La récente élection présidentielle iranienne a été convoquée plus tôt que prévu, suite à la mort du président Ebrahim Raïssi dans un accident d’hélicoptère, le 19 mai dernier. Il semble que la clique du Guide suprême Khamenei, la faction dominante au sein du pouvoir en place, a saisi cette occasion pour effectuer un tournant tactique : se donner un visage plus acceptable par les pays occidentaux dans l’espoir d’en finir avec leurs lourdes sanctions.
La mascarade de l’élection présidentielle en Iran se répète tous les quatre ans, et cela depuis plus de quarante ans. Elle me fait penser au film de Woody Allen Prends l’oseille et tire-toi (Take the Money and Run). Dans cette comédie, un braquage de banque est mis en déroute lorsqu’un deuxième gang braque également cette banque, et que les clients votent qu’ils préfèrent que ce soit le second gang qui braque la banque et vole l’argent.
Parler d’« élection présidentielle » en Iran n’est pas une affaire simple, et ne peut pas se limiter à une énumération journalistique des événements. En Iran, certains mots n’ont pas le même sens qu’ailleurs. Avant d’entrer dans l’analyse des récentes élections, les réponses aux questions « qui ? », « comment ?» et « pour quoi faire ? » sont d’une importance primordiale. Pour cette raison, une familiarisation minimale avec la Constitution de la République islamique s’impose, et surtout le rôle et le pouvoir du président dans ce système unique au monde dont le nom de « république » duquel il s’affuble est trompeur.
Des personnes sont tuées, et leurs meurtriers ne sont pas punis.Extraits de la lettre de la prisonnière politique Golrokh Iraei, adressée au peuple iranien, au sujet de l’élection présidentielle et ses candidats (22 juin 2024) |
Le paradoxe structurel du système politique
L’actuelle République Islamique d’Iran est une des dictatures les plus répressives et brutales du monde. Suite à son accession au pouvoir après la révolution de 1979, le régime capitaliste-théocratique a immédiatement entrepris d’étouffer les justes aspirations démocratiques des peuples d’Iran. En ce qui concerne les droits les plus élémentaires, la situation en Iran est certainement bien pire qu’elle ne l’a jamais été dans son histoire récente.
Il y a aujourd’hui en Iran beaucoup plus de prisonnier·es politiques, d’arrestations arbitraires et d’exécutions, de tortures physiques et psychologiques que par le passé. Le respect des libertés politiques et des droits humains est beaucoup moins grand. La censure et la répression des libertés artistiques et intellectuelles sont beaucoup plus flagrantes que jamais.
La classe ouvrière est privée des droits les plus fondamentaux tels que le droit d’association, de négociation collective et de grève. Les femmes sont confrontées à une oppression sans précédent. Les lois moyenâgeuses et réactionnaires du régime religieux les réduisent officiellement au rang de citoyennes de seconde zone. Elles subissent de plus en plus d’actes de violence, et sont généralement considérées par le pouvoir comme la « source principale du mal » sur la Terre. Les droits des minorités nationales et religieuses sont attaqués ; le régime mène une politique d’occupation militaire de certaines régions et utilise les méthodes de répression les plus brutales pour écraser leur résistance, par exemple dans la région du Kurdistan depuis la révolution de 1979 et au Baloutchistan récemment.
Sur le plan sociologique, l’Iran est l’une des sociétés les mieux instruites de la région : le taux d’analphabétisme est inférieur à 10 %, il y a plus de 2,5 millions d’étudiant·es dans le supérieur (dont 51 % d’étudiantes). Sur une population totale d’environ 70 millions, plus de 60 % ont moins de 30 ans. Plus de 70 % de la population est urbanisée.
Ce pays est dominé par un système politico-juridique dictatorial et moyenâgeux. Dans le but de réglementer la vie privée et publique des citoyen·nes, la Constitution et les diverses lois sont régies par une interprétation rigide de l’islam qui ne laisse pas la moindre place à la démocratie en général, et fait très peu de concessions aux femmes et aux jeunes.
Sur le plan politique, il s’agit d’un système dichotomique sans pareil pouvant être résumé par la formule : 90 % de théocratie, 10 % de masque républicain.
