Les entreprises utilisent depuis longtemps les traités internationaux pour tenter d'empêcher les pays du Sud global d'affirmer leur souveraineté économique. Au cours des dernières décennies, les entreprises ont utilisé ces textes pour entraver les tentatives des gouvernements européens de faire face à la crise climatique.
Le gouvernement britannique a beau jouer avec notre avenir en traitant le changement climatique comme s'il s'agissait d'un match de football politique, il est une réalité qu'il ne peut nier : l'action climatique est nécessaire. C'est pourquoi, contre son gré, le gouvernement a annoncé le mois dernier que la Grande-Bretagne quitterait le traité le plus néfaste pour le climat : le traité sur la charte de l'énergie (TCE).
Le TCE est le produit d'une autre époque. Il a été concocté dans les années 1990 pour protéger les intérêts énergétiques occidentaux dans les pays de l'ex-Union soviétique. Au cœur de ce traité se trouve un mécanisme appelé règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS, de son sigle anglais), une sorte de cour d'arbitrage permettant aux sociétés transnationales et aux investisseurs de poursuivre les gouvernements pour des changements de réglementation qui nuisent à leurs bilans.
Depuis des décennies, les pays insèrent des clauses ISDS dans les accords de commerce et d'investissement. Les barons du pétrole et de la finance les ont conçues dans les années 1950. Alors que les pays du monde entier se libéraient de leurs liens impériaux, ces dirigeants d'entreprise se demandaient comment protéger leurs intérêts économiques contre les gouvernements de libération nationale qui prenaient le pouvoir dans les pays du Sud global.
La nationalisation du pétrole iranien a marqué un tournant. Bien que les États-Unis et la Grande-Bretagne aient orchestré un coup d'État pour renverser le gouvernement iranien, il a été admis que ce n'était pas une façon durable de diriger le monde. Il était de loin préférable de créer un ensemble d'obligations légales. Grâce à l'ISDS, si un gouvernement expropriait les actifs d'une entreprise étrangère, celle-ci pouvait contourner le système juridique local et se tourner directement vers l'arbitrage international où, sans transparence, sans juge compétent pour peser les différents intérêts, sans droit d'appel et avec le poids du droit international pour étayer toute demande retenue, les entreprises disposaient en fait de leur propre système juridique unilatéral.
Avançons à la décénie 1990. L'effondrement de l'Union soviétique a ouvert de nouvelles perspectives aux entreprises occidentales, mais celles-ci ne voulaient pas prendre le risque que les nouveaux gouvernements arrivés au pouvoir puissent canger d'avis au sujet de leurs opérations. Le TCE a été conçu pour éliminer ce risque et établir une norme favorable aux entreprises pour un avenir lointain.
Ce que les pays occidentaux ne savaient pas, c'est qu'un jour, ils deviendraient eux aussi la cible de ces tribunaux d'affaires.
Occident contre Occident
Au début des années 2000, les entreprises ont compris que la plus grande menace à laquelle elles étaient confrontées n'était pas celle d'un gouvernement saisissant leurs plates-formes pétrolières, mais celle de la lutte contre le changement climatique, qui était considérée comme une nécessité croissante dans toute l'Europe.
Les avocats de la City ont fait des heures supplémentaires pour élargir les types de cas pouvant être traitées dans le cadre du TCE, et les pays ont été poursuivis à plusieurs reprises pour avoir introduit des mesures visant à améliorer la qualité de l'environnement et à supprimer peu à peu l'exploration des combustibles fossiles. Les compagnies charbonnières allemandes ont poursuivi les Pays-Bas pour avoir éliminé progressivement le charbon. La Slovénie a été poursuivie pour avoir interdit la fracturation hydraulique. Le Danemark a été poursuivi pour sa taxe exceptionnelle sur les bénéfices pétroliers excédentaires.
En outre, les entreprises n'ont pas simplement intenté des actions en justice pour récupérer l'argent qu'elles avaient déjà investi dans les projets. Souvent, des indemnités leur avaient été proposées pour compenser ces coûts. Au lieu de cela, elles ont intenté des actions en justice pour des montants beaucoup plus élevés, en fondant leurs demandes sur la perte de profits futurs.
