« Le Pathet Lao dirige d’ores et déjà le pays » déclarait récemment un diplomate occidental à un correspondant de la Far Eastern Economic Review. « L’initiative vient entièrement de leur fait... Le Pathet Lao prend toutes les décisions et le côté de Vientiane ne fait rien. Je n’ai pas vu une soi-disant décision « unanime » de ce nouveau cabinet qui ne tienne d’une manière ou d’une autre de ce que voulait le Pathet Lao et de ce pourquoi il agissait. La droite n’a pas de chef, personne qui suive. Cela peut changer lentement – certains signes indiquent qu’elle commence à rassembler ses forces et à chercher un dirigeant – mais cela dépeint bien la situation actuelle. » (1)
Tel semble être l’opinion de bien des « observateurs » en Indochine après la formation, le 5 avril 1974, du gouvernement bipartite Vientiane - Pathet Lao, un peu plus d’un an après la signature des accords du 21 février 1973. Et pourtant, le Laos a connu deux précédents gouvernements d’« Union Nationale » (en 1957 et en 1962), qui avaient tourné à l’avantage de la droite. Les hommes sont, pour nombre d’entre eux, les mêmes. Mais pour voir dans quelle mesure le jugement porté par ce diplomate est exact – et cette troisième expérience diffère des premières – il faut revenir sur la situation paradoxale du Laos. C’est elle, en effet, qui permet de comprendre la place très particulière de ce pays dans la révolution indochinoise.
Le paradoxe laotien
La position stratégique du Laos en a fait l’un des principaux champs de bataille de la révolution et de la contre-révolution mondiale. État-tampon entre les zones d’influence française et anglaise il est devenu la principale charnière entre la révolution indochinoise et le reste du sud-est asiatique. Concomitant au Cambodge, au sud et au nord Vietnam, à la Chine, à la Birmanie et à la Thaïlande, la « théorie des dominos » destinée dans l’esprit des dirigeants du Pentagone à porter un coup d’arrêt au processus révolutionnaire en Asie, lui assignait une place de choix. La Plaine des Jarres et le plateau des Bolovens formaient la meilleure plateforme pour surveiller et attaquer le reste de l’Indochine. La Cordillère Annamite devait « boucler » les combattants vietnamiens. Foster Dulles rêvait de transformer le Laos en un « rempart contre le communisme ». En conséquence l’« aide » U.S. fut, par tête d’habitant, plus importante dans ce pays que dans tout autre. Et l’escalade aérienne américaine, sous bien des aspects, s’expérimenta là.
Aux premières loges de l’intervention impérialiste, adossé à la révolution vietnamienne, rien dans l’histoire du Laos ne le prédisposait pourtant à jouer un tel rôle international. Au contraire, des trois pays d’Indochine, c’est peut-être celui qui apparaissait le moins « mûr » pour la révolution, dans ses deux processus combinés de libération nationale et de lutte sociale.
Sa population, estimée à trois millions d’habitants, est de loin la plus réduite (avec 7 millions au Cambodge et près de 40 millions pour le Vietnam) et sa densité est particulièrement faible. Surtout, son manque d’homogénéité est extrême. Les laotiens se divisent en trois grands groupes ethniques – eux-mêmes répartis en de multiples sous-groupes aux cultures originales et aux développements économiques et sociaux très différents. Le plus ancien groupe, de type « indonésien »(dont les Khas) est formé des Lao-Theung, vivant à flanc de montagne de culture sur brûlis (maïs, riz non irrigué), ne possédant, encore tout récemment, pas d’écriture, polythéiste. Le plus récent de type « chinois » (comprenant notamment les Meos), est celui des Lao Soung qui vivent disséminés sur les crêtes, au niveau de production intermédiaire fondé sur le maïs, l’élevage et surtout la culture du pavot. Le troisième, aujourd’hui dominant, le type Thaï-Lao, regroupe les Lao Loum qui occupent la plaine du Mékong et les principales vallées de l’intérieur. Bouddhistes, ils pratiquent la riziculture irriguée.
