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Troisième tour social

par

Kohou Mbwélili, chercheuse spécialiste du Nigeria, est militante africaine à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, section française de la IVe Internationale).

En fait, il s'agit plus exactement d'un " deuxième tour social ", puisqu'il n'y a eu qu'un seul tour de scrutin lors de l'élection présidentielle du 21 avril dernier. Déclaré vainqueur avec plus de 24,6 millions de voix (70 %), le candidat du Parti démocratique du peuple (PDP), le parti au pouvoir, Umaru Musa Yar'Adua, a largement devancé l'ancien dirigeant militaire et candidat du Parti de tout le peuple nigérian (ANPP), Muhammadu Buhari, qui n'a obtenu qu'environ 6,6 millions de voix (18 %), et Atiku Abubar, vice-président et ancien favori du président sortant Olusegun Obasanjo, qui lui a récolté autour de 2,6 millions de voix (7 %). La vingtaine des autres candidats s'est partagée les 5 % restants avec un taux de participation d'environ 58 %.

Hypocrites grandes puissances

Ces résultats ont d'abord été accueillis dans la consternation générale, même parmi les plus placides membres de la " communauté internationale ". Les États-Unis se sont déclarés " profondément troublés ", le Royaume-Uni " profondément inquiet ", et l'Union européenne parlait même carrément d'élections ni démocratiques, ni crédibles. La commission électorale officielle, au diapason du président Obasanjo, a bien concédé ici et là quelques " défaillances ", mais a campé sur ses positions en affirmant néanmoins que les élections s'étaient déroulées de manière globalement régulière et que les résultats étaient incontestables. Tous les autres groupes d'observateurs nationaux et internationaux avaient pourtant relevé un cortège d'irrégularités et de violences dont l'ampleur appelait, selon le Transition Monitoring Group, l'une des principales coalitions d'observateurs indépendant du pays, à l'organisation d'un nouveau scrutin. Rappelons également que cette élection présidentielle intervenait une semaine après les élections des gouverneurs des États fédéraux et en même temps que des législatives qui ont également été marquées par le même type de dysfonctionnement. Quant aux précédents scrutins présidentiels de 2003 et de 1999, s'ils étaient bien loin d'avoir été exempts de toute fraude et autres manipulations, ils étaient restés malgré tout dans les " limites du raisonnable " en la matière, de sorte que tout le monde avait pu se rassurer un peu en se disant qu'ils feraient mieux la prochaine fois.

Mais cette fois-ci encore, le pari de la démocratie a été perdu pour le Nigeria… et pour la fameuse " communauté internationale ". Car après avoir fait preuve d'une certaine gêne, les uns et les autres ont finalement ravalé leurs critiques pour boire joyeusement jusqu'à sa lie noire de pétrole le vin de bienvenue en l'honneur de U.M. Yar'Adua. Ce dernier était en effet l'un des grands invités africains de marque (parmi lesquels ces autres grands démocrates que sont Hosni Moubarak ou Abd El-Aziz Bouteflika) lors de la sauterie du G8 en juin en Allemagne. Ce n'était certes là que rencontres informelles de second ordre, par rapports aux vraies discussions entre les 8 " grands " (États-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Canada et Russie), ou encore aux échanges entre ces derniers et leurs dauphins, les dites " puissances émergentes " (Chine, Inde, Brésil, Mexique et Afrique du Sud). Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit bien là d'une réfutation cinglante du soi-disant souci des bailleurs de fond internationaux pour la démocratie et la bonne gouvernance. Le nouveau président nigérian, si frauduleusement élu, avait à peine officiellement pris ses fonctions dans son pays, sans même parler d'installer son gouvernement, qu'il était déjà en route pour recevoir l'onction du G8. Et voilà qui illustre également à merveille la réalité des rapports de domination et de dépendance entre la plupart des pays africains et les grandes puissances occidentales…

Échec démocratique

De l'immense espoir ressenti par les millions de Nigérians lors de la transition de 1999, qui avait marqué le retour à un régime civil démocratique après plus de vingt ans de régimes militaires autoritaires, ne reste plus semble-t-il qu'une grande amertume. Huit ans et deux mandats présidentiels plus tard, 70 % des Nigérians vivent toujours sous le seuil de pauvreté dans un pays qui est pourtant la troisième puissance économique du continent et le sixième exportateur mondial de pétrole (cinquième fournisseur des États-Unis), avec un revenu de plus de 34 milliards d'euros en 2006 ; mais qui occupe la cent cinquante huitième place mondiale de l'indicateur de développement humain (et la trentième place africaine). La corruption, bien réelle et particulièrement dévastatrice, mais souvent invoquée dans ce genre de cas comme quasi unique explication du paradoxe, n'est en fait qu'une des conséquences d'un problème structurel plus profond. Le Nigeria en ce sens n'est pas une exception, mais plutôt un exemple typique de la crise de l'État postcolonial africain et de l'incapacité de ses classes dirigeantes à adopter et à mener une stratégie durable de développement.

Ayant hérité d'un État ultra autoritaire fondé par la puissance coloniale dans le seul but de permettre et d'accroître par tous les moyens le niveau d'exploitation des ressources et de contrôle des populations, les élites nigérianes l'ont investi sans en remettre en cause les fondements. Ses différentes sections vont s'opposer pour le contrôle de l'appareil d'État, principal instrument du pouvoir politique et économique qui détermine le partage des moyens de l'accumulation primitive. Ces divisions mènent en 1967 à une guerre civile, qui va faire apparaître un nouvel acteur sur la scène politique : l'armée. Les militaires vont tenter de réconcilier les classes dirigeantes en refondant le projet nationaliste. Après avoir gagné la guerre pour le gouvernement fédéral, ils vont reconfigurer l'État en consacrant l'hégémonie du centre et son contrôle sur la ressource pétrolière qui devient le carburant essentiel et indispensable du développement.

