Cet article a été publié par les ONG : Grain et Focus on Global South. Grain est une ONG fondée en 1990 dont <i>" le but est de promouvoir la gestion et l'utilisation durable de la biodiversité agricole fondées sur le contrôle exercé par les populations sur les ressources génétiques et les connaissances locales "</i>. La traduction française a été publié tout d'abord sur le site web de la revue suisse <i>A l'Encontre</i> www.alencontre.org/page/Irak-USA/IrakBrevets12_04.htm
Quand L. Paul Bremer III, alors administrateur de la coalition provisoire en Irak, quitta Bagdad en juin 2004, après le prétendu " transfert de souveraineté ", il laissait derrière lui 100 décrets qu'il avait émis en tant que chef des forces d'occupation. Parmi ceux-ci, se trouve le décret 81 qui concerne les " Brevets, le design industriel, l'information non révélée, les circuits intégrés, et la loi sur les variétés de plantes " (1). Cet ordre a pour effet de remplacer la loi irakienne de 1970 sur les brevets et il a force de loi (2) jusqu'à ce que la nouvelle administration décide de le réviser ou de l'abroger. Avec cette loi, les États-Unis ont posé un jalon supplémentaire important pour la transformation radicale de l'économie irakienne et ceci avec des implications majeures pour les paysans et l'avenir de l'agriculture dans ce pays.
Qui en profite ?
En Irak presque tout le système de production de semences a fonctionné, depuis plusieurs générations, de façon informelle et non régulée. Les pratiques agricoles ont pendant longtemps eu comme base les graines de semences conservées dans les fermes où l'innovation est gratuite et où l'échange de semences se fait au sein des communautés paysannes. Avec la nouvelle loi, cela est désormais illégal. Les paysans producteurs de semences sont maintenant autorisés à planter des variétés " protégées " qui ont été importées en Irak par des firmes transnationales et dont les droits de propriété sont au mains de ces dernières — tout cela au nom de la reconstruction ! Tandis qu'historiquement la Constitution irakienne interdisait le droit de propriété privée sur les ressources biologiques, la nouvelle loi des brevets, imposée par les États-Unis, introduit un système de droits monopolistique sur les semences. On a ajouté à l'ancienne loi irakienne tout un chapitre sur la protection des variétés de plantes (PVP), qui prévoit de " protéger les nouvelles variétés de plantes ". La PVP est un droit de propriété intellectuelle ou un genre de brevet pour les variétés de plantes donnant des droits exclusifs de monopole à un sélectionneur qui prétendrait avoir développé une nouvelle variété. Ainsi la " protection " dans la PVP n'a rien à voir avec la conservation, mais est destinée à protéger les intérêts commerciaux des sélectionneurs privés (souvent de grandes firmes) qui prétendent avoir créé de nouvelles plantes.
Les conditions imposées par la Convention de l'UPOV (3) pour qu'une variété de plante soit qualifiée de PVP, sont les suivantes : elle doit être nouvelle, distincte, homogène et stable. Les graines développées par les paysans ne peuvent répondre à ces critères, et ainsi les droits accordés sous la PVP seront exclusivement réservés aux firmes. A cette condition, les sélectionneurs se voient donc octroyer des droits exclusifs de produire, reproduire, vendre, exporter, importer et stocker les variétés protégées. Ces droits ne concernent pas seulement les graines mais aussi les récoltes, y compris des plantes entières ou des parties de plante obtenues à partir de l'utilisation de variétés protégées. Ce genre de système de PVP est souvent la première étape qui mènera à coup sûr au brevetage du vivant. En effet, dans le cadre de cette loi, le brevetage de plantes et d'animaux n'est pas exclu.
