Sables mouvants

par Peter Blumer

Diana Tilden Davis est heureuse. Sa photo fait la une de la presse sud-africaine du 30 décembre 1991. Elle a décroché le titre de seconde princesse au concours de Miss Monde.

Imagine-t-on une information plus importante pour le public sud-africain en cette fin d'année 1991 ? Les patrons de presse, du moins, ne l'ont pas pensé, puisqu'ils ont fait de l'aventure de miss Tilden-Davis l'événement du jour !

Dans un pays qui connaît actuellement le plus grand tournant politique de son histoire, et où se négocie en coulisses une mutation politique et institutionnelle décisive, on serait plutôt enclin à plaisanter sur la futilité traditionnelle de la presse sud-africaine 1 .

MAIS penser que cette élection est un événement futile reviendrait, cette fois-ci, à prendre le risque de faire un petit contresens. Car miss Tilden-Davis monte sur le podium après quatorze ans d’absence du drapeau sud-africain de cette compétition imbécile. Retour-symbole de l’Afrique du Sud dans le “monde de la beauté” ! Tout comme le retour de l’équipe nationale dans la coupe du monde de cricket ; tout comme la décision d’organiser la future coupe du monde de rugby en Afrique du Sud ; tout comme la prochaine réouverture de son grand prix automobile de Formule 1, etc. Autant de signes d’un message clair : le pays est à nouveau fréquentable et respectable. Le retour à “la normale” doit d’abord s’exprimer par les symboles les plus médiatiques.

On aurait tort de sous-estimer les effets de cette propagande, y compris parmi certaines couches de la population noire. Les changements constitutionnels, mais aussi les ouvertures sociales qui vont se réaliser dans un avenir très proche, favoriseront certaines catégories sociales noires — professions libérales, petits patrons, notabilités diverses, etc. Un nouveau mythe national, consensuel, est donc en voie d’édification. Miss Tilden- Davis en fait partie, tout comme la nouvelle équipe de criket “multiraciale”.

Le drapeau sudafricain va sans doute être modifié, et pourquoi pas l’hymne national.

Ces événements ne touchent-ils que les couches les plus favorisées de la population noire ? Sans doute pas. Car, au-delà des symboles, c’est évidemment toute la vie politique qui a changé. La répression systématique et massive a cessé, et cesont souvent les habitants des Townships qui souhaitent l’intervention de la police pour que cessent des affrontements locaux. Le Congrès national africain (ANC) a largement accès aux divers médias et semble s’adresser sur un pied d’égalité aux gens du pouvoir. « La vie peut changer ; la vie va changer » : voilà maintenant un sentiment plutôt répandu.

Négociations sur le futur

C’est aussi le message que voulait faire passer l’ouverture solennelle du Congrès pour une Afrique du Sud démocratique (Convention for a Democratic South Africa, CODESA).

Cette conférence s’est tenue les 19 et 20 décembre 1991 à Johannesburg. Elle a rassemblé dix-huit délégations parmilesquelles celle du Parti national au pouvoir, les libéraux du Parti démocratique, l’ANC, diverses organisations représentatives de leur “races” selon la politique d’apartheid, le Labour Party “métis” et les chefs de Bantoustans. L’extrême droite a refusé d’y participer, notamment le Parti conservateur. Parmi les forces de libération, le Congrès pan-africain (PAC) et l’Organisation du peuple d’Azanie (Azapo), entre autres, ont décliné l’invitation.

Au terme de ces travaux, cinq groupes de travail ont été mis en place ; chacun devant traiter un aspect particulier de la transition et aboutir à une proposition consensuelle — l’un est chargé du projet constitutionnel proprement dit.

La CODESA représente donc une étape importante. Elle confirme que les négociations se font de manière multilatérale, même si le face-à-face entre l’ANC et le gouvernement garde une grande importance. Le parti zoulou, Inkhata, y a participé tout en menant une petite bataille spectaculaire pour la présence du roi des Zoulous, afin de bien faire sentir la spécificité “nationale” de cette organisation. Face à un premier refus, notament de la part des chefs d’autres bantous tans, le chef d’Inkhata, Buthelezy, a fait le choix de ne pas se rendre personnellement à la conférence « pour rester auprès de mon roi » a-t-il déclaré2 . Le ton était ainsi donné. Les “races”, les Homelands, les partis de l’apartheid étaient tous invités, sur un plan d’égalité avec l’ANC, pour négocier la fin du vieux système. Le mouvement de libération ne peut donc plus prétendre représenter tous les opprimés. Le régime a réussi, au-delà de toute espérance, à fragmenter leur représentation en faisant accepter de facto la représentativité des notabilités du “développement séparé des races”. Ce serait une banalité de rappeler que nombre de ces négociateurs ne sont pas prêts à scier la branche sur laquelle ils sontassis. Ils obtiendront une place dans les institutions “post-apartheid” en y transférant une partie du passé, de ses préjugés, et de ses divisions. Tel est l’objectif.

