Paris, le 30 janvier 2008
Isaac Johsua est maître de conférences en sciences économiques à lâ£Université Paris XI, membre de la Fondation Copernic et du Conseil scientifique dâ£Attac. Il a publié, entre autres, <i>Le grand tournant ï Une interrogation sur lâ£avenir du capital</i>, PUF, Actuel Marx, Paris 2003 et <i>Une trajectoire du Capital. De la crise de 1929 à celle de la nouvelle économie</i>, Syllepse, Paris 2006. Le présent article a été écrit pour <i>Savoir/Agir</i> n° 3 de mars 2008, la revue de lâ£association " Raisons dâ£Agir » <a href="http://www.raisonsdagir.org" target="_blank">www.raisonsdagir.org</a>. Le Conseil scientifique dâ£Attac a fait circuler cet article.
Les intertitres sont de la rédaction dâ£<i>Inprecor</i>.
Pendant longtemps, cependant, le système capitaliste a baigné dans un environnement de petite production (paysannerie, etc.) qui a atténué la portée de ses crises. Un milieu hétérogène introduit des discontinuités qui freinent la diffusion de l'épidémie. L'homogénéité d'une économie réduite à ses deux seuls pôles extrêmes des sociétés par actions et du salariat est au contraire un élément aggravant. J'ai ainsi pu interpréter la grande crise américaine de 1929 comme résultant d'un recul rapide de la petite production à la jonction des XIXe et XXe siècles. Le bond en avant de l'espace couvert par les sociétés et le salariat a brutalement réduit la diversité de l'espace économique américain, libérant la déferlante des années trente. La crise américaine de 1929 ouvre donc l'ère des crises majeures car elle ouvre l'ère des crises à dominante salariale.
Pourquoi les " trente glorieuses » ?
Comment alors expliquer qu'après la fin de la deuxième guerre mondiale on n'ait pas constaté une succession de crises de plus en plus violentes, mais, au contraire, trente années d'une expansion forte et régulière ? La première explication est qu'un nouveau mode de régulation de l'économie (dit fordiste) a été instauré, tirant les conséquences de la salarisation massive des économies développées, en prévoyant des moyens de stabiliser la demande en cas de récession débutante. Ce qui passait par un rôle accru de l'État, l'affirmation d'un nouveau rapport salarial, une place grandissante des transferts sociaux dans le revenu disponible des ménages ou encore un poids croissant des dépenses publiques dans le Produit intérieur brut (PIB).
Il est cependant impossible de penser la conjoncture d'après-guerre sans prendre également en compte la période 1914-45, exceptionnelle entre toutes, englobant sur une seule trentaine d'années, coup sur coup, les deux guerres mondiales et la plus grave crise économique que le monde ait connue. J'avance pour ma part l'hypothèse que les taux de profit élevés constatés à partir de 1946 en Europe et aux États-Unis s'expliquent comme étant, au premier chef, ceux d'une phase de rattrapage. En Europe, les deux guerres mondiales et la grande crise ont entraîné énormément de destructions, d'usure et de non-renouvellement du capital fixe. Dès que les conditions du redémarrage de l'activité ont été réunies, une vague dâ£accumulation sâ£est gonflée, alimentée par la possibilité dâ£importer lâ£avance technique déjà acquise par les États-Unis. Aux États-Unis, sous lâ£impact de la grande crise, le volume du stock de capital fixe productif recule ou stagne à partir de 1931. Ici aussi il y a un effet de rattrapage, au sens de " rattraper son retard » par rapport à ce qui aurait pu avoir lieu si le trend du passé sâ£était prolongé sur sa lancée. Dans un cas et dans lâ£autre, en Europe ou aux États-Unis, le renouvellement dâ£ampleur du stock de capital fixe, son rajeunissement massif ou la diffusion accélérée des innovations ont poussé vers le haut productivités du capital et du travail, soutenant le taux de profit.