90 % de théocratie
Les responsables religieux chiites ne sont pas élus par la population, mais ils détiennent néanmoins la réalité du pouvoir dans tous les domaines. C’est sur eux que repose l’ossature de la République islamique d’Iran.
• Le Guide suprême (représentant de Dieu sur terre), est désigné par une assemblée de religieux appelée Assemblée des experts (voir ci-dessous). Ali Khamenei, successeur de l’ayatollah Khomeyni, occupe ce poste depuis 1988 et règne de façon despotique.
• Le Conseil des Gardiens de la Constitution est composé de six religieux désignés par le Guide suprême et de six membres désignés par le Parlement islamique : c’est le chien de garde du régime qui supervise la conformité islamique des lois votées par le Parlement, ainsi que la liste des candidats autorisés à se présenter à la députation et à la présidence de la République.
• L’Assemblée des experts désigne le Guide suprême (voir ci-dessus) ; elle est composée de 86 religieux, élus pour huit ans selon une procédure complexe laissant peu de choix aux électeurs/trices. Les candidatures sont préalablement triées sur le volet par le Conseil des Gardiens de la Constitution.
• Le Conseil de Discernement régit les litiges entre le Parlement islamique et le Conseil des Gardiens de la Constitution, ses membres sont désignés par le Guide suprême.
• Le système judiciaire garantit que les lois islamiques sont appliquées, il est contrôlé par des religieux ultra-conservateurs. Son chef est nommé par le Guide suprême auquel il rend compte personnellement.
• Les forces armées regroupent l’armée régulière et l’armée idéologique du régime (Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI) dénommée dans ce qui suit sous l’appellation iranienne de Pasdaran). Les principaux chefs de l’armée régulière et des Pasdaran sont nommés par le Guide suprême et ne rendent compte qu’à lui. Les Pasdaran ont pour mission de combattre les personnes considérées comme opposantes à la Révolution islamique. Ils contrôlent les milices paramilitaires (Bassiji) qui opèrent dans les différentes localités.
10 % de masque républicain
Au premier rang des responsables élus, se trouvent le Président de la République et les membres du Parlement islamique (Majles). Toutes les lois adoptées par le Parlement doivent être jugées compatibles avec la Constitution et surtout avec l’islam, par le très conservateur Conseil des Gardiens de la Constitution. Les membres du gouvernement sont nommés par le Président. Le Guide suprême est largement impliqué dans la gestion des affaires liées à la défense, à la sécurité et à la politique étrangère. En réalité, dans ces domaines, il a le monopole de pouvoir. Donnons un exemple : Il y a quelques années, Bachar el-Assad, le dictateur de la Syrie, avait été invité par le régime. Il avait été reçu par le Guide suprême et le chef des Pasdaran. Mais le ministre des Affaires étrangères n’avait même pas été informé, et il a démissionné suite à cela. Il est clair que ce système ne ressemble nullement à une République. Durant les quarante dernières années, tous les efforts politiques de la fraction dite « modérée » ou « réformatrice » du régime ont consisté à essayer de faire croître le poids des aspects républicains. En vain.
Ce que le régime appelle « élection présidentielle » n’a donc rien à voir avec ce qui a lieu dans la plupart des autres pays. Il s’agit d’une véritable mascarade ne pouvant déboucher que sur l’élection du candidat préalablement choisi par le pouvoir en place.
Les relations entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont régies par les articles 113 et 110 de la Constitution. Ces articles stipulent notamment que la volonté du Guide suprême s’impose à ces trois pouvoirs.
Qui peut se porter candidat à la présidence de la république ?
Selon la Constitution, les femmes (c’est-à-dire la moitié de la population !) sont privées de ce droit. Il en va de même pour toutes les personnes qui ne sont pas chiites. Les candidats doivent par ailleurs avoir accepté le principe du pouvoir absolu du Guide suprême (ce principe est le velayat-e faqih), et s’engager à lui obéir. Les candidats remplissant tous ces critères sont ensuite sélectionnés par le Conseil des Gardiens de la Constitution. Au final, ne peuvent être candidats que des personnes très proches du Guide suprême.