La population laotienne n’est pas seulement bien plus hétérogène que celle du Cambodge (les Lao Loum ne forment qu’à peine la moitié du total), chaque ethnie, hors le Mékong, est dispersée le long des crêtes, des flancs montagneux ou des vallées, morcelée en damiers sur la carte. Il était plus difficile, en conséquence, d’y voir apparaître des « zones insurrectionnelles » contrôlées depuis très longtemps par une minorité (comme les régions Shans par exemple en Birmanie), ou à partir desquelles une guérilla communiste pouvait se développer (comme en Thaïlande). Enfin, les Lao Loum n’ont pas fait preuve du même « dynamisme » expansionniste que l’ethnie devenue dominante au Vietnam, les Kinh.
Le problème est d’importance. La révolution vietnamienne a pu s’adresser à une tradition millénaire de luttes, nationales et à une conscience aiguë d’appartenance à un même peuple pour redévelopper le combat anti-colonial et anti-impérialiste. La révolution laotienne a dû créer au cours de son développement cette conscience nationale. Le Laos colonial avait certes connu d’assez nombreux soulèvements, mais ils étaient restés régionaux. Ce n’est en fait que le « Congrès national Lao » qui s’est tenu du 13 au 15 août 1950 qui fournit pour la première fois une ligne unique à la résistance. Plus loin en arrière, un royaume unique s’était formé en 1350, le Lan Xang (« royaume aux mille éléphants »). Mais il était disloqué dès 1700 et se retrouvait pour partie sous domination siamoise (ancienne Thaïlande) et pour partie sous domination vietnamienne. C’est la colonisation qui fera du Mékong une frontière, coupant en deux la population qui vivait sur ses rives : il y a plus de Laos en Thaïlande qu’au Laos...
Par ailleurs les Français ont surtout vu dans le Laos, comme dans le Cambodge, un « État-tampon » et n’ont pas cherché à en exploiter les richesses hors l’étain et le bois... (alors que le Laos est riche en minerais divers). À la fin de la seconde guerre mondiale, il n’y a que 8 kilomètres de voies ferrées au Laos ; l’économie est entre les mains des capitaux métropolitains ou des commerçants chinois. La bourgeoisie laotienne alors inexistante (à part dans les entreprises de moins de 20 ouvriers...) se développera un tant soit peu qu’avec les Américains, mais sous forme de bourgeoisie compradore ou bureaucratique, souvent liée à la bourgeoisie thaïlandaise.
Surtout, alors qu’au Vietnam un prolétariat réduit mais concentré naît très tôt et prend un rôle politique clé très rapidement, la classe ouvrière laotienne reste trop faible, et largement composée d’émigrés vietnamiens (mines et plantations). L’intégration économique et sociale des diverses régions et ethnies restera faible. Et la colonisation tendra à dissoudre l’ancienne société sans créer les nouvelles classes qui auraient accéléré le processus de révolution permanente.
Une situation stratégique qui fait du Laos un champ de bataille clé de la révolution et de la contre-révolution. Un retard historique du Laos par rapport à cette situation. Cette dichotomie entre dynamique « externe » de la révolution Lao et sa dynamique « interne » est essentielle. La révolution vietnamienne fut la colonne vertébrale de la révolution indochinoise. Les deux autres pays de l’ancienne Indochine française s’y sont intégrés. Le rythme général de l’histoire sera alors commun à tous... révolution d’août 1945, résistance anti-française, accords de Genève de 1954, seconde guerre d’Indochine. Le Cambodge, avec le « Sihanoukisme » notamment, manifestera le poids de ses déterminations spécifiques. Le Laos connaîtra lui aussi une évolution particulière souvent exceptionnelle. C’est aujourd’hui le seul pays où un cessez-le-feu est effectif et un gouvernement d’« Union nationale » est en place. Mais les facteurs régionaux et internationaux pèseront là plus lourd que partout ailleurs.
