David Finkel, membre de la rédaction d'Against the Current, milite au sein de Solidarity, une organisation socialiste des États-Unis à laquelle participent des militants s'identifiant à la IVe Internationale.
Il est donc d'autant plus important de ne pas perdre de vue ce qui a déjà été accompli. Les mobilisations contre la guerre des 15 et 16 février 2003 furent sans précédent : autour de dix millions de personnes ont descendues dans les rues de plus de 600 villes, grandes et petites, à travers la planète.
Cette spectaculaire explosion de la plus élémentaire solidarité humaine et du bon sens représente une convergence des meilleures traditions de la massive mobilisation contre la guerre au Vietnam et du mouvement en faveur de la justice mondiale qui a embrasé la planète de Seattle à Gênes. Guerre ou refus de la guerre : cela ouvre clairement une nouvelle phase de lutte contre le militarisme et l'injustice.
Comme l'a dit Phyllis Bennies, de l'Institut d'études politiques, lors de la conférence de solidarité avec la Palestine : " au lendemain du 15 février le New York Times a dit à ses lecteurs qu'il y avait dorénavant deux superpuissances dans le monde, les États-Unis et l'opinion mondiale. Seule cette seconde superpuissance pourrait arrêter les États-Unis et les empêcher de violer l'opposition à la guerre au sein du Conseil de Sécurité de l'ONU. »
C'est une face de la médaille. L'autre, c'est que cette mobilisation est à peine parvenue à ralentir la course de l'administration états-unienne vers une guerre à outrance contre l'Irak. L'invasion et la conquête de l'Irak ont été décidées par l'administration Bush dans la foulée du 11 septembre 2001, sans tenir compte de l'opinion publique, qu'elle soit américaine, irakienne ou mondiale.
Il est difficile de savoir si les centaines de milliers des marcheurs contre la guerre dans les villes des États-Unis le 18 janvier ou le 15 février 2003 espéraient que leur action pourrait réellement empêcher cette guerre. Ce qui est sûr par contre, c'est que la marche vers la guerre de l'administration Bush était surdéterminée par des facteurs multiples :
1. Bush et les siens ont anticipé une victoire rapide et totale, comptant noyer l'Irak sous un déluge de feu en profitant de l'incomparable supériorité technologique et militaire des États-Unis pour provoquer un écroulement rapide de l'armée irakienne et pour imposer l'obéissance au monde entier. Ce résultat n'est pas garanti, même si le rapport de forces militaire est indiscutablement en faveur de l'agresseur états-unien.
2. Le gouvernement états-unien était convaincu que la plupart des gouvernements qui s'opposaient à la guerre immédiate, changeront de position au moment critique.
3. Les chefs d'entreprises et leurs économistes ont conclu qu'il ne pourra pas y avoir de reprise du marché boursier et des investissements aux États-Unis tant que la guerre n'aura pas été rapidement gagnée.
4. La plupart des politiciens américains au sein de la coalition pour la guerre sont des partisans absolus de l'écrasement de l'Irak en vue de l'établissement d'un contrôle total des États-Unis sur le Moyen-Orient. Ces forces, en particulier celles liés au complexe militaro-industriel et au gouvernement de Sharon en Israël, n'auraient jamais pardonné à l'administration Bush un nouveau retard au déclenchement de la guerre.
Confiante en son analyse et poussée par les intérêts sus-mentionnés, l'administration Bush a choisi d'ignorer tant l'opposition internationale que les profondes incertitudes de la population américaine. Comme elle a refusé d'entendre les avertissements de nombreux spécialistes en vue, qui la mettaient en garde en indiquant que l'occupation de l'Irak pourrait s'avérer coûteuse et dangereuse.
Contre tout cela, le mouvement anti-guerre a à son actif la clarté et l'intégrité de son message. Nombre de ses activistes se sont endurcis dans le mouvement pour une justice mondiale (altermondialiste) et sont convaincus que la guerre, loin de signifier sa " libération », ne pourra que se conclure par un épouvantable carnage de la population irakienne. Car non seulement les bombardements américains ne peuvent que signifier la mort pour de nombreux Irakiens, mais ils conduiront aussi à la destruction des réseaux électriques, des système d'adduction et de distribution de l'eau, des systèmes de distribution des aliments et des médicaments. Et l'armée turque compte mettre fin aux velléités d'autodétermination des populations kurdes du Nord de l'Irak.
D'ores et déjà un des résultats importants du mouvement anti-guerre (et aussi de la présence ininterrompue des émission télévisées d'Al Jezirah) consiste à priver de crédibilité les discours propagandistes sur les " frappes chirurgicales » et les " bombes intelligentes ». De plus, le mouvement a répandu l'idée que, si nombre d'Irakiens seraient probablement soulagés par la suppression de la machine étatique terroriste et génocidaire de Saddam Hussein, il est peu probable qu'ils soient pour autant prêts à accueillir l'occupation militaire états-unienne et à applaudir à la mainmise des États-Unis sur les ressources pétrolières de leur pays. Enfin, la conscience se répand que cette guerre risque de conduire à l'aggravation d'autres crises : elle accroît le risque d'une " purification ethnique » ou de " transferts massifs » de population en Palestine ; elle augmente le danger d'une confrontation nucléaire dans la péninsule coréenne et dans le sous-continent indien ; elle risque de conduire à une recrudescence de la violence terroriste des fanatiques religieux en Amérique du Nord, en Europe et en Asie.