Mais toute parenthèse doit se refermer : lâ£effet de rattrapage doit, par définition, sâ£épuiser. En Europe et aux États-Unis, les taux de profit entament leur chute à partir de la seconde moitié des années 1960 et le mouvement se poursuit jusquâ£au début des années 1980. Un niveau exceptionnellement bas est alors atteint, lâ£existence même du système est menacée. Il lui faut absolument redresser le taux de profit et, pour cela, avoir à nouveau les mains libres. La régulation fordiste est brisée, les garde-fous jetés par-dessus bord, les divers marchés libéralisés, lâ£État confiné.
Un sentier étroit
La trajectoire séculaire du capital que nous venons de dessiner à grands traits montre que le capitalisme chemine sur un étroit sentier entre deux gouffres : celui de lâ£effondrement, si lâ£encadrement de lâ£activité est insuffisant, et celui de lâ£étouffement, sâ£il est excessif. La recherche acharnée du profit pousse à étendre la surface couverte par le système capitaliste aux dépens de la petite production, à augmenter ainsi son homogénéité, donc son instabilité, comme lâ£a montré la crise de 1929 aux États-Unis. Les méfaits de lâ£instabilité mènent ensuite à la réglementation, comme cela a été le cas après la grande crise, ce qui, en corsetant les entreprises, pousse à la chute du taux de profit. Au-delà dâ£un certain seuil de dégradation de ce taux, la réglementation mise en place est démantelée. Ce qui accroît à nouveau lâ£instabilité, comme on a pu lâ£observer dans les années 1990 après lâ£instauration de la mondialisation libérale : la crise mexicaine de 1994-95 nâ£a concerné quâ£un seul pays ; celle de 1997 toute une région continentale, lâ£Asie du sud-est ; celle de la " nouvelle économie », en 2001, sâ£est attaquée au centre, aux États-Unis. Quant à la crise financière actuelle, elle menace le monde entier.
Dans les pays développés, le salariat constitue désormais lâ£essentiel de la population active. La petite production réduite à la portion congrue, il nâ£y a plus dâ£obstacle à ce que lâ£instabilité foncière du système puisse se manifester dans toute son ampleur. Dès lors, le fordisme détruit, quelque chose doit le remplacer, car le problème auquel il sâ£attaquait demeure : dans les moments difficiles, il faut soutenir la demande globale, pour éviter quâ£une récession ne se transforme en dépression. La révolution conservatrice sâ£opposant énergiquement au partage négocié de la valeur ajoutée, il ne reste plus quâ£une porte de sortie : pousser à toutes forces les dépenses des ménages vers le haut avec de moins en moins dâ£épargne, de plus en plus de dettes. En effet, à revenu constant, la baisse du taux dâ£épargne des ménages accroît la consommation sans bourse délier ; quant à la montée du taux dâ£endettement, elle augmente les dépenses de ces derniers sans passer par le " cauchemar » de la hausse des salaires réels. Aux États-Unis, le surendettement de ménages mis en régime de surconsommation a remplacé le pacte social keynésien. Ce pacte, négocié, pouvait par tâtonnements trouver un point dâ£équilibre. Le nouveau modèle, par contre, est explosif, car il repose sur une aggravation constante des déséquilibres. En principe pourtant, la hausse des taux dâ£intérêt devrait, si nécessaire, pousser les ménages à accroître leur épargne et à réduire leur endettement. Mais ce nâ£est guère le cas, le système emprunte la plus forte pente, celle de la facilité : câ£est-à-dire consommer en confiant la fonction dâ£épargne aux gains virtuels de la Bourse ou de lâ£immobilier et sâ£endetter en comptant sur la montée du prix des actifs détenus ou sur de futures possibilités de refinancement. On sâ£habitue à lâ£argent facile qui, dans un univers de finances libéralisées et dénué de contrôles, ira alimenter les bulles spéculatives.
