L’écologie et le revenu au cœur de la crise agricole

par Roxanne Mitralias
Grippe aviaire, extermination par mousse dans un poulailler, Israël © Roee Shpernik, CC BY-SA 4.0
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Dans le monde entier, les paysan·nes se mobilisent de plus en plus régulièrement. Nous avons interrogé Roxanne Mitralias, animatrice de la Confédération paysanne, qui nous donne un aperçu des changements en cours dans l’agriculture et leurs conséquences sur le monde paysan.

 

Peut-on parler d’une réorganisation du marché mondial agricole ces dernières années  ? Si oui, en quoi consistent ces changements  ? Quel est le rôle des guerres et quel est le rôle de la transformation des exploitations agricoles  ?

Pendant la pandémie, on a pu constater l’extrême fragilité des systèmes alimentaires mondiaux, notamment les plus capitalistiques, et une accélération des phénomènes déjà en cours. Cette extrême fragilité est liée au fait que ces systèmes sont devenus extrêmement dépendants des exportations et des importations, notamment dans les vingt dernières années. La sécurité alimentaire est peu assurée, au niveau des pays, et même de grandes régions comme l’Europe.

Les chaînes de transformation agroalimentaire notamment et toute la logistique, y compris de la production primaire agricole, étaient fortement salariées, avec de la main-d’œuvre très mal payée, notamment sans-papiers. Et cette main-d’œuvre n’arrivait pas à venir, par exemple en France, ce qui fragilisait le système.

Avec l’épidémie de grippe aviaire, on rencontre des phénomènes assez similaires à ceux du Covid : un grain de sable, plus ou moins petit – parce que le Covid comme la grippe aviaire sont loin d’être petits – génère des difficultés importantes. Avec le Covid, dès que le virus entrait dans une chaîne, dans une usine, un abattoir ou autre, les salarié·es tombaient malades, et assez rapidement tout le système tombait en panne.

C’est pareil pour la grippe aviaire : à partir du moment où le virus entre dans les grosses usines de volailles, il y a des répercussions importantes. Ainsi, il y a eu des pénuries d’œufs, par exemple en Angleterre cette année, à cause de l’impact de la grippe aviaire notamment sur la production de reproducteurs.

Donc on a une production agricole et un marché agricole très mondialisés. On a énormément de petits paysans de par le monde qui produisent la majorité de l’alimentation dans le cadre d’une agriculture vivrière ou familiale. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization, organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), l’agriculture vivrière représente de 70 à 80 % du total des exploitations mondiales.

 

Concernant la grippe aviaire, il semble qu’elle ait réussi non seulement à se transmettre aux oiseaux, mais que ça toucherait aussi des élevages de porcs et que ça se transmettrait aussi aux êtres humains – des ouvriers agricoles ont été malades. Que sais-tu à ce sujet  ?

Je ne travaille plus sur la grippe aviaire, mais j’ai vu récemment qu’il y a une préoccupation majeure aux États-Unis, parce que la grippe aviaire a été transmise dans des élevages de mammifères, chèvres et vaches, et pour la première fois, même si ça reste à confirmer, il y a eu des transmissions des vaches vers l’homme. Il y a aussi des transmissions inter-espèces entre les vaches par exemple.

Au Danemark et en Espagne, des élevages ont été fermés, ils ont tué tous les animaux des élevages de visons parce que ces petits mammifères sont potentiellement un intermédiaire entre humains et oiseaux notamment.

La grippe aviaire est donc une très grosse préoccupation pour la santé mondiale. La Confédération paysanne a réalisé un très gros travail sur la question de la grippe aviaire depuis 2015, pas tant sur le risque santé humaine, qui est limité pour le moment, mais plutôt pour ce que cela révèle de l’organisation de l’industrie agroalimentaire de la volaille, une organisation en termes logistiques et en termes d’implantation d’élevages qui n’est absolument pas robuste d’un point de vue sanitaire. C’est gros, ça circule de partout et ça s’infecte facilement.

Cela forme une espèce de cluster au niveau planétaire qui infecte la faune sauvage, alors que traditionnellement la grippe aviaire passait de la faune sauvage vers la faune domestique. La France est devenue un territoire endémique : ils ont mis tellement d’animaux au même endroit – par exemple la production de canards a triplé en vingt ans – qu’on voit les limites d’un marché agricole et alimentaire qui n’est pas rationnel.