La société britannique Rockhopper a intenté un procès à l'Italie lorsque des manifestants ont forcé le gouvernement à interdire la prospection pétrolière au large de la côte adriatique du pays, zone que la société pétrolière espérait explorer. L'indemnisation demandée par Rockhopper s'élevait à quelque 350 millions de dollars, soit sept fois le montant investi dans la prospection. La société a ensuite annoncé qu'elle investirait dans un nouveau projet au large des îles Malouines. La leçon à retenir est que le TCE ne se contente pas de transférer le coût de l'action climatique du secteur privé vers le public, mais qu'elle soutient activement l'économie des combustibles fossiles.
Nombre de ces affaires ressemblent à des tentatives de punir les gouvernements pour avoir pris des décisions en réponse à des protestations et à des campagnes contre des projets miniers impopulaires. Dans d'autres parties du monde, des clauses ISDS ont été introduites spécifiquement pour prévoir que les gouvernements ne feraient pas, dans l'intérêt du capital étranger, le nécessaire pour réprimer les mouvements de protestation . Il n'est donc pas surprenant que ces mouvements de protestation aient concentré leur attention sur la question du TCE en tant qu'obstacle à la souveraineté populaire.
Les responsables politiques de tous bords ont semblé véritablement choqués par l'existence du TCE et consternés par la manière dont il affecte si fondamentalement leur souveraineté. Du gouvernement espagnol de gauche au gouvernement polonais de droite, les manifestations ont convaincu les responsables politiques de sortir du pacte énergétique.
En 2023, neuf pays, dont l'Italie, la France, l'Allemagne et les Pays-Bas, ont annoncé leur sortie. Pour bon nombre de ces pays, le TCE représentait désormais un danger clair et actuel pour la nécessité de faire évoluer leurs économies jusqu'à un point à partir duquel on pourrait affronter la transition climatique, ajoutant des obstacles juridiques et des coûts exorbitants à ce processus déjà difficile.
Cependant, ils sont toujours confrontés à un problème. Le TCE comporte une clause d'extinction de vingt ans profondément antidémocratique, ce qui signifie que même si un pays quittait le traité aujourd'hui, des poursuites pourraient encore être engagées pendant les deux décennies à venir. Des efforts diplomatiques considérables ont été déployés au sein de l'UE pour trouver un moyen d'abroger cette clause, et les gouvernements ont proposé la solution suivante : s'ils quittaient le traité tous ensemble, de manière coordonnée, ils pourraient signer un accord qui empêcherait au moins le dépôt de poursuites des uns contre les autres, ce qui limiterait leur risque.
La particularité britannique
En dehors de l'UE, la Grande-Bretagne a vu les choses différemment. S'accrochant toujours à la vieille idée que "le marché sait mieux faire" et que nous pouvons surmonter nos graves difficultés économiques en nous lançant dans d'interminables négociations commerciales ( dont la plupart n'aboutissent à rien), le gouvernement britannique a traîné les pieds. Peut-être espérait-il même attirer davantage d'investissements dans les combustibles fossiles, en étant le dernier bastion de protection des investisseurs en Europe.
Il est clair que Rishi Sunak tente de provoquer une guerre culturelle avec sa dangereuse campagne visant à "maximiser" les réserves de combustibles fossiles en mer du Nord. Il aura beau s'opposer à la crue, il ne pourra pas l'endiguer. La réalité nous rattrape.
Depuis que Joe Biden est devenu président des États-Unis, il est admis que le changement climatique nécessite un changement d'attitude sur le plan économique. Il s'agit désormais d'une course entre les grands blocs de pouvoir, qui utilisent l'argent et le pouvoir gouvernemental pour construire les industries de demain.
À cet égard, la Grande-Bretagne est loin derrière. Alors qu'une partie du monde des affaires - en particulier les entreprises de combustibles fossiles et une partie du secteur financier - soutient le TCE, une autre partie se rend compte que l'approche de laissez-faire du gouvernement britannique nuit chroniquement à leur compétitivité.