Mettre l’ANC à genoux

Le jour de l’inauguration de la Conférence, le président De Klerk a fait un discours surprenant, attaquant l’ANC sur laquestion de son aile armée, Um Khouto We Sizwe (MK — La lance de la nation). La réponse de Nelson Mandela a été tout aussi brutale, allant directement à l’encontre de la personne du président de la République. Le lendemain, cependant, tout était rentré dans l’ordre : poignées de mains et nouvelles déclarations sur le consensus virtuel. Alors pourquoi ces accrochages ?

Il est probable que les deux camps ont besoin de cela face à leur propre base. Mais cela relève surtout d’un acharnement du pouvoir à amener l’ANC à genoux vers la table de négociations. Les jeunes des townships sont toujours dans l’attente d’une apparition de la MK, de ces militaires de l’ANC qui appartiennent à la légende. Une partie de ceux-ci constituent d’ailleurs une frange radicale qui pèse dans certains débats. Alors qu’il est devenu évident que la MK a été définitivement mise au rebus par la direction de l’ANC, le pouvoir fait mine d’y attacher toujours de l’importance, et ce pour bien insister sur la mutation nécessaire du Congrès national africain d’un mouvement de libération à un parti comme les autres ; d’une force militante, populaire, à un appareil de notables ! Est-ce un hasard si, dans les jours qui ont suivi cette passed’armes, on annonçait un probable accord entre le gouvernement et Inkhata sur le port d’armes traditionnelles dans les manifestations de ce dernier ? Ou bien lorsque l’on découvre soudain que le parti nazi, AWB, a un camp d’entraînement militaire. Incroyable “découverte”, en effet, dans un pays muni d’un tel système policier d’investigation. Ainsi les cadres militaires de l’ANC et la pègre fasciste sont-ils malicieusement renvoyés dos à dos par la providentielle simultanéité des informations de presse.

La CODESA devrait aboutir à un accord politique d’ici quelques mois.

Une commission appointée par le pouvoir a déjà proposé, à titre consultatif, un système de deux chambres. La premièreserait élue à la proportionnelle. La seconde, représentant neuf grandes régions (ce qui implique la disparition des Bantoustans et leur intégration aux régions) permettrait, en réalité, une sur-représentation des régions rurales “blanches” et des “communautés locales”. Les possibilités de blocage par des minorités raciales et le maintien des fragmentationsethniques seraient ainsi plus ou moins préservées. Selon la commission, le régionalisme basé sur les divisions ethniquespourrait ainsi être remplacé par un régionalisme basé sur des spécificités socioéconomiques3  !

Reste le problème de la “transition”. Pour le moment, l’ANC et le gouvernement ont fait des propositions assez différentes. Pour le premier, il s’agit de mettre sur pied un gouvernement intérimaire pour une durée d’environ dix-huit mois et de préparer la convocation d’une Assemblée constituante qui discuterait et approuverait alors un projet de Constitution plus ou moins préparé par CODESA.

Tentative de cooptation

Le régime de son côté ne veut pas, dit-il, la moindre vacance constitutionnelle. Par conséquent, les institutions actuelles, tout en pouvant être partiellement amendées, devraient rester en vigueur jusqu’à ce qu’un nouveau texte soit finalement approuvé par référendum. Le pouvoir refuse ainsi toute idée d’Assemblée constituante, qui, selon lui impliquerait, au moins pendant ses travaux, un vide constitutionnel. En fait, ce que cherche de Klerk c’est la cooptation de la direction de l’ANC avant tout appel au suffrage universel pour lui faire ainsi assumer, sans trop de pressions extérieures, les compromis prévus.

Finalement, et alors que les travaux de CODESA sont en cours, de Klerk vient de franchir un pas supplémentaire dans sonoffensive politique concernant cette transition. Le 24 janvier 1992, à l’ouverture de la session parlementaire, il a en effet annoncé que la population noire4  pourrait se prononcer par référendum sur la mise en place d’un “gouvernement transitoire”.