1957 - 1962 - 1974
Les accords de Genève de 1954 en sont le plus clair exemple. C’est au Laos qu’ils auront été les plus défavorables aux forces révolutionnaires. À la différence du Vietnam ils n’auront pas sanctionné l’émergence d’un nouvel État ouvrier. À la différence du Cambodge, où la résistance armée doit cependant s’effacer, (mais où le Pracheachon – PC cambodgien – était plus faible qu’ailleurs), une période de terreur blanche s’ouvrira. La révolution Lao aura payé le prix maximum de la « coexistence pacifique » dans laquelle l’URSS et la République Populaire de Chine s’étaient engagées et des choix d’alors du mouvement communiste indochinois. Les forces du Pathet Lao se regroupent dans deux provinces du nord-est, Sam Neua et Phong Saly, abandonnant l’essentiel de la zone libérée dont les lieux de plus vieille implantation. L’administration de ces deux zones sera remise au gouvernement d’« Union nationale » après sa constitution laborieuse en 1957. Et la majeure partie des troupes révolutionnaires seront démobilisées.
La répression sera terrible. Le Pathet Lao en reconnaît la gravité. « De 1954 à 1957, écrit Phoumi Vongvichit, en zone occupée, ils ont arrêté et assassiné des milliers de patriotes, presque tous des anciens résistants ». (2) Et, selon Wilfred Burchett, après qu’en 1957 Souvanna Phouma (3) eût été écarté, la tuerie se poursuivit dans les 2 provinces du nord-est : « À Phong Saly... pas un seul cadre du Pathet Lao n’en réchappa. » (4) Les dirigeants du Pathet Lao qui participaient à Vientiane au gouvernement de coalition (dont Souphanouvong) (5) furent arrêtés et ne durent leur salut qu’à la fuite ; ils avaient réussi à gagner leurs geôliers à leur cause. Les deux bataillons qui étaient restés en armes durent briser l’encerclement des troupes de Vientiane au prix de lourdes pertes pour regagner le maquis. Le premier gouvernement de coalition se sera soldé par un désastre.
Le deuxième verra le jour en 1962. Depuis, le Neo Lao Haksat (N.L.H.) – le Pathet Lao – a repris le combat et libéré les deux tiers du territoire. Il reprend son offensive, devant « tenir compte », écrit Burchett, « de la situation du camp socialiste et de la ligne générale de la coexistence pacifique ». (6) Cette fois-ci le NLH maintient ses forces en état, mais accepte encore d’envoyer certains de ses principaux dirigeants à Vientiane. Ils sont censés être protégés par les troupes neutralistes de Kong Le. (7) Ce dernier se laissera corrompre et ses bataillons seront infiltrés. Le 1er avril 1963, le ministre des Affaires Étrangères, un neutraliste qui, lui s’était avéré incorruptible, était assassiné et Nosavan, dirigeant de l’extrême-droite, engagea des combats contre les troupes neutralistes restées fidèles à l’alliance avec le Pathet Lao. Souphanouvong, Phoumi Vongvichit (dirigeants du NLH), le colonel Deuane et Khamsouk Keola (dirigeants neutralistes fidèles au NLH) rejoignirent les zones libérées. La guerre reprenait de plus belle.
Deux expériences fort amères ont donc précédé la signature des accords du 21 février 1973 et la formation du 3ème gouvernement de coalition le 5 avril 1974. Quand les dirigeants Pathet Lao parlent des accords de 1954, 1957 et 1962, c’est généralement pour les présenter comme de « glorieuses victoires ». À lire plus près le principal ouvrage de fond d’un dirigeant du Parti Révolutionnaire Lao (le PC Lao) – Phoumi Vongvichit – diffusé à l’étranger on s’aperçoit que le jugement porté est plus « nuancé ». (8)
« Les impérialistes ont combiné de façon machiavélique les procédés militaires, politiques et diplomatiques... quand ils sont aux prises avec des difficultés et des échecs, ils recourent perfidement aux procédés politiques et diplomatiques... ils sont même allés jusqu’à signer les Accords de Genève de 1962... » (9)
« Par suite, (après 1954) de la démobilisation de la grande majorité des troupes du Front Patriotique Lao (le NLH), le rapport de force entre la révolution et la contre-révolution était provisoirement en faveur de cette dernière. Aussi l’impérialisme avait-il, sur le plan stratégique, l’initiative dans ses opérations contre la révolution Lao. » (10)
Phoumi Vongvichit explique bien, dans ces pages, pourquoi les Américains ont été amenés, en dernier recours, à participer aux accords de 1962. Il explique plus mal pourquoi le Neo Lao Haksat a fait de même.
