Le 10 juin, sur les écrans de la RTF (Télévision portugaise), apparaissait l’annonce suivante : « L’émission est suspendue par ordre supérieur. » 47 jours après le coup d’Etat, la Junte indiquait sans détour qu’elle avait bien l’intention de « tenir les affaires en mains ». Le 14 juin elle prenait directement le contrôle de la télévision. Cette mesure fut complétée, le 21 juin par un décret-loi instaurant une nouvelle censure.
Conjointement, le Chef du Gouvernement menaçait les travailleurs des postes (CTT) d’une intervention de la troupe pour mettre fin à leur grève, cette troupe qui intervint contre les travailleurs du trust horloger américain TIMEX et contre ceux de la « Compagnie des Eaux de Lisbonne ». Pour étayer de telles mesures, le gouvernement prépare une législation anti-grève et renforce la répression contre l’extrême-gauche.
Toutes ces décisions prises directement par la Junte ou par « gouvernement provisoire » interposé, sont soutenues ouvertement ou tacitement par le Parti Communiste et par le Parti Socialiste. Un soutien d’autant plus nécessaire à la bourgeoisie, que les échecs rencontrés dans la mise en place rapide d’un cessez-le-feu dans les colonies nécessitent la latitude la plus grande sur le front intérieur. Cet appui offre de plus la possibilité de conserver, momentanément, une base sociale assez large pour affronter les difficiles négociations sur le « statut de l’ultramar ».
Un seul avantage : les bas salaires...
Après la première vague de grèves qui succéda aux manifestations gigantesques du 1er mai, les décisions gouvernementales concernant le salaire minimum fixé à 3.300 escudos (soit environ 660 FF) soulignèrent la contradiction existant entre les intérêts du capital et les revendications les plus immédiates des masses laborieuses. En effet, substantiellement, dans la perspective d’intégration au Marché Commun et d’appel aux capitaux impérialistes, le capital portugais ne dispose que d’un seul avantage : les salaires les plus bas d’Europe. Il est dès lors certain qu’il ne va pas accepter facilement de se faire enlever la seule carte de valeur dont il dispose dans son jeu.
L’inflation s’accélère et devient galopante ; elle était de 23% pour l’année 73, de mars 73 elle monte à 30% et l’INE (Institut National des Statistiques) annonce un taux d’inflation qui pourrait atteindre 70% en 1974. Le déficit de la balance des paiements semble s’accroître rapidement. Il combine la hausse des prix des matières premières et du pétrole, avec la baisse des remises de devises de l’immigration (en 72 les versements des travailleurs immigrés s’élevaient à 22.388 millions d’escudos) et le ralentissement du tourisme (en 71, le flux des devises provenant du tourisme se montait à 5.313 millions d’escudos). En effet, les rumeurs concernant une dévaluation prochaine de l’escudos, et, semble-t-il, les manœuvres d’intoxication faites par certaines banques commerciales portugaises freinent considérablement les rentrées de devises effectuées par les 2 millions d’immigrés. L’industrie du tourisme traverse une dépression conjoncturelle, d’autant plus que les prix ont fortement augmentés au Portugal. Selon le Financial Times, la crise est manifeste dans la province touristique du Sud (Algarve) et aussi à Lisbonne ; un hôtel de 650 places, habituellement plein à cette saison, est occupé à moins d’un tiers (18.6.74). A ces éléments, il faut ajouter la crise structurelle que connaît l’industrie portugaise. Elle se révèle avec d’autant plus de force qu’une récession plus ou moins accentuée touche la majeure partie des économies capitalistes européennes et exacerbe donc la concurrence sur les marchés capitalistes. La concentration du capital est très prononcée au Portugal. Ainsi, « 168 sociétés, 0,4% des 40.051 qui en 1951 exerçaient une activité sur le continent, détiennent 53% du capital total de l’ensemble des sociétés. » (M. B. Martins Sociedades e Grupos em Portugal, p. 16) Cependant, la structure de production est beaucoup plus retardée. Seuls, 0,5% des entreprises de l’industrie de transformation occupent plus de 500 personnes; 2,5% emploient entre 11 et 500 personnes, et 78% sont soit des entreprises artisanales, soit des unités de production très réduites, employant moins de 11 personnes. Le processus de reconversion du capital portugais ne s’annonce pas aisé. Les mesures prises pour soutenir les petites et moyennes entreprises apparaissent bien plus comme un moyen d’assurer l’intégration d’une partie d’entre elles aux monopoles que comme un instrument de sauvegarde des PME et de l’emploi. Le chômage, réapparu avec force, ira croissant. Dans l’industrie de la construction du Sud, ce sont plus de 4.000 travailleurs qui ont perdu leur emploi ces derniers temps (Financial Times 28.6.74). Et, à cette remontée du chômage sur le marché intérieur du travail, va s’ajouter le retour des travailleurs émigrés qui perdent leur travail vu la baisse de l’emploi généralisée dans le Marché Commun.