En attendant, de Klerk pourrait aussi envisager la mise sur pied d’un Parlement “intérimaire”, constitué d’une Chambrehaute qui serait le résultat de la fusion des trois chambres actuelles (blanche, métisse, indienne) et d’une Chambre basse élue au suffrage universel, avec, pour la première fois, le vote des “Africains”5 . Sans doute dans l’hypothèse où l’ANC obtiendrait une majorité dans cette seconde chambre, il pourrait être proposé que les deux chambres aient un droit de veto réciproque ! Enfin, ce schéma serait soumis à un référendum, avec décompte des voix par communauté. Les experts en droit constitutionnel ne manquent pas d’imagination !

Le gouvernement transitoire ainsi envisagé permettrait donc de coopter l’ANC, mais aussi d’autres “représentants” des populations écartées jusqu’à présent de toute citoyenneté. On pense donc à l’entrée possible dans ce gouvernement de gens comme Gatsha Buthelezi d’Inkatha (Kwazulu), de Lucas Mangope du Bophuthatswana ou du général Holomisa du Transkei. Cette possible cooptation de l’ANC au sein d’un aéropage de dirigeants de bantoustans constituerait un tournant considérable dans la lutte de libération et dans la nature de l’ANC.

Qui décide dans l’ANC ?

Une négociation constitutionnelle est un enjeu périlleux pour toute force de libération. Elle l’est d’autant plus lorsqu’on arenoncé à faire intervenir la pression sociale du mouvement de masse sur les événements. Tout au long de ces derniers mois, la direction de l’ANC a arrêté de féconder les luttes et de les organiser. Elle a même renoncé, semble-t-il, à être lui-même un mouvement militant et structuré. Qui a donné mandat à Nelson Mandela pour renvoyer dos à dos, dans son message de nouvel an, l’extrême droite et l’extrême gauche qui ne participent pas à la Conférence ? Quelle instance lui apermis d’affirmer, à l’encontre de toutes les déclarations de son mouvement durant ces dernières années, qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que les Blancs, en tant que tels, disposent, pour un temps, d’un bloc de sièges parlementaires6  ? Est-ce là la nouvelle doctrine des directions de l’ANC, du Parti communiste sud-africain (SACP) et de la fédération syndicale, le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU), qui ont constitué, ensemble, une “alliance stratégique”, supposée discuter démocratiquement, de la base au sommet, de toutes les négociations ?

Il ne fait pas de doute que le groupe dirigeant s’est totalement autonomisé et poursuit un objectif ignoré de ses membres.Or, tous ces glissements sont, à chaque fois, de véritables douches froides pour ces milliers de militants à qui l’on a répété pendant des mois que se négociait, en réalité, le “transfert du pouvoir” !

La crise de l’ANC est devenue très préoccupante pour l’avenir même du mouvement de masse. Des formes de décomposition sont d’ailleurs maintenant clairement apparues. L’incident, survenu dans la région de Port Elisabeth, lorsque des membres de l’aile armée, MK, non-payés depuis des mois, ont saccagé le local de l’ANC en dénonçant sa bureaucratie, en est un exemple.

Crise à la base et au sommet

A l’opposé, les cas de cooptation, de bureaucratisation et de renoncement sont légion. Curieuse alliance par exemple quecelle réalisée entre la Ligue des femmes de l’ANC (ANC Women’s League) et la structure féminine du Parti national, pour débattre de la place des femmes dans la société “post-apartheid” ; “alliance” dans laquelle on trouve, par exemple, des femmes comme l’éditrice locale de la revue Cosmopolitan.

L’idéologie du développement postapartheid, de la “reconstruction nationale”, est d’ailleurs devenue l’excuse pour toutessortes de compromissions. On ne compte plus les cadres de l’ANC qui se sont trouvés propulsés ces derniers mois dans des structures universitaires de recherche sur la nouvelle Afrique du Sud ou dans des lobbies supposés “réfléchir” à l’avenir. Un exemple parmi d’autres, celui de Trevor Manuel, membre du comité central de l’ANC, participant dans son mouvement à l’élaboration sur le futur en matière socio-économique... et travaillant simultanément à une recherchesimilaire pour la multinationale Mobil Oil !