Il ne s’agit pas que d’écrits. En 1954-57 la résistance laotienne accepte un recul majeur – et le paye d’un prix extrêmement lourd. En 1962, elle suspend son offensive – et permet à l’ennemi de réorganiser ses forces – et elle expose une fois de plus certains de ses principaux dirigeants à Vientiane, protégés par des troupes peu sûres. Elle devra reprendre le combat dans une situation moins favorable et aura connu d’importants risques. Elle n’aura cependant rien abandonné de ce qu’elle avait acquis. En 1973-1974, pour la première fois, les accords favorisent un glissement positif du rapport des forces matérielles. Le contenu et le contexte des accords ont changé.
La division de la droite
Non que la politique adoptée en 1973-1974 par le NLH ne souffre pas la critique. Mais pour en comprendre la nature et la portée il faut admettre que le processus qui a amené à la formation du 3ème gouvernement de coalition est par plusieurs aspects inverse aux précédents.
• Sur le plan militaire : le NLH s’interdit évidemment, avec le cessez-le-feu du 21 février 1973, le lancement d’une offensive généralisée qui aurait pu lui permettre, selon la plupart des observateurs, d’enlever les dernières zones occupées. Mais, la signature des accords s’est accompagnée d’une part d’un désengagement militaire réel (même s’il n’est pas total) des USA : arrêt des bombardements, affaiblissement des « forces spéciales » de Vang Pao ou thaïlandaises, baisse du nombre de « conseillers », même déguisés en civil. Surtout, la « neutralisation de Vientiane » (siège du nouveau gouvernement et capitale administrative) et de Louang Prabang (siège du Conseil National Politique mixte et capitale royale) est au moins partiellement réalisée. Les soldats du NLH ont précédé cette fois les ministres. Plus de 2000 hommes dotés d’un armement moderne du Pathet Lao sont à Vientiane et un millier à Louang Prabang.
Le NLH aurait ainsi emporté la « guérilla » qui l’opposait à la droite avant la formation du gouvernement de coalition quant au nombre de soldats autorisés à pénétrer en zone fantoche. Les patrouilles de police deviennent mixtes, et s’il n’est pas sûr que la droite ait effectivement retiré de la région toutes ses forces supérieures en nombre à celles du Pathet Lao, le « commandement des forces de défense bipartite » a donné ordre, sous peine d’arrestation, à toutes les forces armées non incluses dans les accords de se retirer à plus de 15 km du centre de Vientiane. Le NLH ne lancera pas d’offensives militaires généralisées. Mais il s’est donné les moyens d’interdire tout coup de force à droite.
• Le NLH ne représente plus une petite minorité dans les organes gouvernementaux où la biparité est stricte (même nombre de ministres au cabinet, tous « secondés » par un secrétaire d’État de « l’autre bord ») et la fiction du « neutralisme » de Souvanna Phouma est abandonnée. Le Conseil National Politique (présidé par Souphanouvong) a été scrupuleusement mis sur le même pied que le gouvernement (présidé par Souvanna Phouma). Il remplace en fait l’« Assemblée Nationale » de Vientiane, dominée par l’extrême-droite, et que le cabinet a décidé de ne pas convoquer à l’unanimité (de règle pour toute décision) alors que les accords n’en parlaient pas. Sur cette question, entre la signature des accords et la formation – tardive – du gouvernement, le NLH a marqué un point. À l’origine, le Conseil Politique mixte était subordonné.