Dans ces conditions, le patronat et la Junte ne sont pas prêts à faire de grandes concessions, d’autant plus que le PCP leur assure son appui. Une poussée salariale trop forte, une diminution significative du temps de travail et une élévation drastique des coûts sociaux risquent en outre de mettre en question les investissements étrangers, moins intéressés au marché intérieur, relativement restreint, qu’aux avantages salariaux. Dans la mesure où ces derniers n’existeraient plus, diverses entreprises pourraient faire le choix de ne plus investir au Portugal, surtout celles produisant les éléments d’un produit plus complexe fabriqué ailleurs.
L’ouverture de certains marchés de l’Europe de l’Est — pour l’instant 65% des exportations vont vers les pays de l’Europe capitaliste, avec un poids déterminant pour la CEE — ne peut offrir des solutions de remplacement. Les prêts promis par divers pays du Marché Commun peuvent rendre moins critique la situation dans l’immédiat, mais certainement pas résoudre les difficultés essentielles face auxquelles est confronté le capitalisme portugais. Dernier touché par la vague d’expansion capitaliste en Europe après la seconde guerre mondiale, il cherche à s’engager sur la voie de la restructuration au moment où l’économie capitaliste européenne entre dans une phase de crise aiguë. Voilà l’obstacle majeur. Dès lors, les choix du capital sont prévisibles et s’annoncent déjà. L’attaque contre le pouvoir d’achat, contre l’emploi, et la restriction des possibilités d’organisation indépendante syndicale et du droit de grève vont devenir l’épine dorsale de la politique de la Junte et de son paravent : le « gouvernement provisoire ».
Les limites d’un mouvement...
Nous avons déjà souligné (voir INPRECOR N°2) l’ampleur du mouvement de grève qui se développa suite aux mobilisations du 1er Mai. Si dans ces grèves émergea une avant-garde ouvrière et si elles suscitèrent un développement rapide de la conscience de certaines couches de travailleurs, il ne s’agit pas de fermer les yeux sur les faiblesses de ce mouvement. Tout d’abord, le mouvement ouvrier portugais n’a jamais eu, depuis la première guerre mondiale, l’expérience d’une mobilisation nationale qui permette l’expression réelle de sa force et conduise au seuil d’une confrontation politique centrale avec la bourgeoisie. Ensuite, la fragmentation du mouvement ouvrier fut renforcée et organisée par le régime corporatiste. Le nombre de syndicats professionnels était très élevé. Les syndicats étaient structurés à l’échelle du district. Ainsi dans le seul chantier naval de Lisnave, à Lisbonne, il y a encore, après le « coup d’Etat », 9 syndicats professionnels. En 1969, 80% des syndicats comptaient moins de 1.616 travailleurs en moyenne. Seuls huit d’entre eux englobaient un peu plus de 20.000 travailleurs. Une étude sur la structure syndicale durant l’« ancien régime » conclut : « La description de la structure syndicale portugaise nous permet de conclure à l’existence d’une sensible atomisation. » (Analisé Social 1972, N°33, p. 180). Certes, les chiffres donnés doivent être pris avec précaution car ils englobent les inscrits et ceux qui étaient obligés de payer une cotisation. En outre, la résistance aux syndicats corporatistes limite son empreinte sur les travailleurs. Mais il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui cette fragmentation marque encore la classe ouvrière. Cette inexistence d’un mouvement d’ensemble explique, en dernière instance, l’absence d’une tendance à la centralisation des luttes durant la période de montée des grèves, après le début Mai. Sur cette base, on peut aussi comprendre l’acharnement de la Junte à mettre fin à la 1ère grève nationale depuis des décades : la grève des postes (CTT).