Alors que les pays de l'UE commençaient à quitter le TCE, la prise de conscience que la Grande-Bretagne serait confrontée à des obstacles proportionnellement plus importants pour une transition écologique a commencé à inquiéter les syndicats de l'industrie manufacturière, une partie de la communauté des affaires et même certains députés conservateurs. Cela a commencé à faire pression sur le gouvernement et, au cours de l'année écoulée, la ligne a évolué, passant d'un soutien inconditionnel à l'acceptation, le mois dernier, du fait que les coûts du maintien étaient trop élevés.
Rien de tout cela ne remet en cause le rôle joué par les mobilisations pour en arriver là. Au sens le plus large, seule une campagne importante menée pendant des décennies par le mouvement pour le climat a permis d'opérer ce changement massif qui fait que l'action en faveur du climat est désormais considérée comme une nécessité. Les citoyens ont vaincu l'économie du "le marché sait mieux faire", même s'il nous reste bien sûr un long chemin à parcourir pour parvenir au changement économique dont nous avons besoin.
Plus précisément, ce n'est que grâce aux mobilisations menées dans toute l'Europe que la question du TCE a été soulevée au point que les responsables politiques ont commencé à envisager leur retrait. Et dans la plupart des pays, ce sont les mobilisations qui les ont forcés à le faire. C'est également le cas en Grande-Bretagne, où les clivages au sujet du TCE ont été imposées par les militants pendant quatre ans, le mouvement climatique (de l'Alliance verte à Extinction Rebellion) se joignant à la critique du système.
Prochaines étapes
Bien entendu, l'annonce du mois dernier n'est qu'une première étape, qui consiste à supprimer un obstacle structurel à la transition climatique. Elle n'en est pas moins importante. Le retrait du Royaume-Uni pourrait annoncer la fin du TCE dans son ensemble. Il est désormais considéré comme un cadavre que seuls ceux qui profitent de la destruction de notre planète peuvent pleurer. En retour, cela signifie qu'un élément petit mais significatif de notre économie de marché néocoloniale a été démantelé.
Les personnes les plus touchées par l'ISDS vivent dans les pays du Sud global. Dans de nombreux accords commerciaux, l'ISDS est utilisé pour intimide et soutirer de l'argent aux pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Le Honduras et la Colombie font actuellement l'objet de poursuites judiciaires exorbitantes pour avoir simplement protégé les intérêts de leurs citoyens contre des capitaux rapaces.
Récemment, les entreprises ont eu recours à l'ISDS pour obtenir l'accès aux minerais essentiels dont elles ont besoin pour la transition écologique et pour les obtenir aux conditions qu'elles exigent. Si ces métaux sont nécessaires à l'industrie verte, nous ne pouvons pas construire une économie d'avenir sur la pauvreté et l'exploitation de ceux qui ont le moins contribué au changement climatique. C'est à ces pays qu'il revient de décider comment utiliser leurs propres ressources pour stimuler leur développement.
La bonne nouvelle est que des pays comme le Pakistan, l'Afrique du Sud et la Bolivie, ainsi que le Royaume-Uni, se retirent des traités qui les soumettent à ce traitement. Plus récemment, le gouvernement de gauche du Honduras a annoncé qu'il se retirerait du système de cours d'arbitrage propre à la Banque mondiale, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). La victoire sur le TCE les aidera à souligner l'hypocrisie d'une économie mondiale qui permet de plus en plus au Nord global de se lancer dans la planification économique (bien qu'elle soit encore terriblement insuffisante) mais qui exige la règle du marché pour tous les autres.
Plus que tout, il est désormais clair que le débat sur le changement climatique a évolué de manière décisive vers un point où il est au moins possible de plaider en faveur d'une transformation économique radicale. La victoire du mois dernier est un net progrès.
Publié par Jacobin America latina, le 12 avril 2024. Traduit par Laurent Creuse.