• De façon générale la signature des accords et la formation du gouvernement ont profondément divisé la droite laotienne. L’« Assemblée Nationale » dominée par les « grandes familles » – et tout particulièrement celle de Sananikone – s’est opposée au processus engagé par Souvanna Phouma. Et il aura fallu que ce dernier brise une tentative de coup d’État fomentée en août 1973 par le général Thao Ma, appuyée par les militaires thaïlandais et l’extrême-droite laotienne. Cette division se perpétue, malgré la participation des familles Champassak, Insisiengmai et Sananikone au gouvernement, et ne cesse de peser sur la situation alors que le Pathet Lao garde, on le verra, l’initiative politique.
Le processus engagé interdit toute stabilisation. Il ne peut y avoir de « concorde » entre les zones fantoches, soumises à la domination néo-colonialiste et aux grandes familles traditionnelles, et les zones libérées. Un compromis au fond était possible en opérant une partition nord-sud camouflée du Laos. La Thaïlande aurait contrôlé la rive gauche du Mékong, le Pathet Lao (qui contrôle les 4/5ème du territoire) les hauteurs, protégeant la frontière vietnamienne. L’interpénétrationqui s’opère aujourd’hui, la fraternisation qu’elle engage dans les rangs des forces armées et de la population, l’effort fourni par le Pathet Lao pour multiplier les contacts entre les deux zones, et l’incapacité de la droite à l’interdire, l’initiative politique dont il fait preuve à Vientiane et Louang Prabang, montre qu’il n’en est rien. Le NLH veut gagner la bataille politique. Il sait qu’en 1958 il avait gagné les élections – Souphanouvong à Vientiane avait recueilli plus de voix que quiconque. Cette fois-ci il s’est doté des moyens de contrôler le processus – ou d’être à même de réagir immédiatement.
Le choix de la « lutte politique » par le NLH et surtout la mise sur pied de ce gouvernement de coalition illustre le changement de contexte intervenu en Indochine comme la volonté du NLH de s’accorder au maximum aux choix faits par le PC vietnamien.
Depuis son refus de signer les accords de Genève de 1954 jusqu’à tout récemment, Washington avait soutenu l’extrême-droite du régime de Vientiane (Nosavane, Sananikone). Cette fois-ci Washington a permis à Souvanna Phouma de casser la tentative de coup d’État de Thao Ma, en août 1973. Ce retournement ne peut se comprendre qu’en fonction de ses choix régionaux. Le Laos continue à occuper une position stratégique car il borde certaines des régions insurrectionnelles clés de Thaïlande (et aujourd’hui les communistes vietnamiens et laotiens insistent beaucoup sur l’activité du PC Thaïlandais). On vient d’y découvrir, par ailleurs, des nappes pétrolifères. Si elles s’avéraient importantes, l’intérêt pour l’exploitation économique du Laos par l’impérialisme pourrait s’en trouver réveillé. Mais dans sa recherche de nouvelles « lignes de défense » dans la région, l’impérialisme américain a visiblement décidé de donner la priorité à Saïgon et à Phnom Penh.
On peut comprendre pourquoi. Le rapport de forces militaire, au Laos, était tel qu’il aurait fallu un investissement U.S. considérable – et probablement direct – pour résister à une éventuelle offensive généralisée du Pathet Lao. Et cet investissement était rendu d’autant plus difficile que la crise politique du régime fantoche était patente et que seul Souvanna Phouma apparaissait comme un homme politique d’envergure. Peu après la signature des accords du 21 février, les USA ont bombardé des positions en zones libérées dans le sud du pays. Il s’agissait probablement là d’un dernier test quant aux capacités militaires de l’armée fantoche. Il semble avoir été négatif pour Washington. Le gouvernement américain a aujourd’hui opté pour un test politique : l’évolution du Laos éclairera l’orientation de chacun dans toute l’Indochine. Ce qui ne veut pas dire que l’impérialisme américain a maintenant renoncé à toute intervention.