Le PC est la seule organisation qui, grâce à son implantation et à son audience aurait été capable de généraliser et de centraliser les luttes. Il fit exactement le contraire. Non seulement sur le plan syndical, il s’adapta aux anciennes structures corporatistes, mais il isola délibérément les grèves qui, après le reflux de la fin Mai, représentaient du point de vue des objectifs comme des méthodes de lutte (Messa, fabrique de machines à écrire; Timex, Citroen) ou de l’enjeu politique (transports publics — CARRIS — à Lisbonne, et CTT) les points les plus élevés atteints par la mobilisation ouvrière.
Il faut donc partir de l’inexpérience et du manque de politisation de la classe ouvrière, de ses illusions démocratiques, de la véritable trahison du PCP, du développement inégal des mobilisations à l’échelle nationale et de la faiblesse quantitative et politique de l’extrême-gauche, pour comprendre que, malgré une combativité très grande dans diverses usines et dans un secteur comme les Postes et l’émergence d’une avant-garde ouvrière, les multiples mesures prises par la Junte et la politique du PCP ne suscitent pas de riposte décidée, pour l’instant du moins. De plus, de nombreux travailleurs ont obtenu ce qu’ils considèrent comme des victoires, lors de la première vague de grèves; ceci joue aussi dans le recul d’ensemble de la mobilisation depuis fin mai.
La façon dont la Junte intervint pour briser la grève des CTT et de Timex, ainsi que la politique du PCP à ces occasions, laissent voir quelles seront les lignes de force de la période à venir.
Deux grèves clés brisées
Dans le secteur des postes, du moins dans la capitale, une certaine combativité s’était manifestée depuis la fin 73. Les salaires étaient très bas : sur 35.000 travailleurs, 21.000 gagnaient entre 2.000 et 7.000 escudos, (soit, entre 400FF et 1.400 FF). Dès le début Mai, à l’échelle nationale, les travailleurs ont œuvré à la création d’un syndicat. Ainsi, le 5 mai, ce sont plus de 1.000 postiers qui se réunissaient à Lisbonne pour décider, d’une part, la mise en place d’une « commission pro-syndicale » et, d’autre part, pour commencer à élaborer un cahier revendicatif. La « commission pro-syndicale » va d’ailleurs être élargie à partir de délégués élus lors d’assemblées générales dans les principaux centres postaux du pays. Le gouvernement n’acceptant pas la charte revendicative présentée par cette commission (6.000 escudos, 35 heures tout de suite, un mois de vacances payé intégralement, heures supplémentaires payées à 200%, révision des catégories), la grève sera déclenchée le 17 juin, à minuit. Par rapport à tous les autres mouvements, cette grève apparaît d’emblée comme ne pouvant que se confronter directement avec le gouvernement. Déjà, lors des grèves du métro et des transports publics (CARRIS) qui touchèrent toute la ville de Lisbonne, le gouvernement avait montré sa détermination de ne pas céder aux revendications salariales. Il ne faisait donc pas de doute que la grève des CTT apparaîtrait comme une épreuve de force avec le gouvernement, qui se devait de montrer l’exemple, comme le lui demande le patronat. Ensuite, cette lutte joint aux revendications sus-mentionnées celles du droit à un « syndicat fort et démocratique ». Toute l’organisation de la grève, comme sa préparation, indiquent que les travailleurs des postes n’accepteront pas facilement l’opération bureaucratique, dirigée par le PCP, de création d’un syndicat par le haut, en utilisant l’Intersyndicale. En effet, au Comité de Grève national, issu de la « commission pro-syndicale » s’ajoutent des commissions diverses (information et propagande, organisation de la grève et piquets de grève, assistance médicale et sociale, brigades mobiles pour contact entre les divers centres, etc.). Un travail d’explication près de la population est effectué, à Lisbonne essentiellement. La riposte de la Junte était imaginable, celle du PCP... dépassa ce qui pouvait être imaginé.