Beaucoup d'Américains comprennent maintenant que le prétendu " lien entre l'Irak et l'Al Quaïda », dénoncé avec aplomb par Colin Powell, relève de la fiction. Mais la guerre elle-même constitue une double victoire pour les groupes terroristes : elle va pousser de nombreuses nouvelle recrues dans leurs bras tout en détruisant le régime " infidèle » de Saddam Hussein.
En arrière-fond de ce cours belliqueux l'administration Bush renforce la politique répressive intérieure et poursuit une politique économique ruineuse. Non seulement les communautés immigrées mais toute la population états-unienne vit sous la menace d'un état d'exception permanent. Les dépenses militaires du gouvernement et les réduction des impôts pour les riches ont mis le budget fédéral en déficit pour plusieurs années, si ce n'est pour des décennies, ce qui place l'État et les administrations locales en état de faillite virtuelle.
Finalement, et c'est la question la plus importante, cette guerre n'est pas la fin mais le début de l'escalade d'une orientation visant la suprématie mondiale. Après la conquête de l'Irak, l'administration Bush et les idéologues du " nouveau siècle américain » piaffent d'impatience pour " apprivoiser » l'Iran et la Syrie, s'assurer le contrôle et " réorganiser » le Moyen-Orient et l'Asie centrale et montrer ainsi à l'Europe occidentale, à la Russie, à la Chine et au monde musulman qui est le " boss ». Ils considèrent que la stabilité du monde dépend de l'existence d'une nation (devinez laquelle ?) dotée d'une puissance incomparable qu'elle emploierait pour dicter et imposer des règles.
C'est justement cette conception qu'une large frange de militants du mouvement contre la guerre aux États-Unis a compris et refuse d'accepter. Ils savent que tout ce qui a suivi le discours de Bush sur " l'axe du mal » témoigne du monde auquel le colosse américain aspire : un monde d'instabilité violente faisant face à la menace permanente de destruction.
Cette clairvoyance constitue la grande force du mouvement anti-guerre américain. Elle l'immunise contre la ferveur patriotique développée autour de l'idée du " grand succès militaire ».
Sa faiblesse, par contre, reste due à la fragilité de ses liens avec le prolétariat des États-Unis. En février dernier l'apparition de la coalition " US Labour against the war » (Travailleurs US contre la guerre), appuyée par plusieurs syndicats, fut un tentative significative visant à dépasser cette faiblesse. Cette voix critique au sein du mouvement ouvrier organisé sera-t-elle étouffée ou parviendra-t-elle à se faire entendre avec force après le début des hostilités ? Ce sera un des test importants au cours des semaines à venir.
Les Afro-américains constituent la partie de la population où l'opposition à la guerre est la plus forte. La principale église noire a ainsi accueilli un service œcuménique contre la guerre le week-end des 15 et 16 mars, y rassemblant cinq mille personnes ! Mais du fait du grand nombre de Noirs au sein de l'armée états-unienne, le rejet de la guerre entre en conflit avec l'instinct naturel de soutenir " ses » troupes quand le combat a commencé.
Deux coalitions principales dominent le mouvement anti-guerre aux États-Unis : United for Peace and Justice (UFPJ, Unis pour la pais et la justice) et Act Now to Stop War and End Racism (ANSWER, Agir maintenant pour stopper la guerre et en finir avec le racisme). Des deux, c'est ANSWER qui a une couleur plus clairement " gauche », qui reste cependant imparfaite du fait de son refus d'accepter une quelconque dénonciation publique du régime de Saddam Hussein. Mais même si les rapports entre les deux coalitions restent marquées par une certaine concurrence, la majorité des militants anti-guerre rejoignent les mobilisations, qu'elles soient à l'initiative de l'une ou de l'autre. La capacité du mouvement à préserver et à renforcer son unité au cours de la conquête de l'Irak constituera un autre test de sa vitalité.
Le mouvement anti-guerre, tant aux États-Unis qu'à l'échelle internationale, représente maintenant le seul contre-pouvoir potentiel qui fait face à l'impérialisme US. Aux États-Unis il repose pour l'essentiel sur les militants qui se sont mobilisés contre la mondialisation néolibérale capitaliste et en faveur de " la justice globale ». En tant que porte-parole de l'humanité et du bon sens contre le colosse impérial, ce mouvement est aujourd'hui confronté à d'immenses responsabilités.
Detroit, 20 mars 2003
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