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Les intellectuels ont été du côté de la Révolution, elle doit maintenant être du côté des intellectuels

par Aram Aharonian
Radio communautaire alternative à Caracas. Photothèque Rouge/Sébastien Ville
L'esprit paramilitaire envahit le pays. La réalité populaire est masquée. Nouveaux médias, absence de nouveaux contenus. Existe-t-il vraiment une industrie culturelle révolutionnaire ?

Il y a un mythe diffusé par la droite, selon lequel la Révolution n'a pas d'intellectuels, et le pire c'est qu'il ne s'agit pas seulement d'un mythe véhiculé par la droite, mais que beaucoup des dirigeants de la révolution pensent ainsi. Et certains même croient qu'il est plus facile d'importer les intellectuels de l'extérieur.

Notre principal problème à nous, latino-américains, c'est que nous sommes aveugles de nous-mêmes (nous nous sommes toujours vus à travers les yeux des étrangers) et que nous continuons à copier les formes et les contenus, nous continuons d'être colonisés.

Les vrais intellectuels ont toujours été aux côtés de la Révolution, il est temps qu'elle se mette du côté des intellectuels. Sans l'idéologie révolutionnaire, nous risquons de devenir des opportunistes et des vendus.

Un des intervenants m'exposa il y a quelques jours une des ses préoccupations : la question n'est pas seulement le risque d'un chavisme sans Chávez, sinon celle d'un Chávez sans chavisme. Plusieurs camarades en ont parlé. Depuis 2006 on observe une relation médiatique de l'hyperleader avec les masses et le rôle d'intermédiaire repose chaque jour plus sur nous, qui ne sommes ni capables, ni légitimes pour le faire.

Toute Révolution est préparée par des avant-gardes éclairées. La résistance culturelle, la guérilla culturelle qui a accompagné la lutte armée au Venezuela a persisté pendant la longue répression et elle est restée en contact avec les mouvements sociaux. La relation des intellectuels avec la lutte révolutionnaire n'est pas récente, c'est pour cela que l'attaque la plus aigue de la IVe République fut dirigée contre des intellectuels, certains se faisant taire par l'usage de muselières en galettes de maïs et d'autres par des muselières de caviar ou du whisky.

 

 

Des idées pour produire du sens et non le statut social

Il est difficile de mener une bataille culturelle sans idées. Mais probablement la chose la plus importante pour un intellectuel, ce sont ses idées : produire du sens et non acquérir un statut social.

Deux questions qui me turlupinent : les idées sont-elles en avance ou en retrait par rapport au processus ? Les idées sont-elles en avance ou en retard par rapport au parti ? Le plus important serait de construire un processus révolutionnaire à partir des idées.

Nous avons aussi évoqué la cohérence. Luis Britto a dit qu'il n'y a pas de révolution qui se joue au loto, ni de socialisme de casino, ni de communisme avec muselière, ni de libération en jouant à la roulette, ni d'émancipation par distributeur automatique, ni d'égalité avec la corruption, ni de solidarité avec l'accumulation privée, ni d'idéologie des tricheurs, ni d'homme nouveau avec le népotisme, ni d'anti-impérialisme avec le narcotrafic, ni d'utopie du crime organisé. Si nous continuons de croire que la culture n'est que la simple explication des actes créatifs des autres, nous continuerons de nous tromper. La culture c'est tout ce qui fait avancer nos sociétés dans la construction de l'homme nouveau qui pense différemment ; mais celui qui diverge de cela n'est pas pour autant agent de la CIA.

Pour créer une nouvelle société, la révolution doit assumer tous les pouvoirs et, avant tout, ébranler, changer les relations sociales de production, affronter les groupes économiques hégémoniques et non seulement les remplacer par des groupes nouveaux. Et, malheureusement, les mouvements sociaux ont été démantelés ou cooptés — par le gouvernement, par les instances partidaires — alors qu'en Amérique Latine, ce sont actuellement les propulseurs du changement, peut-être constituent-ils la seule gauche.

Roberto Hernandez Montoya a parlé un peu du totalitarisme médiatique et nous disions que pour créer une nouvelle société la révolution doit assumer tous les pouvoirs. Depuis les années 1990, les partis politiques de l'opposition ont été supplantés par les chaînes de télé privées qui désiraient et désirent toujours prendre la place des pouvoirs publics, comme c'est arrivé en 2002 lors du coup d'État médiatique. Pendant le coup et depuis, dans une impunité totale, les propriétaires des monopoles et des oligopoles de la communication, ceux à qui appartiennent les moyens de communication matériels, ont continué de sévir. Mais les maîtres de la production intellectuelle furent leurs complices, les fonctionnaires chargés du contrôle de l'application des lois le furent également.