Le gouvernement commença rapidement sa campagne de dénonciation des grévistes qui « perturbaient la vie normale de tous les portugais. » Dans une note officielle, qui fut connue des grévistes dans la nuit du 19 au 20 juin, il déclarait : « Le gouvernement a décidé de demander l’intervention des forces armées qui, en complet accord avec lui-même, préparent pour le 20 au matin une intervention destinée à assurer le fonctionnement des services. » (Expresse 22.6.74)
Si le gouvernement prépara l’intervention de la troupe, il laissa au PCP le soin de dénigrer les grévistes auprès de la population et même d’organiser certaines manifestations contre la grève. Le 19 juin, la direction régionale de Lisbonne du PCP fait la déclaration suivante : « Son objectif (de la grève) est le suivant : opposer les travailleurs au gouvernement provisoire et entretenir un climat de mécontentement et de révolte qui profite au fascisme et à la réaction. » (Avante ! 20.6.74) Et de renchérir sur le fait que le comité pro-syndical — élu démocratiquement — n’acceptait pas l’intervention de l’Intersyndicale, ce qui prouvait bien le but des grévistes. A Porto, une manifestation fut organisée contre les grévistes, qui occupaient les locaux, et ceci grâce au PCP qui excitait la population contre les postiers. Un des résultats de cette politique du Parti communiste, consiste précisément à favoriser les premières manifestations de la droite contre les grèves, comme cela se vérifia à Viseu. Vu l’isolement des grévistes que tentent d’organiser les « communistes » et les « socialistes », et le climat qu’ils créent, il est logique que les éléments de droite se sentent rassurés et commencent leur campagne anti-ouvrière, en utilisant le thème de la « crise économique ».
A l’annonce de l’intervention possible de l’armée, malgré des gains tout à fait limités (entre 80 et 100 escudos) les 260 délégués de Lisbonne et de la province, décidèrent — après une discussion tendue — de mettre fin au mouvement. Ils prirent la décision de le continuer sous d’autres formes (grève du zèle). L’isolement relatif — en dehors de l’intervention du MES (mouvement de la gauche socialiste) et de la LCI (organisation de la IVème Internationale) qui initièrent la solidarité et furent suivies par les autres groupes de l’extrême-gauche — des grévistes ne pouvait que faciliter la victoire du gouvernement bien que la combativité ouvrière soit élevée et se maintienne, ce que prouve la continuation de la grève. D’ailleurs, le PCP continue aussi sa campagne de diffamation en déclarant : « Ce sont des contre-révolutionnaires qui, sous le masque de défenseurs des intérêts des travailleurs, empêchent une solution de la crise de la CTT. » (Humanité, 29.6.74)
La première grève nationale se termine donc par une défaite relative du mouvement ouvrier et renforce la position du patronat et de la Junte en vue des prochaines batailles. Le gouvernement comprit fort bien la situation. Un jour après la fin de la grève des postes, les forces armées entrent dans l’usine Timex, occupée depuis le 4 juin. Elles obligent les travailleurs à accepter la présence de l’administration dans l’assemblée générale des grévistes, d’adopter le vote à bulletin secret, etc. Ici, à nouveau, l’isolement de la grève, dû à la politique du PSP, du PCP et de l’Intersyndicale, et aux faiblesses du Comité de Soutien, fait que se termine mal cette lutte qui apparaissait comme un exemple pouvant être assimilé par la nouvelle avant-garde ouvrière, afin de préparer les prochaines confrontations. Certes, la combativité n’est pas brisée. Le 24 juin, les travailleurs appliquent dans les faits les 40 heures, en quittant le travail plus tôt. Cependant, une grève qui se conclut de cette façon laisse un bilan négatif. Non seulement la preuve n’est pas faite que la riposte à la politique de la Junte — qui se généralisera face à des luttes partielles d’une certaine importance — est possible, mais les réactions les plus contradictoires peuvent surgir au sein d’une classe ouvrière jeune et combative n’ayant aucune tradition syndicale et politique.