Lâ£enchaînement qui, aux États-Unis, mène de la crise de la " nouvelle économie » (en 2001) à la crise financière actuelle est une parfaite illustration des impasses de ce modèle. La crise de la nouvelle économie a été précédée dâ£une bulle boursière dâ£une extraordinaire ampleur, le seul précédent comparable étant celui des années vingt. La spéculation aidant, une crise de suraccumulation et de surendettement est venue se greffer sur une montée rapide des profits. Comme on pouvait sâ£y attendre, la réaction ultérieure a été en proportion : lâ£éclatement de la bulle boursière a débouché sur une violente chute de lâ£investissement des entreprises (- 4,2 % en 2001 et ¡ 9,2 % en 2002), entraînant un affaissement des niveaux de lâ£activité et de lâ£emploi.
Suite de la crise de la nouvelle économie
Pourtant, la récession ne sâ£est pas transformée en dépression. Lâ£explication se trouve du côté des dépenses des ménages, qui ont résisté. Les ménages ont poussé leur taux dâ£épargne à un plus bas historique (1,8% en 2001), favorisant la consommation. Surtout, une véritable thérapie de choc a été mise en ªuvre, combinant politiques budgétaire et monétaire. Tournée vers le soutien au revenu des ménages, la politique budgétaire a opéré une stupéfiante volte-face, passant dâ£un confortable excédent de 239,4 milliards de dollars en 2000 à un imposant déficit de 282,1 milliards en 2002. Cependant, câ£est la politique monétaire qui a joué le rôle essentiel : le principal taux de la Réserve Fédérale états-unienne (FED) a été ramené en un temps très court de 6 % à 1 %. Du coup, entre 2001 et 2006, le taux dâ£endettement des ménages américains a réalisé un bond sans précédent de 30 points, ouvrant la voie à la crise de surendettement que nous observons aujourdâ£hui. On nâ£a pu surmonter les effets de la première bulle, boursière, quâ£en se lançant tête baissée dans une deuxième bulle, immobilière. La crise actuelle, câ£est en somme la crise de la nouvelle économie qui continue : celle-ci nâ£a pas été surmontée, mais seulement stockée dans les déséquilibres accumulés. Par une fuite en avant depuis longtemps engagée, les échéances ont été reportées, à lâ£aide du modèle que nous venons de décrire : de moins en moins dâ£épargne (privée et publique), de plus en plus de dettes (celles des ménages). Encore faut-il financer la surconsommation ainsi portée à bout de bras. Compenser le déficit dâ£épargne intérieur et alimenter la boulimie consommatrice exige du reste du monde un apport constamment renouvelé de sommes énormes, atteignant en 2006 plus de 6 % du PIB américain. Aux déséquilibres internes de lâ£économie américaine, le modèle rajoute les incertitudes constamment renouvelées du financement dâ£un déficit externe devenu abyssal.
Lâ£éclatement dâ£une bulle immobilière a des effets bien connus. Le risque le plus grand vient de la restriction de crédits que peuvent pratiquer des banques qui se sentent menacées, quâ£il sâ£agisse des crédits hypothécaires (pour les achats de logement), des crédits à la consommation ou de ceux destinés aux entreprises. Une telle politique pourrait paralyser lâ£économie américaine et la précipiter dans la récession. Elle peut peser particulièrement lourd sur des ménages habitués à consommer à crédit. Nâ£oublions pas lâ£effet richesse, qui postule un impact négatif sur la consommation de la baisse de la valeur du logement, surtout pour des ménages habitués à " adosser » leurs divers crédits sur la valeur de leur maison. Or, la consommation des ménages occupe une place exceptionnelle aux États-Unis (70 % du PIB).