La durée du monopole octroyé est de 20 ans pour les plantes agricoles et de 25 ans pour les arbres et les vignes. Durant cette période la variété protégée devient de facto la propriété personnelle du sélectionneur, et nul ne peut la planter ou l'utiliser d'une façon ou d'une autre sans compenser ce dernier. Selon les implications découlant de cette nouvelle loi (4), les paysans irakiens ne peuvent plus librement et légalement planter ou conserver des graines de semences de n'importe quelle variété de plantes enregistrées. Cela les prive donc d'un droit qui est considéré par eux et par beaucoup d'autres de par le monde comme étant un droit inaliénable ; celui de conserver et de replanter ses graines.
Contrôle des firmes transnationales
La nouvelle loi est présentée comme étant nécessaire pour assurer l'approvisionnement de l'Irak en graines de bonne qualité et pour faciliter l'accession de l'Irak à l'OMC (5). En réalité, elle facilite la pénétration de l'agriculture irakienne par des géants qui contrôlent le commerce mondial de graines, tels Monsanto (États-Unis), Syngenta (Suisse, lié à Novartis), Bayer (Allemagne) et Dow Chemicals (États-Unis). Cette loi a réussi à éliminer la concurrence venant des paysans, ce qui est une condition préalable pour aider ces transnationales à lancer leurs opérations en Irak. La prise du contrôle du premier maillon dans la chaîne alimentaire est leur prochaine étape. En dépit de la résistance farouche contre les OGM venant des paysans et des consommateurs à travers le monde, cette nouvelle loi encourage explicitement la commercialisation de graines génétiquement modifiées. Ces transnationales ignorent cette résistance et ne retiennent qu'une seule et unique considération : leurs profits.
En dépit de ce que l'industrie agro-alimentaire (les firmes spécialisées dans le " vivant ") veut bien nous faire croire, les graines génétiquement modifiées ne réduisent pas l'utilisation de pesticides mais, par contre, posent un risque à l'environnement et à la santé et augmentent la dépendance des fermiers envers les firmes de l'agrobusiness. Dans certains pays, en Inde par exemple, la dissémination " accidentelle " des OGM est faite de façon délibérée (6) puisque la ségrégation entre les cultures génétiquement modifiées et celles qui ne le sont pas n'est pas possible. Aussitôt les OGM introduits dans le cycle agro-écologique, il n'est plus possible d'enlever ou de nettoyer la pollution génétique (7).
En ce qui concerne l'argument de l'OMC, l'Irak a légalement un certain nombre d'options pour se conformer aux règles de l'organisation sur la propriété intellectuelle. Mais les États-Unis ont tout simplement décidé que l'Irak ne devrait ni les explorer ni en bénéficier.
Sous la façade de la reconstruction
L'Irak est un pays de plus, à l'échelle mondiale, à subir cette impulsion d'ensemble visant à faire adopter des lois imposant des brevets sur les semences pour protéger les droits monopolistiques des firmes transnationales aux dépens des fermiers locaux. A cours de ces dernières décennies, beaucoup d'autres pays du sud ont été forcés (8) d'adopter des lois sur les brevets portant sur les semences au travers de traités bilatéraux (9). Le Sri Lanka (10) et le Cambodge (11) en sont des exemples flagrants : sous la pression des États-Unis, ils ont adopté des lois sur la protection des plantes basées sur le modèle UPOV et celles-ci vont bien au-delà des normes requises par l'OMC concernant les droits de propriété intellectuelle. Les pays sortant des conflits ont aussi été ciblés de la même manière, comme dans le cas de l'Afghanistan (12) qui vient de signer un accord de commerce et d'investissement avec les États-Unis dans le cadre de la reconstruction et qui comprend aussi des mesures relatives aux droits sur la propriété intellectuelle.
Mais l'Irak est un cas particulier car l'adoption des lois sur le brevetage n'a pas été faite dans le cadre de négociations entre États " souverains ", ni non plus par une représentation souveraine qui reflèterait la volonté du peuple Irakien. La loi sur le brevetage, en Irak, n'est rien d'autre qu'une mesure supplémentaire afin d'effectuer la transformation radicale et complète de l'économie d'un pays occupé, selon les dogmes néolibéraux des forces d'occupation. Cette transformation ne consiste pas seulement à faire adopter des lois exigées par l'occupant mais aussi à mettre sur pied des institutions qui sont plus favorables à un système dit de libre marché.