Il faudrait réfléchir complètement différemment. Il faudrait imposer, par exemple, qu’au-delà d’un certain taux d’animaux dans un territoire, on n’ait plus le droit d’implanter une entreprise, une ferme de volailles.

 

Est-ce qu’on peut parler d’une réorganisation du marché mondial  ? Est-ce qu’il y a eu une modification des circuits de transport avec la pandémie  ?

Il est difficile de répondre parce qu’il y a de grosses puissances agricoles et alimentaires dans les pays qu’on met en général dans la catégorie des pays du sud. L’Inde, le Brésil, la Chine sont de très gros producteurs.

Après le Covid, il y a eu de très grosses perturbations, mais pas seulement dans l’agriculture : il y a eu des problèmes de chaines d’approvisionnement, de logistique, etc. Les prix ont flambé, certaines matières premières ont eu de gros problèmes de disponibilité. Des matières premières restent encore à des prix extrêmement élevés. Des rapports qui ont été faits sur l’inflation et sur les prix pratiqués par l’industrie agroalimentaire montrent qu’ils en ont profité et ont gardé des prix hauts alors que les problèmes étaient en grande partie résolus sur les plans de la logistique et de la disponibilité.

 

Tu as dit qu’il y avait une crise de la main-d’œuvre immigrée, que les saisonnier·es ou les immigré·es qui travaillaient habituellement en Europe notamment, ne pouvaient plus entrer. Est-ce que tu peux expliquer un peu plus  ? Et deuxièmement, on a le sentiment qu’il y a une réduction de la main-d’œuvre familiale en petite structure dans les pays d’Europe. Est-ce que c’est le cas dans le tiers monde  ?

En Europe, la situation est assez diverse. Les pays sont assez différents entre eux. En tout cas, il y a une érosion de la paysannerie. Il y a de moins en moins de paysans et de paysannes. Il y aura énormément de départs à la retraite dans les 10 ans à venir, et absolument pas de solution face à ça. Il n’y a pas d’installation massive d’agriculteurs et d’agricultrices.

Il faut avoir aussi en tête que la paysannerie, c’est quelque chose de très, très inégal. Piketty émet l’hypothèse que c’est la profession la plus inégalitaire : un peu moins de 20 % des paysans sont sous le seuil de pauvreté. Et à l’opposé, on a des franges supérieures extrêmement riches : 10 % des producteurs de porcs les plus riches touchent plus de 450 000 euros par an. Ce sont des revenus très importants.

Les plus riches sont les producteurs de céréales, de spiritueux et de porcs. Et les plus pauvres, à l’inverse, produisent des bovins allaitants, des ovins et caprins.

Je disais tout ça parce qu’il faut avoir en tête que la plupart des chiffres du ministère de l’agriculture traitent de 99 % du volume de production, laissant de côté les plus petites fermes, celles qui font moins de 10 hectares. Et ces fermes-là sont assez nombreuses, en fin de compte. Certain·es exploitant·es n’existent pas pour les statistiques : 10 à 20 % en sont exclu·es selon les productions ! Entre autres, ceux et celles travaillant dans des toutes petites fermes. Le Réseau d’information comptable agricole (RICA) couvre le champ des exploitations qui contribuent à plus de 90 % de la production standard du pays et utilisent plus de 90 % de la surface agricole, soit 65 % de l’ensemble des exploitations agricoles.

En France, beaucoup de petites fermes produisent peu. À l’inverse, la plus grosse part du volume de production est produite par peu de fermes. Ces fermes-là, les plus industrialisées, et en particulier dans certaines productions comme le vin ou les fruits et légumes, sont des fermes qui font massivement appel à la main-d’œuvre saisonnière, notamment immigrée, notamment de personnes sans-papiers.

Cette culture bénéficie de dérogations au droit du travail pour accueillir des personnes immigrées qui ont des contrats saisonniers, qui viennent en France seulement pour ça. Et donc, ces entreprises embauchent ces personnes dans leur pays et les font venir avec des conditions de vie et de travail qui sont proches de l’esclavage. La main-d’œuvre mal payée, immigrée, est directement corrélée en mode de production et à la taille de l’exploitation. À l’inverse, dans les petites fermes, il est déjà difficile de se payer, alors avoir de la main-d’œuvre saisonnière, c’est très compliqué, sauf parfois dans le maraîchage, parce qu’il y a vraiment un pic d’activité.

