Un révolutionnaire, ministre, face à la presse

par Jan Malewski
La nomination de Miguel Rossetto, militant de la tendance Démocratie socialiste du Parti des travailleurs, au poste de ministre du développement rural chargé de la réforme agraire avait été immédiatement dénoncée par le représentant des grands propriétaires terriens, président du Syndicat national des producteurs ruraux (Sinapro), Narciso Rocha Clara. Pour ce dernier le choix de Rossetto pourrait faire éclater " une révolution qui provoquera des fractures profondes dans le pays ». " La réforme agraire — poursuivait-il en apprenant la nomination de Rossetto — va virer à une réforme arbitraire en raison de la proximité du président élu [Lula] et du MST [Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre]. Je prie Dieu pour que l'industrie de l'invasion (1) ne prospère pas. »

A l'opposé de l'échiquier politique brésilien certains militants de la gauche révolutionnaire n'ont pas hésité pour leur part à dénoncer la " capitulation » de Miguel Rossetto — et, partant, celle de Démocratie socialiste — annonçant par avance sa " trahison future ».

L'élection à la présidence du dirigeant historique du Parti des travailleurs (PT), Luis Ignacio da Silva dit "Lula", constitue en effet un événement sans précédent historique. Le PT est un parti récent — il a été fondé en 1979 à l'initiative de militants de gauche sortant de la clandestinité et de syndicalistes radicalisés dans les combats contre la dictature militaire. Il n'a donc pas de liens avec la tradition de trahisons propre à la social-démocratie d'après 1914, ni avec celle des partis staliniens de soumission des intérêts des travailleurs aux besoins diplomatiques du Kremlin. Mais au sein de ce parti cohabitent des courants révolutionnaires, des courants réformistes et, depuis une décennie, des courants socio-libéraux. Les uns comme les autres se revendiquent de la légitimité de l'histoire du parti et des ses acquis programmatiques. Les uns comme les autres se sont côtoyés au sein des instances dirigeantes de ce parti dont la démocratie interne reste toujours significative. Et si au cours des dernières années l'aile droite a marqué des points au sein du PT, poussant à une polarisation, cette polarisation a aussi conduit à un renforcement de son aile gauche, particulièrement de la tendance Démocratie socialiste qui se revendique des idéaux de la IVe Internationale.

Devant la victoire électorale, les militants de Démocratie socialiste ont considéré ne pouvoir se soustraire aux responsabilités gouvernementales qui leur incombaient — lors du dernier congrès du PT leur candidat à la présidence du parti, Raul Pont, était en effet arrivé en seconde position (avec 17,53 % des voix) et les thèses d'orientation que proposait la liste de leurs candidats à la direction nationale du parti obtenaient 30 441 voix (14,86 %), en troisième position juste derrière un autre regroupement de gauche (Socialisme ou barbarie, 15,86 %), alors que la majorité obtenait plus de la moitié des voix. Conformément à la tradition inclusive du PT, "Lula" se devait donc d'inclure au sein du gouvernement les minoritaires du parti et le refus de ces derniers aurait été interprété au sein du parti, et encore plus fortement par les millions d'électeurs de "Lula", comme une dérobade devant la victoire et un manquement face aux aspirations au changement.

Bien que ne partageant pas l'orientation de la campagne électorale et les choix de la politique gouvernementale de la majorité du PT (2), les militants de Démocratie socialiste ont jugé que Miguel Rossetto pouvait tenter de mettre en œuvre la réforme agraire — une des questions les plus brûlantes au Brésil, marqué par une très profonde inégalité de la propriété rurale — dans le cadre de ce gouvernement. Et que l'activité du Ministère de la réforme agraire ne sera pas un frein, mais au contraire pourra aider au développement de l'auto-organisation des travailleurs ruraux. Cela peut sembler relever d'un pari, comme le fut l'initiative du budget participatif impulsée par les militants de Démocratie socialiste lorsque le PT avait conquis la mairie de Porto Alegre.

L'expérience gouvernementale du PT, quelle qu'en soit l'issue, sera donc riche d'enseignements pour la gauche radicale et révolutionnaire de par le monde. Elle témoigne, dès les premiers jours, que la victoire électorale n'est en rien synonyme de prise du pouvoir. Qu'elle ne constitue parfois — comme c'est le cas au Brésil — que le prodrome du chemin vers le pouvoir des travailleurs. Et que les militants révolutionnaires sont loin de disposer aujourd'hui de recettes permettant, ne serait-ce que d'affirmer de manière décidée quel devrait être le pas suivant sur ce chemin. La nouvelle situation ouverte au Brésil par la victoire de "Lula" rendra peut-être possible la discussion autour des pas suivants. En ce sens elle mérite d'être regardée avec attention, de susciter des débats et des controverses. Non pas en opposant à l'expérience concrète des certitudes dogmatiques, mais au contraire en cherchant d'y découvrir ce qui est neuf et pourrait à ce titre enrichir la réflexion stratégique.

Nous reproduisons ci-après deux interviews de Miguel Rossetto publiés dans la grande presse brésilienne, le quotidien Folha do São Paolo et l'hebdomadaire Veja, équivalent brésilienne du Time nord-américain. Les deux interviews ne consistent nullement à donner la parole à Miguel Rossetto pour lui permettre de présenter son projet. Il s'agit au contraire de profiter d'un affrontement entre les militants sans terre dans une région où les tensions sont particulièrement aiguës pour " pousser à la faute » le ministre radical. Inutile de souligner que les journalistes qui mènent les interviews sont plus sensibles aux arguments d'un Narciso Rocha Clara et des grands propriétaires terriens qu'à ceux de João Pedro Stedile et des travailleurs ruraux sans terre. Néanmoins ils permettent de saisir dans quelles conditions idéologiques et sous quelles pressions sociales le combat pour la réforme agraire — et, au-delà, celui de l'auto-organisation des travailleurs ruraux — se déroule aujourd'hui au Brésil. C'est donc un des éléments à verser au débat sur la stratégie des révolutionnaires.

notes
1. Cf. en particulier Inprecor n° 474 de septembre 2002, Inprecor n° 478/479 de janvier-février 2003 et les propositions de politique économique de la Démocratie socialiste (DS) reproduites en p. … de ce numéro.