Comment l’École de Francfort a utilisé Marx, Nietzsche et Freud

par Gillian Rose
Theodor Adorno, théoricien de l'école de Francfort, photographié en 1964. © Harry Croner / ullstein bild via Getty Images.

Les théoriciens de l’École de Francfort souhaitaient promouvoir un marxisme critique qui ne soit pas entravé par un déterminisme économique unidimensionnel. Ils s’inspiraient pour cela des réflexions de Friedrich Nietzsche et de Sigmund Freud.

Ce texte est un extrait de Marxist Modernism: Introductory Lectures on Frankfurt School Critical Theory de Gillian Rose.

On dit souvent que Gillian Rose (1947-1995) est une intellectuelle difficile. Il est vrai qu’elle fait peu de concessions à ses lecteurs. Non seulement ses œuvres majeures abordent souvent un éventail prodigieux de disciplines et de traditions – de la philosophie à la théologie, en passant par la théorie juridique, le judaïsme, le modernisme littéraire, la théorie politique, la sociologie et même l’architecture –, mais son style d’écriture est également ésotérique, ironique, poétique et caractérisé par un ton presque paradoxal, à la fois léger et sévère.

Cet engagement en faveur de la difficulté est peut-être l’une des principales raisons pour lesquelles ses écrits restent relativement peu étudiés par un large public. Un nouveau volume intitulé Marxist Modernism comprend toutefois une série de conférences d’introduction à la théorie critique de l’école de Francfort que Rose a données à des étudiants de premier cycle à l’université du Sussex en 1979. Ces conférences témoignent de l’engagement de Rose à l’égard des apories de la vie politique et éthique, mais elles le font dans un style pédagogique conversationnel et accessible.

Expliquant habilement les positions de Georg Lukács, Ernst Bloch, Walter Benjamin, Bertolt Brecht, Max Horkheimer et Theodor Adorno, Rose offre une voie d’accès aux difficultés qu’elles présentent. Il s’agit à la fois d’une introduction à la théorie critique de l’école de Francfort et d’une introduction aux questions et aux préoccupations qui allaient animer l’ensemble de son œuvre.

Lorsque Rose a donné ces conférences, il s’agissait d’un matériel d’avant-garde pour un public anglophone. Aujourd’hui, la théorie critique de l’école de Francfort est couramment étudiée dans les départements de sociologie, d’études culturelles, de philosophie et d’histoire intellectuelle du monde entier.

La théorie critique telle que Rose la conçoit découle d’une critique du marxisme, ce qui ne signifie pas qu’elle abandonne le marxisme (Rose utilise d’ailleurs indifféremment les termes « théorie critique » et « marxisme critique »). Pour Rose, la théorie critique est plutôt le nom d’une vision plus ouverte et dialectique du marxisme. Dans l’extrait qui suit, elle discute de l’utilisation que les théoriciens de l’école de Francfort ont faite de trois penseurs : Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud.

— Robert Lucas Scott et James Gordon Finlayson

 

Karl Marx

Si le concept de différentes formes de culture se succédant dans l’histoire est central chez G. W. F. Hegel, sa place est prise dans la pensée de Marx par les différentes formes sociales, déterminées par les modes de production successifs. Marx n’a pas de théorie de la culture en tant que telle. Comme je l’ai dit, Hegel en avait, et c’était la base de sa philosophie de l’histoire. À la fin du 19e siècle, la perspective de Marx s’est rigidifiée en distinctions statiques, mécanistes et déterministes entre la base économique et la superstructure idéologique, juridique et politique.

L’école de Francfort est revenue à une distinction dynamique entre les processus sociaux et les formes sociales qui en résultent en prenant comme modèle de culture et d’idéologie non pas une distinction entre la base et la superstructure, mais la théorie du fétichisme de la marchandise de Marx, et cette théorie a reçu sa déclaration classique dans Le Capital, volume 1, chapitre 1, et dans l’ensemble des Grundrisse.

Je vais maintenant essayer d’esquisser très grossièrement la théorie de Marx sur le fétichisme de la marchandise. Si vous ne la connaissez pas, je vous recommande de lire ces quelques pages de premier volume du Capital. Selon Marx, les marchandises sont produites dans une société où la force de travail est vendue contre un salaire et où la plus-value est réalisée lorsque le produit de ce travail est vendu, non pas par le travailleur, mais par l’entrepreneur ou l’employeur pour réaliser un profit.

