François Sabado, membre du Bureau politique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale), fait partie du Bureau exécutif de la IVe Internationale. (Les intertitres sont de la rédaction d'Inprecor)
Les articles d'Alex Callinicos et de Murray Smith ouvrent une discussion, nécessaire, sur les problèmes d'orientation et de construction en Europe. A la différence de Callinicos, nous ne partirons pas de l'existence de soi-disant modèles : coalition électorale du type Respect, parti large comme le SSP écossais ou alliance électorale LCR-LO. Ces formes d'intervention politique ou d'organisation sont par trop le produit spécifique de l'histoire de la luttes de classes et du mouvement révolutionnaire de chaque pays. Elles ne sont pas généralisables. Nous choisirons plutôt de partir des grands traits de la situation politique en Europe et de clarifier certaines grandes questions d'orientation.
Effets politiques des attaques bourgeoises
1) La situation en Europe est marquée par la brutalité de la nouvelle offensive de la contre-réforme libérale : réduction des allocations-chômage et démolition de la sécurité sociale en Allemagne ; réforme des retraites, de la sécurité sociale, nouvelles privatisations en France ; attaques contre les retraites, le système de santé et la sécurité sociale aux Pays-Bas… Après le " Thatchérisme " des années 1980 en Grande-Bretagne, une nouvelle vague de déconstruction des rapports sociaux issus de l'après-guerre est en cours. Cette radicalité des attaques capitalistes résulte d'une aggravation de la concurrence inter-impérialiste dans le cadre de la phase actuelle de la mondialisation, où les bourgeoisies européennes doivent dégager de nouvelles marges de manœuvres face à l'Amérique et aux puissances asiatiques.
2) La brutalité de ces attaques crée de nouvelles tensions sociales et politiques. Cela provoque une résistance sociale au travers des grèves, luttes et manifestations (manifestations en Allemagne contre le plan Hartz 4, grèves et manifestations en France contre la réforme des retraites et la privatisation d'EDF, manifestations et grèves aux Pays-Bas…) ainsi qu' un rejet de la politique ultra-libérale des gouvernements : rejet de la droite libérale en France et en Italie mais aussi du gouvernement SPD-Vert de Schröder ou du gouvernement Blair.
3) Cette brutalité des attaques provoque aussi des éléments de crise politique : crise de représentation politique avec la confirmation d'une forte abstention dans la plupart des pays, affaiblissement de tous les appareils politiques à droite comme à gauche — comment un parti de gouvernement peut-il se constituer une bases sociale en endossant les restructurations libérales ? Cet affaiblissement s'accompagne de divisions internes, là aussi à droite comme à gauche. En France, le parti majoritaire est sous le coup d'un affrontement entre le président de la République, Jacques Chirac, et le futur président du parti, Nicolas Sarkozy. A gauche, si l'évolution globale des secteurs majoritaires du mouvement syndical et de la gauche institutionnelle en Europe va vers la droite, dans une intégration croissante au social-libéralisme, des fractures et des divisions se font jour. En Allemagne une partie de la bureaucratie syndicale et du SPD, à l'image de la posture d'un Oscar Lafontaine, s'oppose à Schröder. En France, contre toute attente, Laurent Fabius — un de ceux qui incarne le social-libéralisme — prend position pour le " non " au référendum sur la Constitution Européenne. Le rouleau compresseur est tel que cela provoque, fractures, tournants brusques.
4) Ces évolutions reposent la question de l'analyse de la social-démocratie et de la gauche en général. Contrairement à ce qui est souvent présenté par le SWP anglais, nous ne pensons pas que les partis socialistes sont devenus des partis bourgeois. Cela n'a jamais été notre analyse. De même, si nous avons sous-estimé que l'électorat populaire puisse se saisir de la gauche pour battre la droite — mais nous n'avons pas été les seuls, les premiers surpris étant les socialistes eux-mêmes — nous expliquions dans les documents de notre dernier congrès que, dans le cadre de l'alternance, les partis socialistes pourraient retrouver une majorité électorale. Ce que nous avons expliqué, et que nous maintenons, c'est que sous la pression de la mondialisation capitaliste libérale, la social-démocratie connaît un processus de " social-libéralisation ", de " droitisation " de sa politique, d'une interpénétration sociale poussée de sa direction avec la haute administration et les sommets capitalistes. Nous avons constaté, avec des développements inégaux, que ce processus provoque le décrochage de secteurs importants des classes populaires vis-à-vis des organisations de la gauche traditionnelle. Effectivement l'embellie électorale du PS, voire la stabilisation des résultats électoraux du PCF, ne se traduit pas par la croissance de ces partis, ni par une dynamique de reconstruction de la gauche. Les gains électoraux du PS de 2003 ne se traduisent pas par une dynamique comparable à celle des années 1970 avec l'Union de la gauche ou les développements des Partis communistes italien ou espagnol...