Après les élections présidentielles, c’est le Guide qui nomme le nouveau président (article 110 de la Constitution). Il a également le droit de le révoquer. Dans les affaires importantes, le Guide suprême est responsable des actions du chef du pouvoir exécutif (article 60 de la Constitution). Entre 1997 et 2005, un président « réformiste » comme Khatami ne pouvait par exemple pas faire un pas sur les terrains que le Guide suprême considérait comme sa « chasse gardée ». Il en allait de même avec ce qui touchait à la Constitution et à toutes les institutions disposant de la réalité du pouvoir.
Il est significatif de signaler que, pendant les 45 ans d’existence de la République islamique, un seul mandat de ministre a été accordé à une femme, suite à un vote de confiance du Parlement (il s’agissait du ministère de la Santé).
Quelle est en Iran la fonction d’un président ?
Les fonctions faisant en Iran l’objet d’élections sont comparables à celles exercées par des hauts fonctionnaires aux États-Unis ou en France. En Iran, les décisions les plus importantes sont prises par des responsables que personne n’a élus et qui constituent l’ossature permanente de l’État. Ceux qui mettent en œuvre les décisions sont en revanche élus. Khatami, le plus réformateur des anciens présidents, a un jour décrit sa fonction comme d’être « le valet de pied du Guide suprême ». Les élus peuvent néanmoins causer des maux de tête aux décideurs politiques par incompétence ou par ambition. Les présidents peuvent utiliser leur pouvoir pour promouvoir un objectif donné. Dans le cas d’Ahmadinejad, cet objectif était son pouvoir personnel. Situation qui, pour le Guide Khamenei, ne doit pas se reproduire.
La résolution de la crise économique iranienne passe notamment par la levée des sanctions infligées par les grandes puissances occidentales.
Khamenei a également besoin d’économistes pour diriger la politique économique de l’État. En économie, Il veille avant tout à ce que la richesse soit répartie entre les organismes importants du régime, en particulier les Pasdaran et des « Fondations » disposant de moyens considérables. Pour le reste, il s’en remet à l’appareil étatique.
Plus que jamais, le Guide Khamenei a besoin d’un Président pour qui l’économie est une des principales priorités. Ce n’était pas le cas du défunt président Raïssi.
La particularité de l’élection de 2024
Depuis les réformes constitutionnelles de 1988 qui ont aboli le poste de Premier ministre et renforcé le pouvoir présidentiel, c’est la première fois que la République islamique organise des élections plus tôt que prévu.
En Iran, les élections sont marquées par une forme d’alternance tous les huit ans entre les deux grandes tendances du régime. L’une est qualifiée de « conservatrice », l’autre de « réformiste » ou « pragmatique ». Dans le jargon populaire iranien, on les appelle chol kon, séft kon (desserrer, serrer).
Pendant les huit années ans où un « conservateur » préside le pouvoir, l’oppression s’accélère en Iran, ainsi que l’hostilité envers les pays occidentaux, dans le but de rallier la base conservatrice du régime.
Au cours des huit années suivantes de présidence « réformiste », quelques libertés marginales sont accordées, suscitant habituellement l’espoir d’une réforme au compte-gouttes du régime. Simultanément, est développée l’idée qu’un assouplissement rhétorique de la politique étrangère relâcherait la pression étrangère avec un allègement des sanctions. Jusqu’à récemment, cette politique « réformiste » récupérait le capital politique que le régime avait perdu, dans le pays et à l’étranger, au cours des huit années précédentes d’administration « conservatrice ».
Ce jeu de balancier est la norme depuis que l’ayatollah Ali Khamenei était devenu Guide suprême en 1989. La présidence du « conservateur » Ali Akbar Hachemi Rafsandjani (1989-1997), a été suivie par celle du « réformateur » Mohammad Khatami (1997-2005). Puis est venu le tour du « conservateur » Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), puis du « pragmatique » Hassan Rohani (2013-2021), suivi du « conservateur » Ebrahim Raïssi (2021-2024).
