Cédric Durand et Razmig Keucheyan s’attaquent ici à une question d’ampleur : ils explorent ce que pourrait impliquer une vraie « bifurcation », c’est-à-dire une transition vers un écosocialisme, notamment en matière de planification. Les deux auteurs affichent d’emblée la nécessité d’une rupture avec un « capitalisme industriel, productiviste et consumériste [qui] n’est pas compatible avec la préservation d’écosystèmes vivables pour les humains » tout en mettant à juste titre en garde : « changer de système ne se fait pas en claquant des doigts ».
«Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique », de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Zones, 256 p., 20,50 €.
Écologie, besoins et marché
La première partie de l’ouvrage traite de la crise écologique et souligne l’impuissance du marché à y faire face. Quant aux interventions actuelles de l’État, elles visent essentiellement à « verdir » l’existant sans modification réelle de la structure productive et du mode de satisfaction des besoins. Le capitalisme vert n’est donc pas une option. Il est en fait nécessaire de politiser l’économie : le capitalisme sait d’ailleurs parfois le faire en cas de guerre en fixant à l’appareil productif des objectifs en nature (des canons, des tanks…). La transition écologique suppose de faire avec les « limites planétaires » : pour ne pas épuiser les écosystèmes, il faudra des choix fondés sur une hiérarchie des besoins politiquement définie.
Les besoins sont le sujet de la deuxième partie. « Le capitalisme fabrique des besoins qui nous conduisent dans le mur » par la publicité et l’obsolescence (mais aussi, faudrait-il ajouter par l’organisation de l’espace qui éloigne par exemple lieux de travail et d’habitat). Il est nécessaire que ce ne soit plus la production qui gouverne les besoins mais l’inverse. « Les besoins doivent devenir matière à délibération démocratique ». Il s’agit d’assurer à chacun des conditions de vie décentes qui ne se limitent en aucun cas aux besoins matériels mais incluent l’éducation, l’information, les déplacements… Les auteurs citent une étude qui montre la possibilité de satisfaire ces besoins dans le respect des écosystèmes. Ils fournissent aussi des principes permettant de distinguer entre besoins artificiels et besoins réels, définis comme tel par la personne et sous réserve que sa satisfaction soit compatible avec deux principes : la soutenabilité au regard des équilibres écologiques et l’égalité. Reprendre le contrôle de l’économie est nécessaire et ne peut passer par le système des prix, même assorti de taxes présentées à finalité écologique. Reprenant des débats économiques du 19e siècle, Durand et Keucheyan reviennent sur la viabilité d’une planification économique non monétaire, en nature, combinant optimisation des conditions de vie et efficience technique. Et affirment sa possibilité.
Planifier
La troisième partie vise à adosser la future planification écologique à des expériences imparfaites ou partielles qui fournissent des « germes du possible ». Les expériences passées visaient à accélérer la croissance économique, « aujourd’hui, il faut planifier la décroissance de l’impact biophysique des activités humaines ». Cette nouvelle planification pourra s’appuyer sur la masse de données disponibles grâce d’abord au numérique (avec une difficulté liée à l’impact écologique négatif de son développement). De la même façon, les réseaux de satellites peuvent fournir des informations sur les émissions liées à la production et à la consommation d’énergie. La planification supposera aussi une modification des méthodes comptables afin d’intégrer les impacts sur l’environnement, tant au niveau des entreprises et administrations qu’au niveau central.
Au-delà, se posera la nécessité de la décision politique démocratique sur les priorités. Et donc en premier lieu, sur les choix d’investissement. Les auteurs développent ensuite un point essentiel de la transition écosocialiste : celle-ci nécessite à la fois d’engager le démantèlement d’activités néfastes et de mobiliser les ressources pour créer une nouvelle structure productive respectueuse de l’environnement.
Cela supposera d’investir d’énormes ressources qui ne pourront donc pas être utilisées pour la consommation. On peut remarquer, même si les auteurs ne le font pas que, toutes choses égales par ailleurs, cette contrainte s’apparente à celle à laquelle s’est trouvée confrontée l’économie soviétique dans les années 1920 et qui a donné lieu au débat sur « l’accumulation socialiste primitive »1 . Durand et Keucheyan insistent sur le fait que durant cette « période spéciale », il est nécessaire de protéger l’ensemble des travailleurs contre les vicissitudes de la bifurcation écologique tout en promouvant des activités utiles.
Planification et décision
La quatrième partie tente de répondre à la question : « gouverner par les besoins, mais comment ? » Il s’agit de « conjurer le risque de dictature sur les besoins par des bureaucrates » décidant ce qu’est un besoin essentiel. Les auteurs utilisent l’expression de « fédéralisme écologique » pour nommer le processus démocratique d’expression et de décision au niveau le plus bas possible tout en s’assurant que sont respectés les principes de soutenabilité et d’égalité. À cette fin, un échelon central sera amené à intervenir. Suivent dans le texte des développements plus institutionnels sur les organes de concertation, l’inscription des objectifs écologiques dans la Constitution et les services publics et enfin le rôle (toujours en matière de planification) d’une Assemblée parlementaire.
Dans leur conclusion, les auteurs insistent sur le fait que la mise en place et le fonctionnement d’une planification écologique auraient à faire face à de nombreux dilemmes, notamment l’articulation entre centralisation et décentralisation.
Nous avons ici tenté de résumer les aspects qui nous paraissent les plus intéressants dans ce livre qui a le mérite d’aller au-delà des slogans pour d’explorer les voies d’un futur souhaitable même si Marx s’est toujours refusé à « faire bouillir la marmite de l’avenir ». D’autres passages du livre sont plus fastidieux (comme les nombreuses références ou le long rappel des débats sur le calcul économique), voire d’une utilité discutable (développements sur une réforme avortée en Suède, sur la Chine et sur le Plan français). On aurait pu également souhaiter que la question des inégalités, entre Nord et Sud et au sein de pays du Nord, soit évoquée moins rapidement. Nous ne discuterons pas ici du dernier point traité, décisif, des conditions politiques de la mise en œuvre de la transition vers l’écosocialisme : leur démarche renvoie à une analyse discutable des classes sociales (qu’ils empruntent à Duménil et Lévy) et de ce que serait leur comportement face à un processus de transition. Cela nécessiterait des développements qui excéderaient le cadre de cet article.
- 1Voir Michel Husson, « Preobrajensky et la quadrature du cercle », Entre les lignes entre les mots, 16 août 2021