5) Mais toutes ces luttes, toutes ces confrontations, à ce jour, se sont terminées par des reculs ou des défaites sociales. La force du mouvement anti-guerre ou la dynamique des mouvements altermondialistes n'arrivent pas à inverser les tendances lourdes de la situation. Du coup, l'offensive capitaliste s'approfondit et, globalement, les positions du mouvement ouvrier traditionnel reculent. Cela a des effets sur le niveau de conscience de larges secteurs du monde mais elles ne sont pas assez fortes pour déborder les appareils syndicaux qui acceptent le cadre libéral. Ces défaites ont des effets sur le moral des ,salariés ; et si, dans certaines circonstances historiques, l'expérience et les leçons de défaites partielles ont débouché sur le développement des organisations ouvrières, des mouvements sociaux et la croissance de courants luttes de classes, ce n'est pas le cas aujourd'hui. Les vagues successives de luttes, mais aussi de reculs, pèsent sur les courants radicaux. Comme le dit A. Callinicos, " la relation des luttes sociales et politiques avec le processus électoral est extrêmement complexe, combinée, et indirecte " mais c'est cet ensemble de facteurs qui explique par exemple l'échec des listes LCR-LO en France. Quant aux résultats électoraux de " Refondation Communiste " en Italie, qui ont progressé, on ne peut pas les considérer comme ceux d'une organisation de la gauche radicale " stricto sensu ". Par bien des aspects, elle relève de la gauche radicale mais son implantation comme son influence électorale relèvent surtout d'un segment du mouvement communiste traditionnel.
Une politique anticapitaliste
6) Dans ces conditions quels sont les éléments clé d'une orientation politique anticapitaliste ? D'abord, parce que les révolutionnaires " n'ont pas d'intérêts distincts de la classe des travailleurs ", ils doivent réaffirmer une politique d'unité et d'indépendance de classe. Cela passe par une tactique de front unique des travailleurs et de l'ensemble de leurs organisations — ce que nous faisons au travers des mobilisations sociales, du mouvement anti-guerre ou du mouvement altermondialiste, combiné à la défense d'un programme anticapitaliste. Nous voudrions profiter de cet article pour écarter toutes les accusations qui ont été portées contre la LCR, expliquant que nous avons été " extérieurs " au mouvement de rejet de la droite. Notre politique contre le gouvernement de droite — politique d'unité d'action de toute la gauche sociale, syndicale et politique — s'est d'abord concrétisée, dans les luttes (erratum corrigé). Cette orientation s'est ensuite traduite dans la campagne électorale, en présentant notre action comme celle de l'opposition véritable contre le gouvernement et la droite. Nous n'avons pas, il est vrai, appelé à voter pour la gauche au second tour. Cette question est une question de tactique électorale, liée aux particularités françaises du scrutin majoritaire à deux tours, ce n'est pas le nec plus ultra d'une politique de front unique. Nous n'avons pas cessé, pendant toute la campagne électorale, de faire des propositions d'action commune à toute la gauche. Nous avons fait, dans nos explications, la différence entre la droite et la gauche. Nous n'avons jamais autant pesé dans les débats internes à la gauche… C'est pourquoi, pour tout observateur de la vie politique française, l'accusation d'" anti-politique " ne tient pas. Depuis la campagne présidentielle de 2002, avec Olivier Besancenot, nous n'avons jamais fait autant de " politique "... Mais nous n'avons pas donné de consigne de vote pour la gauche, jugeant que, lors de ces élections, appeler à voter à gauche c'était donner un blanc-seing aux dirigeants socialistes... D'ailleurs, même si la majorité de nos électeurs ont voté au deuxième tour pour la gauche, peu de gens nous reprochent notre absence de consigne de vote. Car au-delà du vote pour la gauche, il n'y pas le même type de rapports entre les salariés et la gauche traditionnelle que dans les années 1930 ou 1970. Le vote pour le PS — ou même pour le PC — est davantage un vote contre la droite qu'un vote d'adhésion à la politique du PS. Encore une fois, il n'y a pas, comme dans les années 1930 ou 1970, de rapports interconnectés entre les luttes, le vote, la croissance organique des organisations réformistes et un débouché politique aux luttes qui serait un gouvernement PS-PC. La signification des consignes de vote n'est pas la même aujourd'hui que dans les années 1970 parce que le monde du travail n'entretient plus les mêmes rapports avec les directions réformistes.