Donc à l’époque du Covid, ces flux de personnes se sont arrêtés, car les frontières étaient fermées. Et du coup, il y a eu de très gros soucis, c’était l’époque où le gouvernement disait aux profs d’aller cueillir les fraises. Donc, de ce point de vue-là, le système est quand même assez peu robuste. Il fallait faire venir des gens de très loin pour assurer ce genre de tâches. Et ce n’est pas viable tout le temps, surtout en situation de crise.

 

Est-ce qu’il y a toujours une concentration des terres agricoles  ? Tu disais qu’en France il y a pas mal de fermes moins de 10 hectares. J’avais noté que l’obligation de mettre des terres en friche ne concernait que des fermes au-delà de 10 hectares. En Pologne, par exemple, cela ne concerne que 25 % des paysans…

Ce n’est pas autant qu’en Pologne, mais ça concerne quand même pas mal de monde. D’autant plus qu’en France, une grosse partie de la terre cultivée est en fermage, pas en propriété. Le fermage est une entorse au droit de propriété obtenu par les paysans français, à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, par une réforme agraire non aboutie, comme nous disons à la Confédération paysanne. C’est un bail qui donne la possibilité au fermier pendant 10 ans de sécuriser son travail et les terres sur lesquelles il travaille. Mais il n’en est pas propriétaire pour autant. C’est très utilisé en France.

Pour revenir sur la question foncière, récemment on a publié un article de Tanguy Martin qui est spécialiste de ces questions foncières. Pour lui, on a un retour de la rente foncière en France. De plus en plus d’investisseurs extérieurs au monde agricole accaparent des terres et il y a un renforcement du fonctionnement en sociétés par rapport aux fermes traditionnelles. Ils utilisent notamment les Groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC).

L’article explique : « La propriété foncière n’a pas dit son dernier mot ! Elle a profité de la conjonction de deux phénomènes au début du 21e siècle. Tout d’abord, au début des années 2000, la majeure partie des subventions de la PAC sont désormais proportionnelles à la surface, plutôt qu’à la production. Ensuite, on observe un approfondissement de la division du travail dans l’agriculture française et l’émergence d’entreprises de travaux agricole (ETA) qui proposent de faire «à façon» toute l’activité de la ferme, ce que l’on appelle la délégation de travail intégrale. Cette dernière concerne désormais 7 % des exploitations en France. Ainsi, un·e propriétaire qui se déclare agriculteur·rice peut toucher les aides de la PAC, surtout s’iel possède une grande surface, et laisser le travail à d’autres. Alléluia, la rente foncière a été ressuscitée. Tout cela procède d’un mouvement plus large où l’agriculture est de plus en plus une affaire de salarié·es. Nous allons vers une agriculture sans agriculteur·rice ! »1

Il faut avoir en tête qu’aujourd’hui pour s’installer en agriculture, en élevage laitier en Bretagne, il faut au moins 700 000 euros. C’est extrêmement difficile. C’est la première raison pour laquelle il n’y a pas assez d’agriculteurs.

Et le phénomène est assez similaire dans tous les pays d’Europe.

 

Quel est le rôle des grandes entreprises qui gèrent les semences et les engrais  ?

Il y a plusieurs enjeux autour de tous les intrants – semences, pesticides ou engrais. Qui dit intrants dit nécessité de les payer. La Confédération paysanne défend l’agriculture paysanne, c’est-à-dire la tentative d’être le plus autonome possible et de réduire au maximum ce type de dépenses. Il y a une question économique d’abord, mais il y a aussi une question de liberté de choix parce que tous ces produits sont souvent vendus ensemble. C’est un paquet technologique.

Les semences que tu achètes sont des variétés qui promettent une plus grande productivité mais, pour avoir ce type de productivité, il faut mettre tel produit pesticide qui va avec la semence. De même pour l’engrais, il faut apporter de la matière fertilisante, sinon la variété en question ne marche pas bien.

Ce dont on parle peu, c’est que tout cela est fait pour des territoires avec des itinéraires techniques assez spécifiques, la monoculture, pour mettre sur une plaine. Ce n’est pas forcément adapté à des territoires de montagne plus difficiles. Tout ce qui sort de cette manière de faire productiviste ne marche pas. Toutes les agricultures vivrières qui ne sont pas dans ce mode de développement-là sont vouées à disparaître. C’est le cas pour les pays du sud de l’Europe et pour les pays africains, sauf exception.