Les réactionnaires s’intéressent aux grèves...
Le rôle criminel du PCP dans cette situation ne peut assez être mis en lumière, spécialement si on l’appréhende dans la perspective antérieure au 25 avril. Avant cette date, le PCP — qui disposait d’une assez grande audience dans les entreprises et travaillait dans les structures du syndicat corporatiste — lança le mot d’ordre de salaire minimum de 6.000 escudos qu’aujourd’hui il récuse si violemment. Cette revendication fut largement reprise dans les luttes de fin 73 début 74, dans le secteur de la construction électrique, du textile, du verre, etc. En relation avec les mobilisations passées, immédiatement après le 25 avril, la participation aux assemblées syndicales appelées par le PC, est importante. Cette mobilisation des masses au niveau syndical, en vue de la création d’un syndicat de combat, fait qu’au sein de l’Intersyndicale nombreuses sont les réticences à la participation d’un militant syndicaliste au gouvernement. Cependant, le Mouvement des Forces Armées (MFA) n’aurait pas accepté la participation gouvernementale du PCP, sans que le volet syndical soit aussi impliqué dans la collaboration au plus haut niveau. Le MFA voulait toutes les assurances. La direction du PC réussit une sorte de « coup d’Etat » au sein de l’Intersyndicale et Aveline Pacheco Gonçalves, dirigeant syndical des banques de Porto, accéda au poste de Ministre du Travail. Une des fonctions du PCP devint évidente : contrôler le mouvement ouvrier, limiter au maximum les mobilisations, les grèves et couvrir la mise en place de toutes les législations qui restreindront le droit de grève, l’autonomie et l’indépendance syndicales. Cette « responsabilité » conduit le PCP à prendre des positions qui le situent à l’avant-garde de la lutte contre les mobilisations des travailleurs pour leurs revendications même les plus immédiates. Il est significatif de voir le correspondant d’un journal du patronat britannique écrire : « Le Ministre du Travail, Avelino Gonçalves travaille cependant durement afin de régler les conflits qui affectent gravement toute la production, et il est extrêmement important de noter que les communistes presque seuls conseillent la prudence quant à l’usage de l’arme de la grève en ce moment. » (Financial Times, 18.6.74) Cette remarque apparaît d’autant plus pertinente lorsqu’un membre du Comité Central, José Victoriano, déclare : « Aujourd’hui ce sont les fascistes et les réactionnaires de tout poil qui s’intéressent le plus aux grèves. Hier, ils les réprimaient à fer et à sang. Aujourd’hui, ils en sont les principaux promoteurs. » (Humanité, 21.6.74) Cette politique se double de la tentative de construire, par en haut, sur la base des vieilles structures syndicales corporatistes, un appareil syndical centralisé. Ce dernier devrait devenir l’interlocuteur privilégié du gouvernement et lentement s’insérer dans les entreprises où il n’a pas de base, en utilisant précisément son poids central. Là où le PC ne peut pas transformer les « Commissions Ouvrières » — organes qui ont rempli la fonction de direction de la lutte dans la plupart des entreprises, en Mai-Juin — en « Commissions Syndicales », il essaie tout simplement de créer des commissions syndicales parallèles aux commissions ouvrières. Avec le temps et son hégémonie sur le plan central, il espère pouvoir imposer ses structures. La réussite de cette opération dépend de nombreux facteurs, parmi lesquels le niveau des mobilisations futures face à la crise de l’emploi et à l’inflation, et la capacité de l’extrême-gauche de développer une réponse alternative (comme on le vit tendanciellement dans les postes) ne seront pas les éléments les moins importants.