7) Cette tactique de front unique doit s'accompagner de la défense d'un programme anticapitaliste, ce que nous avons appelé en France, un plan d'urgence social et démocratique au service des travailleurs. De ce point de vue, nous voudrions préciser que nos campagnes électorales, contrairement à ce que dit A. Callinicos, ne sont pas " ouvertement socialistes révolutionnaires ", dans le sens où nos programmes électoraux reprendraient la totalité du programme révolutionnaire. Non, nous choisissons quelques axes clé du programme transitoire — la lutte pour l'interdiction des licenciements collectifs, l'augmentation des salaires, la défense des services publics et des droits démocratiques — et nous expliquons que ces revendications immédiates et anticapitalistes ne peuvent être satisfaites que par la mobilisation sociale et un gouvernement de rupture avec la bourgeoisie, un gouvernement des travailleurs.
Ce gouvernement est défini par les tâches qu'il doit accomplir pour satisfaire les principales revendications populaires et pour s'engager dans la rupture avec les institutions capitalistes.
Cette formule reste " algébrique " — elle peut d'ailleurs revêtir nombre d'appellations : gouvernement anticapitaliste, gouvernement aussi fidèle aux travailleurs que la droite l'est aux patrons etc. — mais elle permet de se démarquer de toutes les politiques gouvernementales de gestion de l'État et de l'économie capitaliste. En effet, il ne s'agit pas d'éviter la question du pouvoir, comme nous le suggère Holloway ou d'autres. La gauche révolutionnaire doit se coltiner avec la question du pouvoir et du gouvernement mais en donnant ses propres réponses, pas en montant dans le char des gouvernements de collaboration de classes. Bien entendu, l'actualité d'une discussion sur cette question dépend de la situation politique dans chaque pays, mais il est décisif de définir une orientation générale sur cette question du pouvoir. Ainsi, on doit avoir de la flexibilité pour nouer des alliances électorales, mais là où ces alliances sont confrontées à la question gouvernementale, on ne peut esquiver la question... sous peine de paralysie ou d'éclatement des coalitions que nous mettons en œuvre. La construction d'un parti anticapitaliste, projet de moyen et long terme, doit clarifier ses positions sur la question gouvernementale. Ce débat est un débat dans toute la gauche radicale internationale : faut-il ou non participer ou soutenir des gouvernements dominés par le social-libéralisme ? La réponse du PT au Brésil avec Lula, celle de Refondation communiste en Italie, celle des partis communistes de la gauche européenne est positive. Ces partis dirigent ou se préparent à soutenir ou à participer à ce type de gouvernement. Nous pensons, comme toute l'expérience historique nous l'enseigne, que c'est une grave erreur. Ce type de participation subordonne le mouvement ouvrier aux intérêts des classes dominantes. Il bride la dynamique de mobilisation de masse. Il provoque désillusions et démoralisation. C'est ce qui fonde notre opposition aux politiques de conciliation de classes.
Vers un nouveau parti, comment ?
8) Front unique et programme anticapitaliste sont les deux piliers fondamentaux de la construction d'une nouvelle force anticapitaliste. Mais cette perspective s'inscrit, plus fondamentalement, comme une coordonnée de la nouvelle période historique. Dès 1992, la LCR indiquait que son activité s'inscrivait dans le triptyque suivant " nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti ". La crise des politiques libérales, les résistances sociales comme l'évolution de la social-démocratie et le déclin du stalinisme libèrent un espace pour une nouvelle force politique, pour une refondation du mouvement ouvrier. Cela signifie que la politique des organisations révolutionnaires doit définir, à chaque étape, des initiatives pour avancer dans cette voie. Cela suppose, d'abord de définir le contenu d'un nouveau parti. Il doit reprendre, pour une bonne part, des éléments essentiels du programme transitoire, combinant revendications immédiates, revendications de transformation anticapitaliste de la société et perspective de pouvoir liant la nécessité d'un gouvernement des travailleurs et du socialisme démocratique. Il doit être clair qu'un parti anticapitaliste rejette le soutien ou la participation à des gouvernements de gestion de l'ordre établi. Ce parti a donc des délimitations stratégiques et programmatiques " lutte de classes " mais celles-ci ne sont pas achevées dans le sens où elles ne précisent pas a priori les modalités de conquête révolutionnaire du pouvoir, et où elles laissent une série de questions programmatiques ouvertes. En fait bien des définitions programmatiques se feront sur la base de l'expérience, mais les fondations de ce nouveau parti doivent être