En plus, ces modèles-là montrent leurs limites dans le cadre du changement climatique. C’est un vrai sujet, tous ces intrants : l’agriculture est locale, ce n’est pas une production que tu peux répliquer de la même manière partout. Elle dépend des personnes qui la font. La production en lien avec la nature n’est pas réplicable à l’infini n’importe où, même si les grosses entreprises voudraient faire ça pour pouvoir vendre leurs produits partout dans le monde.

 

Tu disais que tout ce qui n’entre pas dans ce modèle est voué à disparaître. Pourquoi  ? Est-ce que c’est une question de rendement  ? Est-ce que c’est une question de capacité à recevoir des investissements  ?

C’est un peu ce qui s’est passé depuis des décennies en Europe. Les petites fermes ont disparu progressivement avec l’exode rural, parce qu’elles n’étaient pas assez concurrentielles dans le marché unique européen. C’est la même chose par rapport aux accords de libre-échange et aux pays du Sud.

Soit l’agriculture et l’alimentation sont des activités que l’on considère comme indispensables à la vie et on doit les sortir du marché. Alors toutes ces agricultures, avec leur diversité, feront ce qu’elles ont à faire, c’est-à-dire nourrir les gens dans une sphère géographique donnée. Soit on considère que ce sont des activités marchandes et dans ce cas il faut qu’elles soient rentables au niveau régional, national ou international.

On ne peut pas imaginer qu’une prairie à 1 000 mètres d’altitude produise de la même manière qu’une plaine dans la Beauce. Pour autant, il faut pouvoir se nourrir sur toute la planète. Et l’agriculture ne sert pas qu’à se nourrir : il y a aussi l’entretien des paysages, la diversité culturelle, alimentaire, tout ce qui fait le ciment de nos sociétés.

 

Est-ce que tu peux donner quelques éléments et exemples sur les effets, dès aujourd’hui, du changement climatique  ?

Je pense que les grosses évolutions sont à venir dans quelques années ou dizaines d’années devant nous. En ce moment, les rapports s’enchaînent sur la dévastation que va engendrer le changement climatique. En particulier en Europe, on va avoir à faire face à des modifications structurelles des modes de production et de ce qu’on produit. Par exemple, dans la zone autour de Perpignan, il n’a pas plu depuis près de deux ans. On est dans un processus de désertification, il n’y a plus d’eau dans les rivières. Pour autant, il y a un projet de construction d’un golf ! Alors que la question plus profonde, c’est de savoir s’il y aura demain une agriculture là-bas ! Récemment, en réunion, on se disait qu’il faut s’orienter vers des modèles d’oasis, des choses qu’on ne connaissait absolument pas en Europe.

C’est un exemple, mais il y en a d’autres : la culture du maïs en France est une aberration car elle consomme énormément d’eau, notamment de retenues spécifiquement dédiées. Le maïs n’est pas une plante européenne, on n’est pas obligé d’en produire en France.

Il faut diversifier les systèmes, faire plus de polyculture, retenir l’eau dans les sols, faire de l’irrigation gravitaire comme autrefois avec les terrasses. Tout cela nécessite énormément d’investissements.

Il y a aussi d’énormes interrogations sur le vignoble, qui se déplace vers le nord. Un rapport récent disait que les prochaines zones de production, ça va être la Flandre.

L’Agence européenne de l’environnement a publié, le 11 mars, sa première évaluation européenne des risques climatiques pour l’UE, qui identifie 36 risques à plus ou moins long terme « auxquels notre société n’est pas suffisamment préparée », notamment pour l’agriculture et l’alimentation. L’Europe est décrite comme le continent qui se réchauffe le plus rapidement avec des risques pour sa sécurité énergétique et alimentaire, ses écosystèmes, ainsi que ses ressources en eau. Pour les cultures, le rapport pointe un risque critique pour les régions du sud de l’Europe, où est attendue une augmentation considérable des températures et de la sécheresse. Et de prévenir que les pays d’Europe centrale sont eux aussi menacés. 

L’Europe va devoir faire face à des degrés de réchauffement importants. En France métropolitaine, c’est + 3 ° à l’horizon 2050 et + 4 ° à l’horizon 2100 selon les politiques environnementales actuelles. Ça veut dire une augmentation de l’intensité et de la fréquence d’événements extrêmes.


