elle l'utilise avec l'objectif (non consenti, " idéologisé ») de réguler la concurrence entre les unités du capital privé, et le maintien général de la production/reproduction du capital global. Tel est le contenu le plus significatif du Budget Participatif. Il s'agit, en réalité, d'une rupture radicale avec la politique institutionnelle, bourgeoise. Les masses — et il s'agit effectivement de masses — arrivent à diriger, elles-mêmes, la destination des ressources budgétaires. En d'autres termes, le budget cesse d'être un mystère, une question de spécialistes et devient un sujet public au plein sens du terme. Au-delà, cela introduit l'éthique dans la politique quotidienne : comme l'affirme le maire de Porto Alegre, Raul Pont, " cette expérience de démocratie participative a prouvé que la gestion transparente des ressources est la meilleure façon d'éviter la corruption et le mauvais usage de l'argent public. La participation populaire a rendu possible une dépense publique efficace avec des résultats en travaux et en actions. A Porto Alegre, aujourd'hui, les citoyens connaissent et décident sur les affaires publiques et se transforment ainsi de plus en plus en sujets de leur propre avenir. » Rosa Luxembourg affirme que les masses apprennent à gouverner en gouvernant. Telle était aussi l'idée qui se trouvait au centre des soviets de Lénine et Trotsky pendant la Révolution d'Octobre : à Porto Alegre de nombreuses cuisinières prennent des décisions sur le Budget et la phrase classique de Lénine prend un contenu concret sans le moindre soupçon de démagogie.
Néanmoins, il faut être clair et les pétistes de la Municipalité de Porto Alegre, et aujourd'hui du gouvernement du Rio Grande do Sul, le savent bien, le Budget Participatif n'est qu'un début et la transformation/reconstruction d'un nouvel État doit s'étendre à travers toutes les sphères de l'administration. D'ailleurs c'est en voie de construction, comme par exemple dans l'Éducation à Porto Alegre où professeurs, employés, élèves et parents d'élèves décident de l'allocation des ressources. L'exemple est gratifiant car il n'est pas rare que de nombreuses écoles oublient leurs particularités et s'unissent autour d'un unique projet. L'autre avancée indiscutable est le Congrès de la Ville, qui cette année a connu sa troisième édition depuis 1993, où l'ensemble des citoyens discutent, débattent et projettent le contenu de Porto Alegre. " Ce IIIe Congrès revêt une importance particulière parce qu'il doit penser et planifier la ville pour le début du troisième millénaire, fournissant des matériaux et des propositions importantes pour l'élaboration, l'an prochain, du Plan du Gouvernement. La pratique démocratique à Porto Alegre se consolide ainsi, en incorporant les citoyens actifs qui assument directement une part du pouvoir public municipal. »
Pourtant, nous ne pouvons penser les profondes modifications survenues à Porto Alegre, et qui commencent maintenant à s'étendre à tout le Rio Grande do Sul, ni de façon purement administrative, ni de façon idyllique, comme si tout était pleinement consolidé. Au contraire, nous devons avoir pleinement conscience de ce que ce processus révolutionnaire se situe dans un contexte de lutte des classes acharnée. Les politiciens bourgeois savent parfaitement que cette pratique qui donne un contenu réel à la démocratie met fin aux privilèges, au clientélisme et, en dernière analyse, au pouvoir du Capital sur l'ensemble de la société. Il s'agit donc d'une lutte des classes et, en conséquence, d'une lutte politique qui se déroulera encore pendant une longue période.
C'est dans ce contexte que le concept gramscien d'hégémonie prend une impressionnante dimension concrète. Nous sommes dans le Sud du Brésil, à contre-courant du néolibéralisme, en train de montrer dans la vie quotidienne que l'Histoire n'est pas finie et qu'un autre chemin est possible et viable. Dans cette lutte pour l'hégémonie, nous n'avons aucune illusion : nous savons que la dispute institutionnelle pour l'hégémonie se combine avec la lutte des mouvements sociaux, avec la lutte du MST, avec les syndicats, avec les mouvements de chômeurs, avec la lutte pour les droits humains et avec les mouvements écologistes, des femmes, ethniques, culturels.
Au fondement de tout cela se trouve la conscience claire et assumée que nous luttons, ici au Brésil, pour la rénovation et la refondation d'un socialisme radicalement démocratique, selon son propos originel, celui de la Ligue des Justes, puis de la Ligue des Communistes, celui de la Première Internationale, celui de la Commune de Paris, celui des soviets des Révolutions russes de 1905 et 1917 ; le socialisme de Marx, Engels, Lénine, Rosa, Trotsky, Mariátegui, Che Guevara. Enfin, le seul socialisme possible, celui où les masses s'autodéterminent. Nous savons que nous ne faisons que commencer. Nous savons aussi que, outre les flux et reflux de la lutte des classes, nous affrontons aussi les " dangers professionnels du pouvoir ».
Et, en fin de compte, Porto Alegre et le Rio Grande do Sul ne sont pas des îles perdues dans un immense océan néolibéral. Notre victoire influera, et en même temps dépendra d'autres luttes en Amérique Latine et dans le reste du monde. Luttes qui, heureusement, ont repris et commencent à prendre de la vigueur. De notre côté, nous avons l'avantage d'avoir enterré définitivement le déterminisme et le fatalisme. Nous savons que l'avenir n'est pas donné et que seule la lutte, " autrement dit la subjectivité et la volonté », peut changer le cours de l'Histoire. Jamais n'a été si actuel le défi lancé par Rosa Luxembourg : " Socialisme ou barbarie !». Le monde n'a jamais été aussi proche du dernier terme de l'alternative. Mais notre expérience politique, alliée à d'autres qui se font jour une fois que l'illusion libérale s'est dissipée, montre qu'un autre chemin pour l'humanité est possible. ■
* Luis Pilla Vares, militant de la Tendance Démocratie Socialiste (qui regroupe au sein du Parti des travailleurs du Brésil les militants qui se réfèrent aux conceptions de la IVe Internationale), fait partie du gouvernement démocratique-populaire de l'État de Rio Grande do Sul.