 

La loi des Télécommunications la plus néolibérale en Amérique Latine

Luis Britto posait ainsi la question à la Commission nationale des télécommunications (Conatel) : nous avons une loi de radio communautaire séduisante, magnifique, et un règlement qui lui interdit de fonctionner, demandez aux camarades autour de vous. Le seul média qui a été attaqué par Conatel et la Garde Nationale, qui a été fermé et exproprié, ce fut la Radio Alternative de Caracas… parce qu'un gouverneur de Guàrico avait besoin de ce canal. C'est-à-dire qu'on fait des lois, mais que les règlements empêchent de les appliquer, et rappelons que la loi de télécommunications vénézuélienne, adoptée par ce gouvernement, est la plus néolibérale en Amérique Latine.

 

 

L'esprit paramilitaire envahit le pays

Les empires essaient de nous diviser pour nous dominer, et aujourd'hui même ils s'agitent, inventent le sécessionnisme pour en finir avec nous. Je dois vous rappeler qu'il n'y a pas eu de Révolution en Amérique Latine qui n'ait été bloquée, qui n'ait été victime d'une intervention étrangère ou de la contre-révolution interne, et nous continuons de nous tromper sur les scénarios sur lesquels travaille l'ennemi. Ce n'est pas seulement l'assassinat de Chávez, mais l'implosion du bolivarisme, la captation des cadres intermédiaires, la résistance sociale et étudiante. Un des éléments dont on parle mais que l'on n'étudie pas, c'est le paramilitarisme, qui envahit des territoires dans notre pays.

Les moyens de communication sociaux sont en relation directe avec le futur de notre démocratie. La dictature médiatique, le totalitarisme médiatique prétendent avoir dépassé ce que faisaient il y a 30 ans les dictatures militaires : ils n'ont plus besoin de baïonnettes pour imposer leurs idées, aujourd'hui ils tiennent les medias.

 

 

La réalité populaire est masquée

Les moyens de communication arrivent dans toutes nos salles à manger et dans nos chambres. Ce sont les grands groupes économiques qui se servent des médias et qui décident qui a la parole, qui est protagoniste, qui est antagoniste, une vérité virtuelle masquant la réalité qui s'oppose à leurs intérêts. La réalité qui représente les intérêts de la majorité n'apparaît pas dans les médias.

Cela fait dix ans que nous disons qu'il n'existe pas de politique de communication de l'État et nombreux sont ceux qui voudraient nous faire croire que quelques spots publicitaires et la répétition de mots d'ordre, en copiant les modèles de l'ennemi, constituent une politique.

Nous devons prendre conscience que la bataille contre le terrorisme médiatique fait partie de la bataille culturelle. C'est une guerre qui ne se limite pas à des mots d'ordre, il faut s'y préparer de manière adéquate pour s'approprier la technologie et savoir clairement pourquoi il nous faut ces armes, pourquoi il nous faut cette technologie. Il ne s'agit pas seulement de disposer des moyens de communication, mais de savoir s'en servir pour qu'en fin de compte ils ne s'ajoutent pas à l'arsenal hégémonique contre nos peuples.

 

 

Nouveaux médias, absence de nouveaux contenus

Il ne sert à rien d'avoir de nouveaux médias, de nouvelles stations de télévision, si nous n'avons pas de nouveaux contenus, si nous continuons de copier les formes et les contenus hégémoniques.

Lorsque nous avons lancé le projet Telesur, il y avait deux projets joints : une télévision latino-américaine donnant un point de vue latino-américain sur les évènements mondiaux, une fenêtre sur la production audiovisuelle de l'Amérique Latine ; mais aussi la création d'une fabrique de contenus latino-américains, indispensable pour nourrir Telesur et toutes les télés du continent. Hollywood ne parvient pas à fournir ses propres canaux, mais ils continuent à repasser des histoires d'il y a trente, quarante ou cinquante ans. Aujourd'hui, nous avons en Amérique latine une production audiovisuelle et culturelle très anarchique, qui ne peut fournir nos radios, télés, internet en contenu. Cela ne nous sert à rien d'avoir de nouveaux médias si nous ne créons pas la nécessité de nous regarder de nos propres yeux, car lancer de nouveaux médias pour répéter le message de l'ennemi, pour relayer les agences de presse et les politiques de l'ennemi, c'est être son complice.