 

Peux-tu expliquer ce qui fait l’unité des mobilisations qui ont eu lieu ces derniers mois, et leurs différences  ?

Première chose, c’est le premier mouvement agricole européen simultané dans l’histoire. Ça a touché tous les pays : Italie, Espagne, Grèce, Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Pologne, Allemagne, Belgique, France, Irlande et même la Suisse – alors que la Suisse n’est pas concernée par la PAC. Même en Angleterre, il y a eu quelques débuts de mobilisation.

On pourrait penser que les paysans ne sont pas les populations les plus connectées entre elles-mêmes, et pourtant un mouvement européen a émergé dans cette catégorie socio-professionnelle.

Malgré la grande diversité, il y a une certaine unité dans les revendications. Il y a un rejet du « carcan administratif », comme ils disent. Je pense que c’est assez vrai : une déclaration PAC est quelque chose d’effrayant. Ça à voir avec la numérisation et la fracture numérique. Ce sont vraiment des machines qui écrasent. Il y a un vrai sujet sur les contrôles administratifs en agriculture qui sont faits pour écraser particulièrement les petits producteurs. Ça n’a pas le même effet quand il s’agit de Lactalis ou d’autres mastodontes de ce type qui ne sont jamais contrôlés par la puissance publique. Le système est fait pour eux : ils ont des autocontrôles, c’est-à-dire qu’ils se contrôlent eux-mêmes, par le biais d’experts qu’ils paient. Évidemment, ce n’est pas le cas d’un petit paysan.

Il y a évidemment un rejet du verdissement des politiques agricoles. Et bien sûr, il y a la question sociale, des revenus, des inégalités. Le fait que l’industrie agroalimentaire ne paye pas au juste prix ce qui est produit, paye en général au-dessous du coût de production. Et même temps, la distribution pratique des marges et des surmarges absolument indécentes.

L’analyse de Via Campesina Europe, c’est que le rejet du verdissement est présent mais qu’il a comme cause le problème du revenu. Les politiques agricoles et les politiques plus larges industrielles et alimentaires ne font pas en sorte que les producteurs aient un revenu suffisant pour pouvoir endosser la transition agroécologique. Nous disons qu’on ne peut pas faire de transition agroécologique si les gens crèvent de faim, s’ils n’ont pas un revenu suffisamment assuré.

La situation est tellement tendue que le moindre changement, la moindre demande supplémentaire, même si en général elle est plutôt faible en termes d’effort – les jachères, la limitation les engrais, etc. – impacte la productivité, donc impacte le revenu et les paysans ne sont pas capacité de supporter ces efforts.

Et à cela, s’ajoutent le changement climatique et tous les autres problèmes écologiques, en particulier dans les pays du Sud. Ces problèmes ne peuvent pas être supportés par les exploitations. C’est particulièrement le cas en Espagne avec les sécheresses, mais aussi en Grèce avec les inondations.

C’est un autre gros sujet qu’on retrouve particulièrement dans l’Europe du Sud, mais c’était aussi le cas par exemple avec les tempêtes qui ont eu lieu en France, en Bretagne et dans le Nord. Les exploitations sont fragiles d’un point de vue économique, elles ne peuvent pas gérer les problèmes climatiques et autres.

Le dernier point est la question ukrainienne. Avec la guerre, l’Europe a voulu ouvrir les frontières aux produits ukrainiens – qui auparavant étaient taxés – pour aider l’Ukraine. Et certaines productions, notamment de céréales et de volailles, en France en tout cas, se sont retrouvées un peu submergées par les produits à très bas prix qui viennent d’Ukraine. C’est aussi le cas du miel.

Il y a plusieurs choses à dire. Par exemple, l’Ukraine semble être une porte d’entrée de miel venu d’autres endroits, notamment la Chine, ce n’est pas forcément du miel ukrainien. L’Ukraine a d’énormes exploitations de volailles, extrêmement industrialisées. Ils arrivent à produire à prix très bas. L’Ukraine est un des plus gros pays producteurs de céréales au monde.

La position de la Via Campesina Europe sur l’Ukraine, c’est que l’Union européenne aurait pu faire une tout autre politique de soutien à la production alimentaire et agricole ukrainienne. Parce que, très majoritairement, les produits qui sont soutenus par ces levées de taxes viennent d’exploitations industrielles, qui sont loin d’être la majorité en Ukraine. Au contraire, il y a un tissu de toutes petites fermes qui assurent la subsistance des populations rurales ukrainiennes et elles ne sont absolument pas soutenues.