Ce n’est pas la victoire
« Nous allons aider ce côté-ci (Vientiane) à gagner les élections », déclare sans vergogne un membre de l’USAID à Marc Filloux (11). Souphanouvong – président du Comité central du Pathet Lao et du nouveau Conseil National – ne manque pas de souligner : « Les Américains n’ont pas renoncé à leurs visées néo-colonialistes au Laos, et les réactionnaires sont prêts à tout pour conserver leurs privilèges. » (12) Et le NLH multiplie les avertissements. La position stratégique du NLH est favorable. Mais la situation actuelle reste indécise, à la merci d’un retournement. Les accords du 21 février 1973 ont transformé le contexte de la lutte, ils n’ont pas sanctionné la victoire finale de la révolution lao sur l’ensemble du territoire.
C’est dans ce cadre que la critique de l’orientation du Pathet Lao est nécessaire, car elle fait peser une double hypothèquesur le cours de la révolution lao.
D’abord, parce qu’elle accentue la dépendance de la révolution lao à l’égard de l’évolution de la situation indochinoise et mondiale. Cette dépendance est avant tout objective, liée au voisinage géographique, à une histoire commune et au rapport paradoxal des facteurs « internes » et « externes » du développement révolutionnaire de ce pays. Cette dépendance est aussi réciproque et nourrit la solidarité qui unit les diverses composantes du Front Révolutionnaire Indochinois. Mais c’est, de même, elle, qui a commandé l’attitude du NLH en 1954, 1957, 1962 et aujourd’hui. La révolution lao accorde ses rythmes à ceux du Sud-Vietnam (et non à ceux du Cambodge), là où ils sont les plus lents. Elle accepte par là un risque très probablement moins justifié par le danger de réescalade américaine que la politique de l’URSS et de la Chine. Les Khmers rouges n’ont pas voulu, eux, lier de cette façon-là le cours de leur révolution.
Ensuite parce que ce choix politique n’est pas indifférent quant à la nature du futur État ouvrier laotien. Il est probable qu’au bout du processus en cours un tel État voie le jour. Mais si le NLH a d’ores et déjà libéré les 4/5ème du territoire, la moitié (les 2/3 selon Vientiane) de la population reste en zone contrôlée antérieurement par les troupes fantoches. Et notamment celle des grandes agglomérations. L’expérience de la lutte révolutionnaire de cette partie importante de la population risque d’être très limitée : les réfugiés en retournant dans les zones libérées se couleront dans le moule de l’administration du NLH existante tandis qu’une « révolution par le haut » se déroulera dans les agglomérations. À moins qu’une réaction plus violente de l’impérialisme et de la droite n’implique la multiplication de processus insurrectionnels. Là encore, à la différence du Cambodge où les luttes à Phnom Penh même sont fort nombreuses. Dans ces conditions, l’émergence d’expériences de démocratie prolétarienne, notamment dans les « villes », sera plus difficile, ce qui nécessitera des déformations bureaucratiques du futur État ouvrier. Là encore, les choix du communisme indochinois ne sont pas seuls en cause. L’arriération économique extrême du pays, l’extrême gravité de la destruction de guerre (« Du Nord au Sud il n’y a plus un village debout » en zone libérée, déclarait Soth Pethrasy à Marc Filloux) (13), tout comme une situation mondiale dont il n’est pas le maître seront responsables avant tout de ces déformations bureaucratiques. Mais l’orientation du NLH s’adapte partiellement à ces difficultés au lieu de les combattre systématiquement. Il ne s’agit pas là d’un problème particulier (la formule gouvernementale) mais bien d’une des conséquences, d’un des aspects les plus graves de l’orientation du mouvement communiste indochinois quant à la nature du stalinisme, la place des soviets dans la révolution socialiste et l’État ouvrier, le régime intérieur du parti, etc. Faiblesses d’orientation aujourd’hui confortées par les déformations bureaucratiques de la République Démocratique du Nord-Vietnam.