Le décret 81 n'est qu'un décret parmi les 100 laissés derrière lui par Bremer qui jettent les bases d'un régime néolibéral en Irak, un des objectifs des États-Unis.
Parmi les plus connus et les plus discutables se trouve le décret 39 qui met en place le cadre légal pour l'économie de l'Irak en donnant aux investisseurs étrangers les mêmes droits qu'aux Irakiens pour l'exploitation du marché intérieur. Dans leur ensemble, toutes ces lois qui couvrent pratiquement tous les aspects de l'économie — y compris le commerce, la banque centrale, l'activités des syndicats, etc. — démontrent clairement le but visé.
Le décret 81 déclare de manière explicite que ses clauses sont compatibles avec : " la transition d'une économie planifiée et non transparente à une économie de marché libre qui est caractérisée par la croissance économique soutenable à travers l'établissement d'un secteur privé dynamique, et la nécessité d'instituer des réformes institutionnelles et légales à cet fin. "
La US Agency for International Development (AID, Agence pour le développement international), qui est le moteur derrière ces " réformes ", a adopté depuis octobre 2003 un programme de développement et de reconstruction de l'agriculture en Irak (ARDI). Pour le réaliser, on a accordé un contrat d'une année de 5 millions de dollars à une firme de consultants américaine, Development Alternatives Inc. (13), qui a comme partenaire l'université du Texas A&M (14). Une partie de ses travaux ont été sous-traités à une firme australienne, Sagric International (15). Sous la façade de la reconstruction de l'agriculture de l'Irak, le véritable objectif d'ARDI est de développer des ouvertures dans l'agrobusiness en faveur des firmes étrangères et d'ouvrir le marché irakien à des produits et services agricoles venant d'ailleurs.
Ainsi la " reconstruction " n'a pas d'abord pour but de reconstruire l'économie et les capacités domestiques, mais elle consiste surtout à aider les firmes acceptées par les forces d'occupation à profiter au maximum des possibilités en Irak. À travers la loi-cadre mise en place par Bremer, on s'est assuré que même si les troupes états-uniennes quittaient l'Irak, dans un avenir pas trop lointain, la domination économique états-unienne, elle, ne serait pas affectée.
Souveraineté alimentaire
La souveraineté alimentaire est le droit d'un peuple à définir sa politique d'agriculture et sa propre nourriture, à protéger et à régler le commerce et la production agricole domestique, à décider de la façon par laquelle la nourriture sera produite et de ce qui devrait être importé ou produit localement. La revendication pour la souveraineté alimentaire et l'opposition au brevetage des semences a été au centre même de la lutte des petits fermiers à travers le monde durant la dernière décennie. En changeant fondamentalement le régime du droit de la propriété intellectuelle, les États-Unis se sont assurés que le système d'agriculture de l'Irak restera sous " occupation ".
L'Irak a le potentiel de se nourrir, mais au lieu de développer cette capacité, les États-Unis ont façonné l'avenir de son agriculture et de sa politique alimentaire pour servir les intérêts des firmes américaines. Le nouveau régime de droit régissant la propriété intellectuelle ne manifeste aucun respect pour la contribution des paysans irakiens au développement d'importants produits agricoles, tel que le blé, l'orge, les dattes et les légumineuses.
Des échantillons de ces variétés développées par les fermiers avaient commencé à être préservés dans les années 1970 auprès de la banque de gènes du pays, à Abu Ghraib, qui se trouve en dehors de Bagdad. On craint que tous ceux-ci n'aient été perdus durant ces longues années de conflits. Mais le Centre International de Recherche dans les Régions Sèches (ICARDA), basé en Syrie et qui fait partie du Groupe de Consultation International sur la Recherche Agricole (17), détient toujours plusieurs variétés irakiennes.