Néanmoins, un effet de la politique du PCP pourrait bien être l’apparition de courants anti-politiques qui plongeraient leurs racines dans le manque de tradition et la faiblesse politique de certaines couches ouvrières combatives, mais désorientées par les initiatives de l’Intersyndicale et du PCP. Ceci pourrait créer l’espace favorable à l’émergence de syndicats « autonomes et non politiques » qui feraient le jeu du gouvernement et diviseraient le mouvement ouvrier. Les réactions de certaines couches de jeunes travailleurs des postes suite à l’interruption de la grève peuvent laisser entrevoir les signes d’une telle tendance. Il est donc d’autant plus important que l’avant-garde révolutionnaire, ne se mystifiant pas sur la nature de la période et le niveau de conscience des masses ouvrières, développe un travail systématique pour la formation de syndicats de combat, démocratiques et sur une base qui rompe avec la structure professionnelle des organisations corporatistes. Si cette tâche n’est pas remplie les risques d’un affaiblissement significatif de la classe ouvrière sont considérables, et le rôle du PC et du PS au niveau général ne sera pas sérieusement contesté. De plus c’est en sachant répondre, entre autres à ces questions, que l’avant-garde révolutionnaire approfondira son influence dans les couches de travailleurs qui se démarquent du Parti Communiste.
Spinola prépare l’avenir
Depuis le début juin, Spinola met l’accent sur la reconstitution d’un appareil permettant le contrôle de la situation et sur l’affirmation de son rôle bonapartiste. Dans une des analyses les plus pénétrantes faites sur la situation après le 25 avril, la revue patronale Tempo Economico écrit : « Il est visible que le programme du MFA ne contient rien de radical, on ne peut pas même trouver dans les énoncés synthétiques de ces points, ni une attaque spécifique contre la division de la société portugaise en classes, ni contre l’existence traditionnelle de la classe dominante ou même contre la composition du bloc au pouvoir... » Et il continue : « Le fait que les militaires ont pu jouer un rôle décisif dans la destruction du régime politique est une nouvelle garantie pour le maintien des intérêts des défenseurs du pouvoir économique. L’autorité qui toujours s’associe à un gouvernement militaire sera très utile pour stabiliser une situation sociale et politique qui, inévitablement, se perturbera suite au coup militaire. » (27.5.74)
Ainsi, le chroniqueur de ce qui représente le Business Week ou l’Entreprise portugais, comprend fort bien la fonction de l’armée et le rôle de la Junte, ce qui éclaire encore plus crûment la politique du mouvement ouvrier face aux forces armées. Spinola, durant cette dernière période, multiplie d’ailleurs les initiatives vers le MFA. Sa visite et le discours qu’il prononça, le 12 juin, devant le régiment d’infanterie de Calda da Rainha — régiment qui se lança dans l’attaque « prématurée » du 16 mars — indique sa volonté de limiter au maximum les contradictions entre le MFA et la Junte et d’y gagner une influence décisive. C’est d’ailleurs, la politique qu’il suivit, lui et son clan, depuis novembre 73, date à laquelle il semble qu’ils commencèrent à placer des pions, en petit nombre, au sein du mouvement des capitaines. Toutes les mesures de « rajeunissement des cadres » permettent à la fois l’intégration dans l’appareil d’Etat de secteurs du MFA et la recomposition de cet appareil. Dès lors, s’il est vrai que le MFA n’est pas homogène, toute la politique actuelle de Spinola concourt à renforcer en son sein le poids du secteur qui est substantiellement en accord avec les options de la Junte. Ce sont ces forces qui peuvent stabiliser la situation dans l’armée et donner un instrument décisif à la bourgeoisie. Il est instructif que, pour la première fois, le 12 juin, à l’occasion d’une manifestation unitaire de l’extrême-gauche pour la libération de Saldanha Sanches (dirigeant du groupe maoïste MRPP) la police militaire soit intervenue avec « calme mais fermeté » pour empêcher des soldats et des marins de se joindre à la manifestation.