En toile de fond de ce jeu de bascule, existe un clan du régime, appelé « principaliste », qui considère que le Parlement et la présidence sont inutiles et dérangeants. Cette faction souhaite les dissoudre et les remplacer par un Conseil dont les membres seraient nommés par le Guide suprême, lui-même considéré comme « représentant de Dieu ». Les Principalistes parlent ouvertement de gouvernement islamique exempt de tout élément de républicanisme. La nation dans laquelle les Principalistes se reconnaissent est celle l’Oumma. Celle-ci a simultanément un contenu humain (les fidèles), politique (la nation islamique) et spirituel (la communauté des musulmans). Le Guide suprême d’un gouvernement islamique tire sa légitimité non pas du peuple, mais de Dieu. On peut lire dans un texte fondateur des Principalistes : « Le critère de validité de la Constitution et des décisions des Experts est le consentement du Guide suprême. Il ne peut pas installer le choix du peuple. Nous n’avons pas de république à côté de l’islam, ce serait une forme de polythéisme ». La mort subite du président Raïssi moins de trois ans après son entrée en fonction a désorganisé ce clan principaliste.
Le régime a moins ressenti le besoin de jouer ce jeu de bascule entre « conservateurs » et « réformateurs ». Sur le plan intérieur, les « réformistes » ne peuvent plus rallier le peuple derrière eux. Sur la scène internationale, il est bien connu que la présidence n’est pas une instance décisionnelle. En outre, les administrations démocrates américaines permettent habituellement à la République Islamique de disposer d’une certaine marge de manœuvre, même si un « conservateur » y est au pouvoir. Il faut noter que les négociations sur le nucléaire ont commencé sous Barack Obama (un « démocrate » américain) et Ahmadinejad (un « conservateur » iranien) en mars 2013. Par contre Donald Trump a augmenté la pression sur l’Iran même si un « modéré » (Rohani) gouvernait le pays.
Le handicap des personnalités connues
Une autre caractéristique du régime est que les personnalités connues n’obtiennent jamais le poste présidentiel.
Le dernier président largement connu à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran avant de devenir président était Rafsandjani, au pouvoir entre 1989 et 1997. C’était un compagnon de Khomeiny, le fondateur du régime. Rafsandjani avait été commandant en chef des forces armées pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988).
Au contraire, Khatami, Ahmadinejad, Rohani et Raïssi ne sont devenus connus de tous qu’après s’être portés candidats à la présidence.
Le nombre possible de mandats présidentiels consécutifs est limité à deux. Rafsandjani a fait par la suite deux autres tentatives pour redevenir président, mais elles ont toutes les deux échoué : il a perdu les élections en 2005, probablement suite à des fraudes électorales organisées par le pouvoir, il a ensuite été disqualifié lors de sa campagne de 2013.
Le « réformateur » Mir Hossein Moussavi, ancien Premier ministre dans les années 1980, n’a pas réussi à être élu en 2009, à nouveau suite à des fraudes du pouvoir. Cela a déclenché les manifestations post-électorales connues sous le nom de « Mouvement vert ».
Khamenei craint que des personnalités connues, connaissant le fonctionnement du système, fragilisent la structure du régime, ce qui pourrait le remettre en question. C’est pourquoi il a préféré des personnalités inconnues et peu charismatiques, surtout lorsqu’il s’agit de « réformistes ». Le dernier exemple est Pezeshkian, élu président le 6 juillet dernier, et qui était auparavant inconnu de la grande majorité de la population.
L’échec du président Raïssi
Sa politique qui a réprimé dans le sang le mouvement « Femme, Vie, Liberté » n’a pas pu atteindre complètement ses objectifs. L’impasse des politiques répressives concernant le voile et la poursuite de la résistance des femmes sont des exemples clairs de l’échec relatif du régime dans ce domaine. Si on y ajoute la situation économique épouvantable du pays, on peut parler d’un échec complet.
Personne n’a en effet d’illusion sur la situation économique réelle du pays, avec notamment une inflation effrénée, des salaires nettement inférieurs au seuil de pauvreté défini par les instances gouvernementales elles-mêmes. La crise du logement est devenue explosive, avec des prix de l’immobilier astronomiques et des loyers toujours plus chers. Se loger est devenu de plus en plus hors de portée de la majorité des salarié·es et des retraité·es. Le non-paiement des retraites, le chômage, en particulier celui des jeunes et des personnes instruites, la propagation de la drogue et le suicide parmi les jeunes, etc., sont les résultats désastreux des gouvernements « réformistes » et « fondamentalistes » successifs.
Sont venues s’y ajouter l’impasse du régime concernant la levée et la réduction des sanctions, ainsi que le gouffre de sa politique au Moyen-Orient. Par ailleurs, tous les clans du régime ont peur de la possible arrivée de Trump au pouvoir ainsi que de l’après-Khamenei.