La question clé est celle de l’attitude du NLH à l’égard des forces armées et du pouvoir. En 1954-1957 l’« Union nationale » s’était payée du prix de l’abandon des zones libérées et de la démobilisation de l’armée de libération. En 1962 elle avait permis aux forces pro-impérialistes de trouver un nouveau souffle. En 1973-74 il semble bien que le NLH ne se contente pas de maintenir ses forces en état mais cherche à décomposer l’armée bourgeoise et à saper les fondements du pouvoir fantoche dans ses derniers bastions. Mais même dans l’hypothèse où telle est la perspective du NLH – et compte tenu de l’expérience passée du Laos – l’accentuation de la dépendance de la révolution lao à l’égard du contexte régional et mondial, comme les implications de la politique d’« Union nationale » sur l’émergence de formes soviétistes de pouvoir, illustrent pourquoi le mouvement trotskyste est contre, par principe, toute coalition gouvernementale avec des formations bourgeoises, même quand elles n’interdisent pas nécessairement la victoire de la révolution.
Enfin, à l’échelle internationale, cette orientation du NLH rend plus difficile l’éducation de la nouvelle génération révolutionnaire, facilite la tâche des directions nationalistes petites-bourgeoises ou staliniennes dans d’autres pays, déconcerte le mouvement de solidarité. Là encore, il ne s’agit pas d’un cas isolé mais d’un aspect particulier de la dichotomie qui existe entre les leçons objectives de la révolution indochinoise et la capacité de ses directions à les tirer pleinement au bénéfice du mouvement ouvrier mondial.
L’évolution de la situation au Laos depuis la formation du gouvernement de coalition confirme doublement la position de force du NLH et le chemin qui lui reste à parcourir.
L’accueil de la population aura été d’emblée favorable. C’est un véritable triomphe qu’elle a fait à Souphanouvong lors de son arrivée à Vientiane, des dizaines de milliers de manifestants s’étant massés sur le chemin qui va de l’aéroport à la ville. Dès avant la formation du nouveau gouvernement le mouvement en province avait pour la première fois manifesté massivement contre le régime fantoche. Les déclarations des organisations étudiantes à Vientiane, depuis, confirment la tendance qu’a ce milieu à basculer aujourd’hui aux côtés du Pathet Lao. Les soldats du N.L.H. multiplient d’ailleurs les contacts : mise sur pied d’un hôpital gratuit à Louang Prabang, participation à des travaux de construction et d’agriculture... Le Conseil politique mixte vient d’ailleurs d’adopter un programme qui réclame la fusion des arméespour en faire une armée intégrée à la production et qui s’auto-suffise. Plus de 50 000 réfugiés (10% du total estimé) ont d’ores et déjà rejoint les zones libérées.
À l’échelon gouvernemental les succès du Pathet Lao ne se sont pas limités à la mise à l’écart de l’« Assemblée Nationale » fantoche (ce qui avait provoqué la réprobation du roi Savang Vathana). Le programme d’action en 10 points adopté rapidement par le gouvernement était présenté par Phoumi Vongvichit et d’inspiration Pathet Lao très nette. Celui en 18 points qui vient d’être adopté par le Conseil Politique mixte reprend, parfois presque textuellement, les thèmes d’un discours prononcé peu avant par Souphanouvong. Une majorité de gauche semble se dégager dans ce Conseil. De façon générale, les journalistes voient en Souphanouvong celui qui est en train de devenir le plus important dirigeant du régime, en Vongvichit le deuxième personnage du gouvernement susceptible demain de remplacer Souvanna Phouma et se demandent si le Conseil politique mixte n’est pas en train de supplanter le gouvernement.
Sur trois questions, cependant, la confrontation semble engagée.
• Quant à la nature de l’aide internationale : Les USA ne font pas mystère de leur volonté d’utiliser au mieux leur puissance économique – et le besoin extrême d’aide du Laos – pour conforter le « côté de Vientiane ». Le NLH, lui, ne manque pas de préciser les conditions impératives auxquelles l’aide internationale peut être acceptée. « Il ne faut pas », déclare Phoumi Vongvichit à François Nivolon, « que ceux qui nous aident nous posent des conditions politiques, nous imposent des projets... nous forcent à tout acheter dans les pays donateurs ou exigent le contrôle de l’utilisation des fonds ». Le conflit entre les « deux parties » risque de se développer sur le problème du contrôle concret des fonds reçus.