Les crédits à risque (subprime), dont on a beaucoup parlé, ne sont quâ£un accompagnement logique de la bulle. La véritable innovation réside dans la titrisation des créances bancaires. Nombre de banques américaines ont pris leurs précautions, en transformant les crédits hypothécaires quâ£elles ont accordé en titres de créances, quâ£elles ont vendu. Lâ£avantage est dâ£éviter la concentration dans les bilans des banques de créances douteuses. Lâ£inconvénient est de disséminer le risque dans toute lâ£économie nationale, voire internationale : les milliards et milliards de créances douteuses nâ£ont pas disparu, ils sont logés quelque part, mais où ? La méfiance devient universelle. Deux types de crise menacent alors les banques. Une crise de liquidité, car il devient de plus en plus difficile pour les banques dâ£emprunter de lâ£argent auprès dâ£autres banques, ce qui contraint les banques centrales à des interventions massives. Une crise de rentabilité, car les pertes liées à la crise immobilière viennent en déduction des profits, ou sont couvertes par de nouveaux apports de capitaux (sâ£ils sont possibles) ou mènent à la faillite. Des institutions aussi prestigieuses que Citigroup, Merrill Lynch ou JP Morgan ont annoncé des sommes colossales de dépréciations dâ£actifs pour les troisième et quatrième trimestres 2007. Une nouvelle phase de la crise est franchie : lâ£appareil bancaire de la première puissance mondiale est durement atteint, certaines parmi les plus grandes banques sont menacées.
Marges de manªuvre réduites
Face aux périls, les marges de manªuvre de la politique américaine sont fortement réduites. En 2001, on est parvenu à éviter une vraie dépression en portant à bout de bras la dépense des ménages. Ces moyens ne peuvent plus être utilisés, en tout cas pas à la même échelle. Le taux de la FED a été ramené en catastrophe (le 22 janvier) à 3,50 %, mais, dâ£une part, il nâ£est pas sûr que cela incite les entreprises à investir et, dâ£autre part, jusquâ£à quel point cela peut-il pousser les ménages à sâ£endetter, alors que nous sommes précisément face à une crise de surendettement ? De son côté, le taux dâ£épargne des ménages est nul, et, pour financer le plan de relance Bush (de 150 milliards de dollars), il nâ£y a plus dâ£excédent budgétaire, mais un déficit (qui sâ£élève déjà à 2,6 % du PIB en 2006). Enfin, nous avons toujours lâ£épée de Damoclès du déficit de la balance américaine des transactions courantes, qui pousse à la chute du billet vert face à lâ£euro.
Lâ£économie américaine est placée devant un dilemme redoutable : soit on réduit les déséquilibres, mais au risque de la dépression ; soit on relance lâ£activité, mais en aggravant les déséquilibres. Si le taux dâ£endettement des ménages baisse, le niveau dâ£activité est menacé ; sâ£il poursuit son ascension, il prépare la future crise. Si le taux dâ£épargne des ménages reste à son niveau dâ£insignifiance, il ne garantit pas le financement de lâ£économie américaine ; sâ£il se redresse, il porte atteinte à la consommation. Si la FED continue à baisser ses taux, elle risque un krach du dollar ; si elle veut écarter ce risque, elle ne baisse pas ses taux, mais nâ£apporte pas dâ£aide à lâ£économie.
Lâ£économie américaine joue le rôle de locomotive pour le monde entier, et il nâ£y en a pas dâ£autre. Câ£est dire ce que serait lâ£impact dâ£une récession américaine. La mondialisation libérale a renforcé cette fragilité, en généralisant le salariat, en instaurant une financiarisation grosse de périls nouveaux, en interconnectant la planète entière. La fabuleuse croissance chinoise nâ£est pas un recours : elle est en réalité largement dépendante du niveau dâ£activité américain et ainsi en est-il pour nombre de pays émergents.
Alors quâ£on nâ£en avait plus connu depuis la grande dépression, la succession de crises financières depuis les années 1990 montre que le grand responsable de la situation actuelle est la mondialisation libérale. Il faut tout reprendre de A à Z, balayer le tout marché et lâ£inadmissible liberté laissée à la rapacité du profit. Il y a un devoir dâ£ingérence économique, en faveur de lâ£immense masse de la population, les travailleurs, de façon à ce quâ£ils ne supportent pas les conséquences dâ£une crise qui nâ£est pas la leur, et que lâ£on ouvre enfin la voie à un système tourné vers la satisfaction des véritables besoins sociaux.