Cela contraste avec une société précapitaliste ou une société non capitaliste dans laquelle le producteur direct ou le travailleur consommerait ou vendrait lui-même le produit de son travail. Il ne vendrait pas sa force de travail et réaliserait directement la valeur incorporée dans le produit. Ainsi, une marchandise, c’est-à-dire un produit fabriqué dans des conditions capitalistes, se compose de deux éléments : sa valeur d’usage et sa valeur d’échange.

Sa valeur d’usage, que Marx appelle aussi sa valeur d’utilité, désigne ses qualités spécifiques. Par exemple, le goût d’une pomme ou la chaleur du manteau que vous portez. La valeur d’échange, en revanche, est l’équivalent d’une marchandise par rapport à une autre marchandise, généralement exprimée en argent. L’une est donc un rapport, l’autre les qualités concrètes d’un produit.

Ce divorce entre l’usage et l’échange a pour conséquence que la valeur d’échange semble être une caractéristique du produit lui-même, c’est-à-dire son prix. Les gens pensent que la valeur est inhérente au produit lui-même, et ils ne comprennent pas qu’en fait elle est l’expression de relations sociales spécifiques et d’activités entre les personnes.

Marx écrit : « Le caractère social de l’activité, comme la forme sociale du produit, comme la part que l’individu prend à la production, apparaissent ici, face aux individus, comme quelque chose d’étranger, comme une chose ; non pas comme le comportement réciproque d’individus, mais comme leur soumission à des rapports existant indépendamment d’eux et nés de l’entrechoquement de ces individus indifférents » (Grundisse, Chapitre de l’agent). « Un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles » (Le Capital, Livre 1). C’est la phrase cruciale. C’est ce que Marx appelle le fétichisme, c’est-à-dire le fait de traiter une chose comme une chose en soi, alors qu’elle est l’expression de rapports sociaux déterminés entre les hommes.

L’École de Francfort croyait que cette idée selon laquelle les relations sociales réelles entre les individus se transforment en relations entre les choses, et sont mal comprises comme telles, fournissait un modèle pour la relation entre les processus sociaux, les institutions sociales et la conscience.

Ce modèle, contrairement à la distinction entre base économique et superstructure idéologique, ne réduirait pas les formations institutionnelles et idéologiques à de simples épiphénomènes ou à de simples reflets d’un socle. Il fournit une explication sociologique à la détermination sociale et à l’autonomie relative d’autres formes sociales, telles que la culture. Elle permet de dire que quelque chose est à la fois déterminé socialement et partiellement autonome.

Marx ne dit pas, par exemple, que les illusions qui découlent du fétichisme de la marchandise sont fausses ; il dit que ces illusions sont nécessaires et réelles, mais qu’elles n’en sont pas moins des illusions. C’est ce que l’école de Francfort, à partir de Georg Lukács, a appelé la « réification » – un terme que Marx lui-même n’a pas utilisé, bien que, pour diverses raisons, il ait été associé à Marx lui-même.

En fait, l’adoption de cette notion de réification a donné aux différents membres de l’École de Francfort une énorme liberté d’interpréter Marx différemment. Même la théorie du fétichisme de la marchandise en est venue à soutenir des philosophies de l’histoire, des positions politiques et des théories de la culture très différentes. C’est tout ce que je dirai sur leur adaptation générale de Marx pour le moment.

 

Friedrich Nietzsche

Je vais maintenant parler de l’intérêt de l’École de Francfort pour Nietzsche. C’est un lieu commun que les idées de Nietzsche aient été détournées par les théoriciens sociaux et les politiciens de droite du vingtième siècle. Par exemple, vous avez peut-être entendu parler d’Oswald Spengler ou d’Ernst Jünger. Mais il est moins connu que Nietzsche a eu une énorme influence sur les théoriciens de gauche du 20e siècle.