• Sur la reconnaissance du GRP : Le GRP Sud-Vietnamien a réclamé sa reconnaissance par le nouveau gouvernement. Souvanna Phouma a aussitôt déclaré que le « moment n’était pas venu ». Phoumi Vongvichit lui, a répliqué que le gouvernement n’en avait pas encore discuté mais que lui y était favorable. Il y a peu de chance que ce soit sur cette question, cependant, que se développe le conflit.
• Sur les troupes étrangères stationnées au Laos : C’est sur ce problème, décisif, que la première confrontation publique vient de se produire. Le 4 juin, le Pathet Lao publiait un communiqué indiquant que des questions importantes restaient en suspens et que notamment, le retrait des forces thaïlandaises et américaines ne s’opérait pas dans les temps voulus. Au contraire, « les forces spéciales des États-Unis au Laos n’ont pas été dissoutes, mais renforcées », aidées en cela par le retour en civil de soldats qui avaient quitté le pays tandis que les USA continuent d’utiliser les bases militaires en Thaïlande contre le Laos. Hanoï a officiellement violemment protesté et réclamé le démantèlement de ces bases. Le ministre de la défense (fantoche) a contre-attaqué en dénonçant la présence des troupes nord-vietnamiennes (dont les accords ne parlent pas) sur la piste Ho Chi Minh et même sur le Mékong.
Ce qui a surpris les journalistes, c’est que le Pathet Lao assume pleinement la présence des forces nord-vietnamiennes. Phoumi Vongvichit déclare, par exemple, au Figaro : « Nous n’avons pas à nous méfier des Nord-Vietnamiens. Ils luttent eux-mêmes contre les Américains. Eux et nous nous luttons ensemble en accord avec la conclusion de la réunion au sommet des mouvements révolutionnaires indochinois d’avril 1970. Si les Thaïs et les Américains sont vraiment retirés, alors, je pourrai garantir qu’il ne restera pas un seul soldat étranger au Laos. » (13)
La situation au Laos, comme dans le reste de l’Indochine, est instable. Derrière la « concorde » apparente la lutte se poursuit qui doit aboutir à la naissance d’une fédération socialiste des États indochinois ou à un très sérieux recul de la révolution asiatique. C’est au soutien à cette lutte que doit servir, en priorité, l’analyse de l’évolution de la situation.
- Far Eastern Economic Review du 3 juin 1974 p. 28.
- Phoumi Vongvichit, « Le Laos et la lutte victorieuse du peuple lao contre le néo-colonialisme américain », éditions du NLH - Hanoï, 1968. Édition française p. 121.
- Souvanna Phouma : membre d’une famille princière, a participé à un gouvernement de résistance au lendemain de la guerre puis a rallié Vientiane. Censé représenter les « neutralistes », il deviendra le principal dirigeant politique du régime fantoche.
- Wilfred Burchett, « La seconde guerre d’Indochine », Seuil, édition française p. 144.
- Souphanouvong : demi-frère de Souvanna Phouma. Prend le maquis après la désagrégation du gouvernement de résistance d’après-guerre. Participera aux gouvernements d’Union Nationale de 1957 et de 1962. Vient de revenir à Vientiane après 11 ans passé dans les maquis. Dirigeant politique le plus connu du Neo Lao Haksat.
- Burchett, idem p. 158.
- Kong Le avait, le 10 août 1960, chassé par un coup d’État l’extrême-droite de Vientiane et engagé le processus qui devait aboutir à la formation du deuxième [GUN].
- Op. Cit. Phoumi Vongchivit est Secrétaire général du Neo Lao Haksat et aujourd'hui vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères du nouveau gouvernement.
- idem p. 87 (voir aussi pp. 70 et 148).
- idem p. 128.
- Le Monde Diplomatique - Avril 1974.
- idem.
- idem.