La Confédération paysanne demande la mise en place de prix minimums d’entrée. C’est un dispositif qui existe dans le commerce international et qui consiste à ce que les produits n’entrent pas sous le prix des produits agricoles produits en France par exemple. Pour dire les choses simplement, un kilo de miel ne rentre pas en dessous de 7 euros le kilo en France. Le différentiel serait géré par l’État ukrainien et proposé par exemple au producteur ukrainien de miel. Comme ça, la production locale est aussi soutenue et elle ne vient pas concurrencer la production française.

Ce sont des choses qui ont été pratiquées en Algérie pour protéger la production de pommes algériennes. Ça permet de ne pas fermer les marchés à l’import. Ce n’est pas une politique protectionniste, c’est une politique de solidarité internationale et de soutien mutuel entre paysans. C’est assez différent de ce qu’on entend habituellement.

Après, bien sûr, tout le monde ne défend pas ça chez les agriculteurs, la Coordination rurale n’est pas du tout sur ce genre de propositions.

En France, ça n’a pas le même impact sur les céréales parce qu’elles ont été protégées très tôt par le gouvernement. Il devrait prendre également des mesures sur la volaille. Mais ça a été quand même un gros enjeu pour les agriculteurs des pays de l’Est.


 

Comment vois-tu les différenciations sociales dans le mouvement, et comment des organisations comme la Confédération paysanne et Via Campesina essaient-elles d’apporter une réponse  ?

Je crois que tous les syndicats agricoles ont été débordés. Ça a démarré dans le Sud-Ouest en France et autour de la maladie hémorragique épizootique, une maladie bovine qui est arrivée comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ça a démarré dans des milieux pas forcément syndiqués, ils sont descendus en partie spontanément, ils ont fait des blocages et ça a pris. À partir de là, la Coordination rurale, qui est un syndicat ultralibéral, très à droite, et la FNSA dans une moindre mesure, se sont emparées de la colère. La Confédération paysanne a décidé de rejoindre les mobilisations un peu plus tard parce qu’il y avait beaucoup de slogans anti-écologie et la Conf ne se retrouvait pas dans ces mots d’ordre.

Cependant, sur le terrain, c’était quand même assez mixte. Chacun tirait un peu dans son sens, la Conf tirait un peu dans le sens social, du revenu et des inégalités contre des accords de libre-échange. La Coordination rurale tirait plutôt contre les normes. La FNSA se prononçait contre la sécurité sociale agricole, contre les normes écologiques. Tout ça a cohabité. Au fur et à mesure que le temps passait, ça s’est un peu clarifié : le revenu est devenu une question primordiale parce que le gouvernement n’a pas de réponse sur ce terrain.

Il a cédé assez vite sur les normes environnementales. Ils sont en train de négocier le retour d’un certain nombre de pesticides interdits et de dérouler le tapis rouge aux revendications de la FNSA. Ces dernières, c’est assez étonnant, étaient secrètes !

Mais les paysan·nes sur le terrain n’étaient pas forcément satisfait·es, car les revendications de la FNSA ne sont pas forcément celle des paysan·nes. C’est pour ça que, dans un deuxième temps, Macron a cédé sur les prix planchers. Même si on ne sait pas dans quelle mesure il va tenir parole, il a été annoncé que les prix payés par l’industrie agroalimentaire ne doivent pas être inférieurs au prix de revient. Ce qui va plutôt dans le sens de ce que dit la Confédération paysanne.

Maintenant la situation est plus calme. Le gouvernement voudrait qu’il y ait un mot d’ordre d’arrêt des mobilisations.

La Confédération paysanne a eu l’intelligence de rester dans le mouvement alors que les deux autres syndicats avaient déclaré que c’était fini, juste après le salon de l’agriculture, début février. La Conf a continué et ça a rebondi au salon de l’agriculture. Le chef de la Coordination rurale, du Lot-et-Garonne, a ramené tout le monde à Rungis et, comme il y avait les CRS, il a dit « ah bah je vais rentrer ». C’était vraiment de la haute stratégie… les masques sont tombés.