Spinola fait en outre une tournée en province pour s’assurer une certaine assise et préparer les éventuelles élections. Sur le plan international il rencontre Nixon aux Açores et lui donne toutes les assurances possibles sur le sens du « processus de démocratisation », sur la nouvelle politique diplomatique du Portugal (ouverture vers l’URSS et les pays du COMECON) ainsi que sur les responsabilités du Portugal au sein de l’OTAN. Nixon, quant à lui a sans aucun doute déclaré au chef de la Junte tout l’intérêt que portait l’impérialisme américain au procès de décolonisation en Angola, au Mozambique et au Cap Vert, où se trouvent des bases militaires américaines.
En vue de la crise des pourparlers de cessez-le-feu et de l’explosion des prix et du chômage, la Junte — car il n’y a aucun autre pouvoir réel au Portugal — développe donc une politique qui va de l’utilisation de l’armée dans les grèves à la censure, en passant par la mise en place d’une législation du travail et la répression contre les antimilitaristes. La bourgeoisie se prépare à faire face aux possibles mobilisations ouvrières, aux affrontements à venir.
La décision prise par le Major Mariz Fernandez, délégué de la Junte, le 10 juin, d’interrompre un programme de TV qui montrait le Cardinal Cerejeira bénir un flic de la PIDE, augurait des mesures de censure qui furent édictées le 21 juin. Symboliquement, cette décision indiquait qu’« on ne critique pas certaines institutions ». Les travailleurs de la RTP réagirent. Dans leur communiqué, ils affirmaient vouloir : « continuer fermement leur mission d’informer et de former le public, mission pour laquelle nous travaillons et que nous plaçons au-dessus de tout, et réitérer leur adhésion au programme du mouvement des forces armées. » (Sempre Fixe 15.6.74) Ce genre de déclaration manifeste toutes les limites de la réaction des travailleurs de la RTP. Le décret-loi du 21, édicté sous la responsabilité du « socialiste » Paulo Rego, vise tous les points chauds de l’actuelle situation. Ainsi peuvent être réprimés comme infractions : les incitations même les plus indirectes à la désobéissance militaire, les offenses au Président de la République, aux membres du Conseil d’Etat et du Gouvernement; l’incitation à la grève, à des arrêts de travail ou à des manifestations non autorisées, la publication et la diffusion « d’informations inexactes », etc. L’armature légale pour entreprendre une attaque en règle contre l’extrême-gauche et plus particulièrement contre le mouvement ouvrier est mise en place.
La législation anti-grève n’est pas encore publiée, mais elle pourrait bien soutenir la comparaison avec les mesures instaurant la censure. Selon l’Expresso, elle « permet l’expression et défend le droit de grève, ainsi qu’elle réglemente le droit d’association des travailleurs et des entités patronales, dans le cadre des principes du Mouvement des Forces Armées. » (15.6.73) Le Financial Times, quant à lui, est plus précis. Il écrit : _« De sources dignes de foi, on affirme que les mesures (anti-grève) seront dures et qu’elles restreindront considérablement la place laissée au développement des actions ouvrières. »_ (26.6.74)
La Junte répond aux vœux d’Antonio Champalimaud qui s’écriait : « Les ouvriers sont trop libres. Il faudra mettre un frein aux revendications des travailleurs qui ne peuvent travailler moins d’heures qu’ailleurs en Europe et gagner autant. »(Figaro, 25.6.74) Il apparaît ici que la grève n’intéresse pas autant les trusts que l’affirme le PCP.