Un ras-le-bol massif
De nombreux Iranien·nes, en particulier parmi les travailleurs/ses, les femmes et les jeunes, ont pu s’émanciper du jeu de bascule entre « conservateurs » et « réformistes ». Ils et elles se sont appuyées sur une longue expérience d’essais et d’erreurs, notamment lors du soulèvement de 2018. Le slogan « Réformistes, Principalistes, le jeu est terminé » a été un tournant devant être enregistré comme une grande réussite sur le chemin du mouvement révolutionnaire iranien. Le mouvement protestataire de 2019 et ensuite le mouvement « Femme, Vie Liberté » de 2022 l’ont confirmé.
Le pouvoir n’est pas en mesure de procéder à des réformes capables d’améliorer les conditions de vie de la population. Simultanément, il considère tout recul face aux revendications comme dangereux pour le maintien du régime.
Beaucoup ne veulent plus de ce régime corrompu qui, au cours de son règne de 45 ans, a amené plus de 70 % du peuple iranien en dessous du seuil de pauvreté. Les seuls objectifs qu’il a atteints sont la privation de liberté et de droits humains fondamentaux, la torture, la terreur et la mort.
Des appels au boycott
La base sociale du régime s’est beaucoup réduite. Désormais, un nombre croissant de personnes non seulement boycottent les élections, mais condamnent également la participation à ce spectacle ridicule.
Au final, la participation au premier tour des élections présidentielles a été de 39,92 %, soit le taux le plus bas depuis la fondation de la République islamique. On est loin des quelque 80 % des présidentielles de la fin du 19e siècle. Des figures d’oppositions au régime, des syndicats comme celui de Vahed ou de l’enseignement, des prisonnier·es politiques, ainsi que des membres de la diaspora, avaient appelé au boycott du scrutin, jugeant que les camps conservateur et réformateur représentent les deux faces de la même médaille.
« Il est complètement faux de penser que ceux qui n’ont pas voté au premier tour sont contre le système », a toutefois affirmé le Guide suprême Khamenei, alors qu’à la veille du premier tour il avait appelé les électrices/teurs à voter massivement.
Aujourd’hui, le régime considère que son succès dans la tenue de ces soi-disant élections réside dans le fait qu’il a pu les organiser sans incidents et sans conséquences imprévues. En raison de l’appel au boycott, le régime ne s’est pas retrouvé face à un mouvement comparable à celui de 2009 ayant pour slogan « Où est ma voix ? ».
Pour sauver la face, le régime peut toujours mettre en place un spectacle minimum en faisant appel aux Pasdaran, aux milices Basij, à l’armée, aux fonctionnaires, ainsi qu’aux familles de ces différents corps.
Un changement tactique du régime
Le régime a pris conscience qu’il ne pouvait plus gouverner avec les méthodes habituelles de tricherie et de répression. L’échec de l’ultraconservateur Raïssi a poussé le noyau dur du régime à vouloir effectuer des ajustements destinés à redonner au régime un peu de souffle face à un mouvement de masse qui n’a pas l’intention de s’atténuer compte tenu des conditions évoquées.
Il est clair que pour le Guide suprême Khamenei, l’élection présidentielle anticipée après la mort de Raïssi engendrait une opportunité inespérée de changer la ligne de la politique étrangère. Khamenei a saisi cette occasion sans hésitation.
Le premier tour de scrutin (28 juin)
Vendredi 28 juin, 61 millions d’électeurs/trices ont été appelé·es aux urnes pour élire le nouveau président. 6 candidats sur 86 avaient été autorisés à se présenter. Masoud Pezeshkian, le seul candidat « réformateur » autorisé à se présenter, est arrivé en tête, avec 42,5 % des votes, contre 38,6 % pour son principal rival, l’ultraconservateur Saïd Jalili.
Saïd Jalili est surnommé le « martyr vivant » pour avoir été blessé à 21 ans lors de la guerre Iran-Irak. Négociateur dans le dossier nucléaire entre 2007 et 2013, il s’était fermement opposé à l’accord finalement conclu en 2015 (Accord de Vienne sur le nucléaire iranien - JCPOA - Joint Comprehensive Plan of Action) entre l’Iran et des puissances occidentales, dont les États-Unis. Cet accord imposait des restrictions à l’activité nucléaire iranienne en échange d’un allègement des sanctions. Les négociations sur le nucléaire sont actuellement dans l’impasse après, en 2018, le retrait unilatéral des États-Unis qui ont réimposé de sévères sanctions économiques à Téhéran.