 

Six chaînes de télévision étatiques et moins de 10 % de l'audience

Nous avons six chaînes de télévision étatiques qui ensemble ne dépassent pas les 10 % de l'audience. C'est quelque chose que nous faisons très mal du point de vue de la communication. Ce processus a toujours été réactif, s'adaptant à l'ordre du jour de l'ennemi, il a en particulier rendu visible des choses comme l'assemblée de Société interaméricaine de presse (1) et la visite de Varga Llosa à l'extrême droite récalcitrante (2). Sans l'initiative de fonctionnaires du gouvernement, de plus persuadés qu'une réunion de journalistes et de quelques intellectuels de gauche, dont certains amenés d'urgence, correspondait aux désirs du parti, la chose serait passée inaperçue. Ainsi nous rendons visible ce que la presse hégémonique ne met pas en valeur, nous mettons en valeur l'ennemi, nous lui donnons des occasions, alors que c'est une extrême droite qui n'a pas d'équivalent en Amérique Latine.

Les industries culturelles ont déjà développé au niveau mondial la légitimation du capitalisme, de lui et de ses marques indélébiles — la consommation sans limite et la valeur d'échange au-dessus de la valeur d'usage. Que faisons-nous pour combattre cela ? Le développement au niveau mondial des cartels, disposant aujourd'hui des structures mondiales, provoque une fuite incessante de capitaux vers le centre du capitalisme mondial.

 

 

Existe-t-il vraiment une industrie culturelle révolutionnaire ?

Il faut tenir compte du fait que nous perdons la bataille des idées, que c'est une vraie déroute, comme du 40 à 0. L'hégémonie idéologique est totale. Elle est aux mains de l'ennemi qui nous a imposé (pas seulement à nous, mais au monde entier ou presque) son style de vie. Le capitalisme et le néolibéralisme ne finiront pas avec cette crise, et encore moins si nous ne labourons pas les champ des idées, des projets alternatifs.

Je suis d'accord avec certaines des mesures proposées ici, surtout avec celles qui touchent à la démocratisation nécessaire des fréquences et des médias. Avec la nécessité de donner la voix et l'image aux mouvements sociaux, construits par en bas, car la seule chose que l'on peut construire d'en haut, ce sont les puits.

Lorsque nous avons crée Telesur, j'ai dit que nous devons démanteler les latifundios médiatiques. Mais nous devons prendre en compte, premièrement, qu'ils nous ont convaincu qu'alternatif est synonyme de marginal. Ils nous laissent des médias alternatifs mais si plus de 93% de l'audience est aux mains des médias commerciaux, nous ne pouvons même pas nous battre dans cette bataille culturelle.

Nous devons comprendre que l'unique forme d'être alternatifs à la pensée libérale, au message et à l'image unique, c'est en créant des médias massifs qui puissent donner la parole et l'image à tous ceux qui ne l'ont pas eu depuis 500 ans. Nous avons d'autres confusions : qu'est-ce qu'un média d'État, qu'est-ce qu'un média du gouvernement, qu'est-ce qu'un média du parti. Que ce serait bon si le PSUV disposait sinon d'une chaîne de télé, au moins d'heures d'information et de formation citoyenne.

Nous avions dit que le satellite Simon Bolivar était la garantie de l'indépendance en communication non seulement du Venezuela mais de l'Amérique Latine. Aujourd'hui cela paraitrait le secret le mieux gardé des Caraïbes. ■

 

 

 

 

► Aram Aharonian est journaliste et fondateur de la revue Question. Il préside l'Asociación Latinoamericana para la Comunicación Social et dirige la chaîne de télévision Telesur.

 

 

 

Publiée par la revue vénézuélienne Comuna — Pensamiento crítico en la revolución, n° 0 de juillet-septembre 2009. Intervention lors des journées de réflexion " Intellectuels, démocratie et socialisme : voies sans issue et chemins à parcourir », organisées par le Centre international Miran da (CIM) les 2 et 3 juin à Caracas.

 

 

notes

1. La Sociedad interamericana de Prensa (SIP) adopte régulièrement, lors de ses assemblée annuelles, des déclarations dénonçant " les violations des droits de l'Homme par le régime du président Chávez ».

2. Mario Vargas Llosa, écrivain péruvien bien connu, engagé aux côtés de la droite néolibérale et pourfendeur de la gauche latino-américaine dans les médias de droite, s'est rendu au Venezuela fin mai 2009 pour participer à un " forum sur la liberté et la démocratie », organisé par l'extrême droite vénézuélienne. La brève rétention (une heure selon la droite vénézuélienne) de Vargas Llosa par le service d'immigration à l'aéroport de Caracas lors de son arrivée a été utilisée pour dénoncer le caractère " dictatorial » du régime vénézuélien.

traducteur
Philippe R

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