Finalement, la Junte multiplie les actions devant contrer les mouvements au sein de l’armée et tente de reprendre le contrôle total de la troupe. La continuation de la guerre ne pourra que stimuler les tensions les plus grandes aussi bien sur le terrain (fraternisation, refus de combat, désertion) qu’au Portugal même (mobilisation contre les départs, refus de l’enrôlement, etc.).
Il est dès lors primordial que les organisations traditionnelles multiplient les déclarations affirmant leur attachement au « Programme du MFA », ce qui ne peut que lui laisser plus d’espace pour essayer de reprendre en main l’armée. Comme compensation, la Junte peut concéder au gouvernement provisoire quelques miettes dans le domaine fiscal (accroissement des impôts directs progressifs, qui sont les plus bas d’Europe, tout en conservant les impôts indirects) ou sur celui de la sécurité sociale... inexistante. Ces quelques concessions seront présentées évidemment comme des victoires importantes par les représentants du P.S. et du P.C.
Plus que jamais s’affirme la double fonction de ces derniers : dans le contexte de l’après-coup d’Etat, la bourgeoisie avait besoin d’une digue pour contrôler le mouvement de masse; pour obtenir rapidement un cessez-le-feu, afin de tenter de mettre au point une solution néo-coloniale en combinaison avec l’impérialisme — ce qui demande du temps —, les représentants du mouvement ouvrier pouvaient être utiles; d’autant plus qu’ils représentaient un instrument apte à assurer une pression « dans le bon sens » de la bureaucratie soviétique sur les mouvements de libération.
La première de ces fonctions, le PCP l’a remplie partiellement. Les bavures sont importantes. Il ne fait pas de doute que la Junte a déjà tiré quelques conclusions pour l’avenir sur la surestimation que le PCP avait de son contrôle sur la classe. Pour ce qui est de la deuxième fonction, le bilan est maigre. (Voir sur les relations avec les mouvements de libération notre rubrique « Aux quatre coins »). Mais la bourgeoisie peut utiliser ce temps de répit que lui laisse le mouvement ouvrier pour recomposer ses instruments, homogénéiser ses forces et se préparer à de nouvelles batailles. Ce ne sont pas les efforts que fait le PCP sur le plan municipal pour préparer les futures élections, ainsi que la multiplication des meetings qui détermineront la dynamique de la situation. Dans le contexte de marasme économique, la capacité de riposte que la classe ouvrière montrera sera, elle, déterminante.
Pour l’avant-garde, face aux positions chauvines et opportunistes diffusées par le PCP et le PSP, il est primordial de développer la campagne anti-coloniale la plus large et le soutien aux luttes des mouvements de libération. La Junte pourrait en effet jouer sur les sentiments chauvins existant dans les diverses couches de travailleurs. Ensuite, afin de dégager une réponse alternative à la politique de l’Intersyndicale, il est urgent de lier les revendications contre l’inflation, le chômage, etc., à celles de la lutte contre toute règlementation du droit de grève ou de l’activité syndicale, avec comme objectif la construction d’organisations syndicales de combat démocratiques. Sans ce type d’initiatives, le risque de voir s’essouffler des luttes combatives mais limitées, est grand, d’autant plus que le PCP pourrait aisément garder le contrôle de la situation d’ensemble, quand bien même il aurait des difficultés au niveau des entreprises. Mais il serait dangereux de se limiter à cela. Ne pas donner une réponse concrète et immédiate sur le plan du pouvoir, à la fois à la farce du gouvernement provisoire et à l’opération « élections dans un an », c’est tout simplement renoncer à mettre en avant une solution alternative à celle prônée par les organisations traditionnelles. Dans ce sens, le mot d’ordre : « Elections immédiates, au suffrage universel, par toutes les femmes et tous les hommes vivant au Portugal, âgés de 18 ans, d’une assemblée constituante souveraine, et droit pour toutes les organisations, sans restriction aucune de participer à ces élections », reste d’une actualité toujours aussi brûlante.
Le 29 juin 1974