Parmi ceux qui nous intéressent plus particulièrement, c’est surtout le cas de Bloch, Horkheimer, Benjamin et Adorno. Pourquoi se sont-ils intéressés à Nietzsche ? Ils se sont intéressés à Nietzsche pour un certain nombre de raisons, que je vais énumérer très brièvement :

1) Nietzsche a rejeté une philosophie de l’histoire basée sur l’idée hégélienne d’un telos ou but ultime dans l’histoire, d’une société idéale dans le futur, ou de la réconciliation de toutes les contradictions. Nietzsche rejette cette position. Il a appliqué la notion de contradiction à la philosophie optimiste de l’histoire elle-même – par exemple, que le processus de changement historique pourrait se transformer en l’opposé de tous les idéaux. C’est ce que Horkheimer et Adorno appelleront plus tard « la dialectique de la Raison ».

2) Ils se sont intéressés à Nietzsche parce qu’il a critiqué le concept philosophique traditionnel du sujet. Cette conception philosophique traditionnelle du sujet, qui avait également été adoptée par certaines formes de marxisme, par exemple l’interprétation existentialiste du marxisme, est que l’unité de la conscience est à la base de toute réalité. L’École de Francfort, au contraire, pensait que la réalité sociale ne pouvait être réduite à la somme des faits de conscience. Elle a utilisé ce point pour souligner à la fois que la réalité sociale ne peut être réduite à la conscience que les gens en ont, mais aussi que l’analyse de la détermination sociale des formes de subjectivité est essentielle : que la subjectivité est une catégorie sociale.

3) Une troisième raison pour laquelle ils se sont intéressés à Nietzsche est que la pensée de Nietzsche est basée sur l’idée de « volonté de puissance ». L’École de Francfort s’est également intéressée à l’analyse des nouvelles formes de domination politique et culturelle anonymes et universelles qui touchent tout le monde de la même manière et qui empêchent la formation d’une conscience de classe prolétarienne classique et libératrice.

5) Quatrièmement, elle s’est intéressée à Nietzsche parce que ce dernier a lancé une attaque contre la culture bourgeoise de son époque. Comme Marx, il parle de « philistinsme bourgeois ». L’École de Francfort voulait elle aussi démontrer la résurgence des contradictions sociales dans la culture dite populaire et la culture dite sérieuse. Elle était tout aussi critique à l’égard du haut que du bas, si l’on peut dire. En fait, elle rejetait cette distinction.

6) La dernière raison pour laquelle l’école de Francfort s’est intéressée à Nietzsche est que ce dernier a produit une analyse de la naissance de la tragédie dans la société grecque, qui était radicalement sociologique et qui, contrairement à la tradition antérieure de la pensée allemande, n’idéalisait pas la société grecque. Cette analyse a servi de modèle aux analyses de l’École de Francfort sur les genres littéraires dans la société capitaliste avancée. L’École de Francfort met l’accent sur la forme littéraire, non sur le contenu.

 

Sigmund Freud

Enfin, je voudrais juste dire quelques mots sur l’intérêt de l’école de Francfort pour Freud. Si une conception traditionnelle du sujet était inacceptable, qu’est-ce qui devait la remplacer ? L’École de Francfort a utilisé la théorie freudienne pour expliquer la formation sociale de la subjectivité et ses contradictions dans la société capitaliste avancée. Elle pensait que la théorie psychanalytique fournirait le lien entre les processus économiques et politiques et les formes culturelles qui en résultent.

Mais elle ne s’est pas tournée vers les œuvres ultérieures de Freud, plus manifestement et plus directement sociologiques, telles que Malaise dans la civilisation. Elle a fondé son interprétation sur une analyse des concepts psychanalytiques les plus centraux de Freud. Elle a été particulièrement attirée par la position de Freud selon laquelle l’individualité est une formation, un accomplissement, et non un absolu ou une donnée. Elle souhaitait développer une théorie de la perte d’autonomie ou du déclin de l’individu dans la société capitaliste avancée qui n’idéaliserait pas ce qui avait compté comme autonomie ou individualité en premier lieu.

Elle a utilisé la théorie freudienne dans nombre de ses études majeures : dans ses études sur l’acceptation et la reproduction de l’autorité dans la société capitaliste tardive ; dans son analyse et ses tentatives pour expliquer le succès du fascisme ; dans son développement d’un concept de l’industrie de la culture et de son influence sur la conscience et l’inconscience des gens ; et enfin, dans l’enquête générale sur la possibilité ou l’impossibilité de l’expérience culturelle et esthétique dans la société capitaliste tardive.

Publié le 7 août 2024 par Jacobin, traduit par Laurent Creuse

 

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