Jalili avait déjà concouru, sans succès, aux élections présidentielles de 2013 et 2021. En 2021, il s’était retiré de la course au dernier moment au profit de l’ancien président Ebrahim Raïssi. Cette fois, sitôt sa candidature déposée, Jalili s’est engagé à préserver l’héritage du président Raïssi. Soutenu par le « Front pour la stabilité de la révolution islamique », la faction la plus à droite sur l’échiquier politique, Saïd Jalili aura déroulé tous les fondamentaux idéologiques de son camp pendant la campagne électorale : un ultraconservatisme social, un isolationnisme économique et une défiance assumée envers l’Occident.
Masoud Pezeshkian était auparavant inconnu du grand public, ce chirurgien de formation avait été ministre de la Santé sous le président réformateur Khatami (1997-2005). Il se définit comme un « réformateur ». Il souhaite notamment sortir l’Iran de l’isolement et a déclaré vouloir mettre fin à la « police de la moralité ».
Le principal soutien public de Pezeshkian était l’ancien président « réformateur » Khatami. Par ailleurs Masoud Pezeshkian, réformiste peu ambitieux et obéissant, a exprimé à plusieurs reprises son allégeance sans faille au Guide suprême, et a assumé le rôle de laquais. Dans le passé, Pezeshkian avait montré qu’il était un disciple du successeur de Khomeiny et de la « ligne de l’Imam » en réprimant les étudiant·es, ainsi qu’en participant à une soi-disant « révolution culturelle » sanglante pour islamiser les universités.
Disposant d’un parlement à majorité « conservatrice » et ayant le contrôle du pouvoir judiciaire, le clan Khamenei n’a pas peur de ce candidat « réformiste ».
L’entre-deux tours
Lors des débats, les deux candidats se sont retrouvés sur la même priorité : le redressement économique du pays. Durant les quatre années du mandat de Raïssi, l’inflation a été de l’ordre de 40 % par an, tandis que le chômage n’a cessé d’augmenter sur fond de corruption endémique. « Nous vivons dans une société où beaucoup mendient dans la rue », a déclaré Pezeshkian. Selon lui, le plus urgent pour y remédier est d’agir « immédiatement » afin d’obtenir la levée des sanctions américaines et de « réparer l’économie ».
Les sanctions ont encore été durcies depuis la guerre à Gaza et le soutien de l’Iran au Hamas palestinien. Pezeshkian mise donc sur la négociation d’un nouvel accord. « Historiquement, aucun gouvernement n’a pu obtenir de résultats en étant enfermé dans une cage ».
L’élection de Pezeshkian (6 juillet)
Au second tour, les électeurs faisaient face à un choix imposé : un « ultraconservateur », dur parmi les durs de la théocratie, hostile à toute concession aux pays occidentaux ; contre un « réformiste », partisan d’un rapprochement avec les États-Unis. Il aurait été difficile de trouver deux candidats plus antagoniques.
Le principal soutien de Pezeshkian, l’ancien président Khatami, a appelé les électeurs à se déplacer pour « éviter que la situation de l’Iran empire encore ». Sans afficher publiquement son soutien à Pezeshkian, le Guide Khamenei a laissé entendre via ses marionnettes qu’il était favorable à l’élection de Pezeshkian.
Masoud Pezeshkian l’a emporté avec 53,6 % (16 millions de voix) au détriment de son rival, Saïd Jalili, crédité de 44,3 % (13 millions de voix). Mais au final, moins de 27 % des votant·es ont voté pour Pezeshian. Il s’agit du pourcentage de voix le plus bas parmi les 14 élections présidentielles ayant eu lieu depuis la Révolution de février 1979. Le précédent record appartenait à Ebrahim Raïssi, qui avait été élu par un peu plus de 30 % du corps électoral. Ces chiffres sont toutefois à prendre avec précaution, car ce sont ceux publiés par le régime.