Mais à partir des années 1980, la machine se grippe. La crise mondiale sape les bases économiques du projet nationaliste, déjà fortement entamé par la rapacité des élites. La crise va entraîner la mainmise des institutions internationales qui à la même époque entament la " révolution conservatrice " néolibérale, nouveau credo auquel se convertissent rapidement les classes dirigeantes nigérianes. Pendant encore un temps, la poigne de fer des militaires permet de maintenir l'ordre et une certaine stabilité dans un pays semblant tomber en complète déliquescence (pauvreté, violence, corruption, etc.). La crise crée également des résistances de masse, dès la fin des années 1990. Le prix payé pour l'autoritarisme comme mode de gouvernement devient finalement trop lourd pour les élites (civiles et militaires) et leurs soutiens internationaux, et la voie " démocratique " apparaît comme une issue viable possible, menant, non sans pressions, au consensus qui permet la transition de 1999.

Remises en perspective, les élections d'avril apparaissent ainsi sous un jour plus contradictoire qu'il n'y parait de prime abord, au-delà du faux consensus pro-démocratique de départ. Aucun des candidats à l'investiture présidentielle n'a remis en question les politiques néolibérales qui ont rendu ces dernières années la grande majorité des Nigérians plus pauvre alors que leur pays s'enrichissait. Bien au contraire. La campagne électorale a été dominée par un engagement concurrentiel à poursuivre les réformes économiques néolibérales de privatisation, de licenciement massif, de mercantilisation des services sociaux, etc. Les uns et les autres ne se sont en fait différenciés que sur le style et les méthodes de gouvernement qu'ils adopteraient une fois élus. Quant au nouveau président, présenté par ses critiques comme l'homme de paille d'Obasanjo, ses premières semaines à la tête de l'État semblent indiquer qu'il s'inscrit totalement dans l'héritage néolibéral et autoritaire de son prédécesseur. Selon un sondage effectué par Afrobarometer, en 2000, une année après la transition, 84 % des Nigérians étaient satisfaits de la démocratie du Nigeria. En 2005 presque 70 % avaient cessé de croire que les élections leur permettraient de se débarrasser de dirigeants contestés. Mais les Nigérians ne sont pas résignés pour autant, comme l'ont démontré les événements des dernières semaines de juin.

Grève générale victorieuse

Après avoir été flouée dans les urnes, c'est dans la rue que la population a fait entendre sa voix. Au bulletin de vote, elle a substitué une arme plus décisive : la grève générale. A sa tête, une force d'envergure : la classe ouvrière. Début juin, la puissante confédération syndicale, le Nigerian Labour Congress (NLC) lance un ultimatum de 14 jours au nouveau pouvoir. Elle proteste contre un ensemble de mesures prises par le gouvernement Obasanjo le dernier jour de son exercice, notamment une énième augmentation des prix des produits pétroliers (1), une hausse de 100 % de la TVA et la vente à des proches d'Obasanjo de deux raffineries de pétrole publiques.

La direction du NLC reconnaît sciemment laisser au nouveau régime un délai particulièrement long pour pouvoir prendre la mesure de la situation et réagir en conséquence. Mais elle est restée ferme sur ses positions, alors même que le pouvoir tente à la dernière minute de l'amadouer avec quelques miettes de concessions. La confédération, rejointe par la centrale syndicale des cadres (TUC) et par ses alliés de la société civile au sein du LASCO (Coalition de la société civile et des travailleurs), a donc maintenu son appel à une grève générale et à des manifestations de masse dans tous le pays à partir du 20 juin. Le jour dit, l'ensemble du pays était presque totalement paralysé. Le gouvernement a fait appel à sa panoplie répressive habituelle : propagande médiatique antisyndicale, attaques de manifestants par la police, arrestations de dirigeants syndicaux, etc. Mais c'est confronté à la menace que la grève se propage aux secteurs de la production pétrolière, qui à la différence de la distribution fonctionnait encore sans trop d'à-coups les deux premiers jours de la grève, qu'il a finalement reculé et rouvert la table des négociations.

Au terme d'une épreuve de force de quatre jours, les syndicats ont ainsi obtenu satisfaction pour une grande partie de leurs revendications : annulation du doublement de la TVA et de l'augmentation prévue du pétrole lampant et du diesel, augmentation de 15 % des salaires des fonctionnaires avec effet rétroactif, création de deux comités d'experts, intégrant les organisations syndicales, dont l'un sur les prix des produits pétroliers et l'autre pour rouvrir le dossier de la vente des raffineries de pétrole. Le gouvernement s'est engagé à ne plus augmenter le prix de l'essence à la pompe pendant un an, tout en maintenant de moitié l'augmentation des prix décidée fin mai. Malgré tout les syndicats estiment avoir remporté une importante victoire, dans la longue bataille qui s'annonce face au nouveau régime. Il ne fait aucun doute que le succès remporté par la grève est un signe positif, témoignant de la grande vitalité du mouvement social nigérian. Face aux futures attaques des politiques néolibérales qui vont se poursuivre, ce genre de victoire n'est pas accessoire. L'agence de presse officielle parle elle-même bien d'une " trêve " entre les deux camps. Celui des travailleurs vient de marquer un point, important, qui devrait l'aider à se préparer pour la suite.

1. Voir à ce propos l'article " Syndicats nigérians : résistances et contradictions face à l'offensive néolibérale ", Inprecor n° 513/514 de janvier-février 2006.

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