Il ne faut pas trop enjoliver, parce que ça reste compliqué sur le terrain et le monde agricole est très partagé, ce n’est pas pour autant que les paysans vont voter pour la Confédération paysanne, qui est perçue comme un syndicat de gauche et des écolos. Mais on va dire que peut-être sur le terrain des revendications sur le revenu, et peut-être la question sociale, la question de la lutte des classes dans la paysannerie est revenue sur le devant de la scène. Et j’ai tendance à penser que ça a été très mauvais pour la FNSA d’être présidée par un agro-manager qui touche 15 millions d’euros pour présider la société Avril.

Après, il ne faut pas non plus penser qu’il y a une révolution en cours dans le monde agricole français. Ce n’est pas du tout le cas, les équilibres ne changent pas radicalement.

 

Est-ce la même dynamique à l’échelle européenne  ?

D’une manière plus générale, les dirigeants sont en difficulté : en France ou plus généralement, ils doivent faire face au problème écologique et ne savent pas faire. Ça impacte la productivité, ça impacte tout.

À un moment, il va falloir qu’ils mettent en place des politiques agricoles qui garantissent le revenu et qui poussent à la transition agroécologique. Tant qu’ils ne font pas ça, les mouvements de colère qui vont émerger vont être un peu spontanés et sans direction.

Et je pense que c’est la même chose un peu partout au niveau européen. Il y a cette trame de fond qui est insoluble dans le productivisme agricole européen. C’est vraiment une grosse contradiction, avec des intérêts divergents extrêmement forts entre d’un côté l’industrie et la grande distribution, et de l’autre la société et les gens, la sécurité alimentaire et la santé, liée à l’utilisation de pesticides.

La réponse qui est donnée au niveau européen, c’est de revenir en arrière sur la PAC, sur le verdissement de la PAC, sur les pesticides. Ce n’est pas durable. À partir du moment où il n’y a pas de solution sur la question du revenu, la mobilisation va probablement repartir à un moment, pas forcément dans la bonne direction d’ailleurs. Mais pour le moment, on ne peut pas dire que l’extrême droite a été majoritaire, qu’elle a dirigé les mouvements paysans.
 

Quel est le poids des différents syndicats à l’échelle européenne  ? Peut-on avoir une idée ce que représentent les courants progressistes  ?

En France, c’est 20 % aux élections – à peu près autant que la Coordination rurale – tandis que la FNSA et Jeunes agriculteurs font 55 % ensemble. Il y a un « centre mou » majoritaire et deux extrêmes.

Mais il y a peu de pays où il y a un fonctionnement représentatif et des élections professionnelles. En Espagne, le membre de Via Campesina, c’est Coag, qui est un des trois plus grands syndicats espagnols. Il y a énormément de diversité en leur sein. On a un membre en Angleterre qui s’appelle Landworkers Alliance. Ce sont plutôt des jeunes qui s’installent sur des schémas atypiques.

On a aussi un membre au Portugal qui est assez important. En Italie, il y a plusieurs membres dans le syndicat des paysans bio. On a des membres aussi en Suisse, en Belgique, en Wallonie et en Flandre. En Allemagne, il y a Arbeitgemeinschaft bäuerliche Landwirtschaft (AbL), qui est assez petit. Il y a des échanges avec des associations de paysans ukrainiens. Il y a en Turquie un gros syndicat de paysans.

Donc un peu partout il existe une gauche paysanne écologiste même si son poids est très variable. Ça génère un contre-pouvoir, même si ce n’est pas énorme. La difficulté est que, comme il n’y a pas d’élection professionnelle dans la plupart des pays, ce ne sont pas des syndicats mais des associations ou des ONG, qui ne regroupent pas seulement des paysans.

Dans le monde, Via Campesina revendique 200 millions d’adhérent·es. C’est quand même énorme. Le congrès international est vraiment impressionnant, avec des paysans qui viennent de partout dans le monde, avec beaucoup de femmes, de Corée, d’Afrique, des États-Unis, etc. C’est quand même assez incroyable, un bel exemple, et rare, d’internationalisme ! n


 

Propos recueillis par Antoine Larrache et Jan Malewski le 9 avril 2024

* Roxanne Mitralias est journaliste dans le domaine de l’agriculture. Elle travaille pour Campagnes solidaires, le mensuel de la Confédération paysanne. Elle a également été militante du CADTM et de Syriza Paris.

  • 1Tanguy Martin, Campagnes solidaires, numéro 402.