Le lendemain de son élection, Pezeshkian a nommé comme conseiller diplomatique l’ancien ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, réputé pro-occidental. Ce dernier a été l’un des architectes de l’accord sur le nucléaire conclu en 2015 avec les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, la Russie et la Chine. Par cette nomination, il a envoyé un signal aux gouvernements occidentaux. Bien que les politiques stratégiques, dont celles qui touchent au dossier du nucléaire, soient définies par le Guide suprême, les tactiques et la manière dont ces dernières sont mises en place dépendent des compétences et de la volonté de l’équipe gouvernementale. Sous la présidence de Raïssi, une équipe incompétente a été à l’œuvre, qui ne comprenait rien à la diplomatie et aux négociations. Elle n’avait rien réussi à obtenir.
Le 18 juillet, deux semaines après la fin des élections, Tassnim, le journal officiel des Pasdaran, a publié la conversation ci-dessous entre Farid Zakaria (l’éditeur de la revue américaine Foreign Affairs, dépendant du think tank Council on Foreign Relations) et Bagheri Kani (l’adjoint de Saïd Jalili au Conseil suprême de sécurité nationale, vice-ministre des Affaires étrangères sous Raïssi, chef de l’équipe de négociation de la République islamique et ministre des Affaires étrangères par intérim après l’accident d’hélicoptère) :
Farid Zakaria : « J’ai remarqué que vous avez évoqué la possibilité de négociations nucléaires et même d’aller vers un nouvel accord nucléaire ou de revenir à l’accord précédent… »
Bagheri Kani : « Nous avons un accord conclu en 2015. Cet accord a été finalisé avec l’accord de l’Iran et du 5+1. Nous sommes toujours membre du JCPOA. L’Amérique s’est retirée de cet accord et a causé des dommages à cet accord. L’Amérique n’est pas encore parvenue à revenir au JCPOA. Par conséquent, l’objectif que nous poursuivons est la relance de l’accord de 2015 (JCPOA). »
Et maintenant ?
Sortir l’Iran de ses multiples crises nécessite de séculariser et démocratiser l’ensemble du système étatique : toutes les institutions exécutives, judiciaires et législatives, ainsi que les lois et règlements. Cette voie ne peut être ouverte qu’avec le renversement de la République islamique.
Depuis sa naissance, la bourgeoisie iranienne, toutes tendances confondues, a été liée à la religion et au pouvoir du clergé par de nombreux liens visibles et invisibles, directs et indirects. Certaines factions, telles que les monarchistes, les Moudjahidines du peuple (l’OMPI) et les partis nationaux-religieux, défendent ouvertement cette dépendance. Quant aux factions libérales de l’opposition, elles n’ont pas la radicalité nécessaire pour surmonter cet obstacle.
Seule une révolution populaire de masse, s’appuyant sur la majorité des travailleurs et des travailleuses peut permettre de parvenir à une laïcité complète et démocratique.
Les contradictions politiques de la société iranienne ne se limitent pas aux conflits entre factions dirigeantes. Ceux-ci reflètent les conflits d’intérêts entre les exploiteurs et exploité·es sur :
• le partage des fruits de l’exploitation des travailleurs et des travailleuses,
• le contrôle des ressources et la manière de « gérer la société »,
• la façon d’« interagir » avec les puissances étrangères afin d’avoir une part du pouvoir régional.
Ces luttes au sein des différents secteurs du capitalisme et leur reflet dans les luttes politiques, affaiblissent dans une certaine mesure le régime. Elles peuvent faciliter l’ouverture d’opportunités pour l’expansion des luttes des masses laborieuses. Mais les exploité·es et les opprimé·es doivent agir en toute indépendance sur la base de leurs propres objectifs, leur propre stratégie, leur propre tactique, et surtout leurs propres organisations. Ce n’est qu’ainsi qu’ils/elles pourront profiter correctement des opportunités créées par les conflits internes entre factions dirigeantes. L’alternative au régime actuel de voleurs et d’assassins ne peut être que le socialisme.
Le mot d’ordre de « boycott actif » a cette fois-ci réussi à éloigner la majorité des masses des urnes. Malgré les ruses et les fraudes du régime ainsi que la propagande des « réformistes », il s’agit d’un succès relatif pour l’opposition révolutionnaire en Iran.
Le 7 août 2024