Ces collections qui sont le témoignage du savoir-faire des paysans irakiens sont censées être gardées par le centre. Elles représentent le patrimoine agricole de l'Irak appartenant aux paysans irakiens et doivent maintenant être rapatriées. Il y a eu des situations dans le passé où le germoplasme tenu par des centres de recherches internationales était passé entre les mains des scientifiques des pays développés (18). Ce genre de bio-piraterie est encouragé par un régime de droits à la propriété intellectuelle qui ignore l'art déployé par le paysan en premier lieu et accorde des droits à un sélectionneur qui prétend avoir créé quelque chose de nouveau à partir du matériel et de la connaissance de ce paysan.
Tandis que la souveraineté politique demeure une illusion, la souveraineté alimentaire du peuple irakien a été rendue presque impossible par ces nouveaux règlements. La liberté et la souveraineté de l'Irak demeureront incertaines tant que les Irakiens ne contrôleront pas ce qu'ils sèment, cultivent, récoltent et mangent.
1. Brevets, le design industriel, l'information non révélée, les circuits intégrés, et la loi sur les variétés de plantes de 2004, CPA Ordre No.81, 26 avril 2004, http://www.iraqcoalition.org/ regulations/20040426_CPAORD_81 _Patents_Law.pdf
2. Le PVP entrera en vigueur dès que le ministre de l'agriculture irakien aura fait passer les ordres de mise en place d'après les clauses de cette loi.
3. UPOV est l'Union International pour la Protection de Nouvelles Variétés de Plantes, qui a son quartier général à Genève en Suisse. C'est une organisation intergouvernementale avec 53 membres dont la plupart proviennent des pays industrialisés. La Convention de l'UPOV est un ensemble de normes établies pour la protection des variétés de plante qui sont orientées principalement en faveur de l'agriculture industrielle et des intérêts corporatifs. Voir http://www.upov.org .
4. Chapitre trois, quart de l'Article 15 B : il sera interdit aux fermiers de réutiliser des graines de variétés protégées ou de n'importe quelle variété mentionnée.
5. Organisation Mondiale du Commerce, où le gouvernement de l'Irak a statut d'observateur.
6. http://www.grain.org/ research/contamination.cfm?agenda
7. GRAIN, " Face à la contamination : 5 raisons de rejeter la coexistence ", Seedling, avril 2004, p 1. http://www.grain.org/ seedling/?id=280
8. GRAIN, PVP dans les pays du sud : capitulation vis-à-vis de l'UPOV, http://www.grain.org/ rights/?id=64
9. GRAIN, Accords bilatéraux imposant des droits de propriété intellectuelle (TRIPS-plus) sur la biodiversité dans les pays en voie de développement, http://www.grain.org/ rights/?id=68
10. http://www.grain.org/ brl/?typeid=15
11. http://www.bilaterals.org/ article.php3?id_article=387
12. http://www.ustr.gov/ Document_Library/ Press_Releases/2004/ September/United_States_Afghanistan _Sign_Trade_Investment_ Framework_Agreement.html
14. Le département d'agriculture de l'université "est un leader mondial dans le domaine de la biotechnologie" et l'université travaille en étroite collaboration avec les services de recherches agricole de l'USDA.
17. Groupe de Consultation International sur la Recherche Agricole (CGIAR), un système avec ses 16 Centres de Recherche Agricole Internationale (IARC's) dont ICARDA fait partie, détient la plus grande collection de ressources génétiques végétales en dehors de leur habitat naturel, au monde, qui comprennent les variétés paysannes ainsi que des variétés améliorées.
18. En 2001 il a été découvert qu'un généticien américain avait obtenu des graines d'une variété originale du fameux riz de jasmin thaïlandais, Khao Dok Mali (KDM) 105, de l'Institut International de la recherche sur le riz (IRRI), un des centres du CGIAR basé aux Philippines. Il n'avait été signé aucun Accord de Transfert de Matériel (MTA) en dépit des obligations internationales de l'IRRI de le faire respecter.