solides. Dans le même sens, si le choix entre réforme et révolution, ou différentes conceptions de la révolution, n'est pas un discriminant pour construire ce parti — nous pouvons travailler avec des partisans d'une transformation de la société par des réformes radicales —, la base de ce parti doit clarifier des questions clé : lutte de classes, démocratie, refus de participer à des gouvernements de gestion capitaliste, internationalisme. Comment alors avancer, sur le plan politico-organisationnel ? Comme l'indique A. Callinicos, dans la période actuelle, il est peu probable, qu'un nouveau parti naisse dans des conditions similaires à celles des années 1920, comme résultante soit d'une fusion de l'aile révolutionnaire et de courants issus de la social-démocratie et s'orientant vers des positions révolutionnaires, soit d'une fusion entre les noyaux marxistes révolutionnaires et des pans entiers des partis socialistes ou communistes. De nouvelles hypothèses doivent être retenues. L'axe d'un nouveau parti sera vraisemblablement extérieur aux vieilles organisations traditionnelles. Sa base sociale et politique s'appuiera sur les nouvelles générations, expériences de luttes et mouvements sociaux. Il reprendra le fil rouge de l'histoire révolutionnaire tout en exprimant surtout une politique révolutionnaire pour le XXIe siècle. Mais ce nouveau parti ne se décrète pas. Il doit résulter de tout un processus d'expériences politiques marqué par des événements ou la convergence de forces significatives qui créent les conditions pour une réorganisation du mouvement ouvrier et la construction d'un nouveau parti. En Écosse, c'est la combinaison spécifique de la question sociale et de la question nationale qui a permis l'émergence du SSP. Au Portugal, c'est la convergence de plusieurs courants issus du PC, de l'UDP (ex-maoïste), du PSR (section de la IVe Internationale) et de personnalités indépendantes qui a donné naissance au Bloc de gauche. Il est décisif que les révolutionnaires animent ce processus sur des bases " lutte de classes " mais ils ne peuvent constituer ce nouveau parti que sur la base d'une dynamique qui dépasse largement le cadre actuel de l'organisation révolutionnaire. Un nouveau parti ne peut être un auto-déguisement de l'organisation révolutionnaire. Il faut que la nouvelle force anticapitaliste dépasse largement l'organisation révolutionnaire. Sans cette plus-value, la force nouvelle ne peut qu'apparaître comme une projection de l'organisation révolutionnaire ou un de ses pseudopode . En France, si la LCR prend depuis plusieurs années des initiatives pour une nouvelle force politique, elle n'a pas proclamé un nouveau parti qui n'aurait été qu'une LCR élargie... mais sans son histoire et sans ses bases programmatiques.
9) Cette dialectique entre courant révolutionnaire et nouveau parti large est décisive. Car l'enjeu d'une nouvelle force politique est effectivement la construction d'une médiation stratégique entre l'actuelle organisation révolutionnaire et la construction d'un nouveau parti révolutionnaire de masse indispensable à la conquête révolutionnaire du pouvoir par les travailleurs. Médiation liée à toute une période historique où il faut réorganiser le mouvement ouvrier sur une base plus large, et refaire une série d'expériences sur une base anticapitaliste. Voilà la fonctionnalité d'une nouvelle représentation politique pour les travailleurs. Mais toute cette expérience d'un parti large doit se faire sans oublier l'objectif — la révolution socialiste — et donc la construction d'un parti à la hauteur de ses objectifs, ce qui suppose la préparation, l'éducation non seulement de militants mais de secteurs du mouvement de masse. Cela suppose de préserver, cultiver, renforcer l'animation d'un courant révolutionnaire au sein de ce parti large. Et cette poursuite de la construction d'une direction révolutionnaire au travers d'un parti large aux contours non achevés ne peut se faire que si le nouveau parti est bien plus large, bien plus étendu que l'organisation révolutionnaire. Si les conditions d'un vrai dépassement de l'organisation révolutionnaire n'existent pas, si les formes d'une nouvelle force sont moins significatives que celles de l'organisation révolutionnaire, et qu'on précipite les rythmes et les modalités de construction d'un tel parti, on perd, alors, en substance — programme, histoire, expérience révolutionnaire — sans gagner en surface politique et organisationnelle. Aussi, tant que les conditions pour un parti large n'existent pas, l'accumulation de forces pour une direction révolutionnaire au sens large se fait essentiellement par la construction de l'organisation révolutionnaire et par des initiatives favorisant les conditions pour ce nouveau parti, plutôt que par la proclamation d'une nouvelle force au rabais.