La tension est montée à Rangoon, alors que les autorités continuent à ignorer plus de deux millions de victimes du cyclone Nargis, qui a tué au moins 77 000 personnes depuis qu'il a frappé le sud de la Birmanie le 2 mai 2008. Le régime a multiplié les patrouilles de police à Rangoon et réduit les heures d'ouverture du principal monument du bouddhisme en Birmanie, la pagode Shwedagon, point de départ d'un grand nombre de manifestations pour la démocratie en septembre 2007.
« Avant le cyclone et durant les premiers jours qui l'ont suivi, ceux qui critiquaient le régime le faisaient discrètement, ou par l'intermédiaire d'une plaisanterie. Et ils se tenaient tranquilles quand les soldats passaient », dit Pi Mo, un étudiant engagé à fond dans la collecte de nourriture et de vêtements usagés pour les victimes du cyclone. « Mais au cours des deux dernières semaines, les gens ont commencé à s'exprimer ouvertement. Ils ne reculent plus quand les soldats passent, ils grondent. Les gens sont très en colère contre le gouvernement qui ne fait rien pour aider les victimes du cyclone et qui ne s'intéresse qu'à la façon d'accaparer la plus grande partie possible de l'aide étrangère ».
Récemment seulement, le pouvoir a mis fin à ses tentatives de confisquer l'aide que des simples citoyens apportaient à leurs compatriotes dans les zones touchées par le cyclone. Maintenant il permet une circulation plus ou moins libre dans et hors du delta aux citoyens birmans. Mais sa tentative impitoyable et totalitaire de monopoliser l'aide, puis sa reculade devant les protestations publiques, ont gravement endommagé l'image de sa toute-puissance. Les gens ne se limitent plus à seulement haïr le régime. Ils prennent conscience qu'il est incompétent et qu'il est possible de le forcer à faire des concessions.
Son incompétence et son apparent manque d'intérêt en ce qui concerne la catastrophe contraste avec son obsession en vue d'obtenir un « oui » massif, du plus pur style stalinien, dans le référendum du 10 mai, convoqué pour faire approuver une nouvelle constitution, lui garantissant 25 % des sièges au Parlement. « Si vous voulez des informations sur la catastrophe du cyclone, il faut chercher dans les pages intérieures des journaux », se plaint Pi Mo. « Vous devez lire d'abord des colonnes et des colonnes de propagande en faveur du référendum. Mais certainement pour cette nation le cyclone est la priorité numéro un ».
Les gens ne se limitent pas à parler plus librement. Il y a des centaines de cybercafés à Rangoon et une heure d'accès internet à haute vitesse, dans un local où l'air est conditionné, coûte environ 0,26 euro, le prix d'une tasse de thé dans un café de rue. Comme il n'y a pas beaucoup de divertissements publics, la jeune génération se rue dans les cybercafés et, lorsque vous passez le long des terminaux, il est facile de voir que bon nombre d'entre eux correspondent avec l'étranger, n'hésitant pas à rédiger des mails très critiques. Comme s'ils n'étaient plus inquiets que quelqu'un puisse les voir.
Le régime a échoué même dans sa tentative de forcer les propriétaires des cybercafés à espionner les utilisateurs d'internet. Un journal a signalé le 19 Mai que moins de 20 % des propriétaires se conforment aux très strictes conditions que leur impose leur licence. Ils sont supposés, entre autres choses, de consigner les nom et numéro de carte d'identité de tous les utilisateurs d'internet, de recueillir une capture d'écran de chaque terminal toutes les cinq minutes, et de transmettre ces informations à la police tous les quinze jours. Mais la plupart des propriétaires savent que leurs clients ne supportent pas une telle invasion de leur vie privée. Et garder un registre des utilisateurs permet également aux propriétaires de garder la plupart de leurs revenus en n'en déclarant qu'une très petite partie au fisc...
Alors que les habitants de Rangoon affirment de plus en plus ouvertement leurs frustrations, les autorités sont devant un dilemme : soit accroître la répression, soit faire des concessions à l'opinion publique, notamment en ce qui concerne leur traitement scandaleux du cyclone Margis. Dans les deux cas le risque est de précipiter à nouveau la population dans les rues. « Les gens sont beaucoup plus en colère qu'en septembre dernier », dit Pi Mo. « Mais, parce que le régime fut si violent face aux moines et aux autres manifestants, tout le monde attend que quelqu'un commence la protestation, avant de la rejoindre ».
Malheureusement, il n'existe pratiquement pas de groupes d'opposition organisée à Rangoon, capables de fournir une « étincelle » ou des mots d'ordre mobilisateurs capables d'accélérer la radicalisation de l'opinion publique ou d'encourager les gens à manifester. L'opposition birmane est extrêmement faible et inexpérimentée, la plupart des dirigeants des protestations de 1988-1990 étant maintenant en exil. Elle souffre également d'un très fort fractionnisme, de la personnalisation de la politique et de la corruption — des mauvaises habitudes qui ont affecté la politique birmane depuis de nombreuses années et dont l'opposition n'est guère à l'abri...
Mais la génération des exilés politiques de 30-40 ans, catapultée dans l'activité publique au cours du printemps démocratique de 1988 et durcie par le coup d'État et la répression militaire de 1989, s'est efforcée d'établir des liens avec les groupes oppositionnels internes, y compris à travers des réseaux alternatifs de secours et la diffusion la plus large possible de témoignages indépendants sur l'ampleur réelle des dégâts des cyclones dans le sud. L'ampleur des mensonges du régime, qui continue à prétendre que « tout est sous son contrôle », n'en apparaît que plus clairement.
Rangoon, 22 mai 2008
Marc Johnson est le pseudonyme d'un correspondant d'Inprecor, actuellement engagé dans les activités d'aide aux victimes du cyclone à Rangoon, en Birmanie.