L’Independant Development Trust (IDT) que contrôle l’ANC et son pactole de 5 milliards de rands permettent au mouvement d’envisager des projets de développement social en partenariat avec des banques et des fonds de retraites7 . Au-delà du doute qu’il est permis d’avoir sur la transformation sociale que de tels projets permettraient, c’est bien du développement d’une nouvelle bureaucratie qu’il est maintenant question dans les sphères du pouvoir et de la classe dirigeante.

L’argent coule à flots ; il provient de certaines entreprises, d’institutions internationales et des États. On a maintenantdépassé le simple stade de l’opportunité tactique pour atteindre les rivages de la compromission. Que pense, par exemple, le mouvement anti-apartheid néerlandais qui a mené pendant des années une campagne de boycott de Shell avec la bénédiction de l’ANC et qui a brutalement appris que la multinationale offrait à ce dernier, pour local national, son building de Johannesburg ? Peut-on penser qu’il s’agit là d’un geste inconsidéré et sans contrepartie ?

Enfin, la direction du mouvement a été récemment affectée par des affaires d’infiltrations policières fort peu claires et de toute manière inquiétantes.

Il y a eu, par exemple, une rumeur sur le retournement par la police du principal dirigeant de la jeunesse, Peter Mokaba, puis l’exclusion d’un des principaux dirigeants du COSATU et du syndicat de la métalurgie Maxwell Xzulu, accusé d’être un agent depuis plusieurs années.

La guerre des taxis

Si tout est à négocier au sommet, la situation est tout autre au cœur des townships et des bantoustans. La débâcle sociale n’étant pas suspendue pour cause de pourparlers, on assiste à un approfondissement de la crise de représentation politique et à une dangereuse fragmentation des communautés. Ainsi, dans la région du Cap, et notamment dans le township de Crossroads, une véritable guerre civile a opposé deux compagnies de taxis, dont les propriétaires noirs se disputaient lesparcours les plus rentables8 . La municipalité centrale du Cap a envenimé le conflit en favorisant l’une d’entre elles. Divers clans se sont opposés et certaines sources affirment que des gens de l’ANC se sont retrouvés de part et d’autre. Le comité de paix constitué par toutes les forces progressistes a été paralysé par le sectarisme.

Finalement, le premier bilan est lourd et ne fait que rendre encore plus opaques aux yeux de la population noire les vrais défis du moment. De nombreuses personnes ont été tuées dans les fusillades. Les bandes et gangs se multiplient d’autant qu’il est devenu aisé de se procurer un AK47 pour quelques dizaines de rands, notamment à cause de la crise qui atteint les rangs inférieurs de la MK.

Dans certains bantoustans, la situation n’est guère meilleure, à commencer évidemment par les affrontements quasi-permanents au Kwazulu. Au Ciskei, maintenant, les heurts se sont multipliés entre partisans de l’ANC et ceux que le pouvoir local manipule. Demain, le semi-démantèlement des bantoustans va libérer de nouvelles migrations. Celles-ci vont exercer des pressions accrues sur le marché de l’emploi, sur l’habitat urbain, ou encore sur le système éducatif. Cette transition chaotique risque alors d’exacerber les concurrences et les préjugés ethniques, affaiblissant encore un peu plus les solidarités entre opprimés, difficilement accumulées au cours des dix dernières années.

Licenciements et inflation

Le paradoxe c’est qu’au moment même où, à CODESA, on prétend procéder à la construction d’une nouvelle Afrique du Sud, la crise économique ne ralentit pas et aggrave la situation sociale de millions de Noirs. Selon le Business Day du 20 décembre 1991, l’inflation des prix des produits alimentaires aurait atteint des records sans précédent pour l’année écoulée : 43,4 % pour les fruits, 38,1 % pour la viande et 33,9 % pour les légumes. Cette hausse des prix est notamment due à l’introduction récente de la taxe sur la valeur ajoutée pour cette catégorie de marchandises. Au total, entre novembre 1990 et novembre 1991, le prix de l’ensemble des denrées alimentaires aurait augmenté de 26,9 % (pour une inflation globale, officielle, de 11,5 %).

La récession économique se poursuit ; le prix de l’or, une des principales exportations du pays, continue de fluctuer dans une fourchette très basse. Le chômage et les licenciements augmentent. Selon New Nation du 20 décembre 1991, 39 000emplois ont été perdus dans le secteur minier pour les seuls mois de juillet et août 1991. En août encore, le secteur de la construction aurait supprimé 4 300 emplois. Et, selon les Services de statistiques, le chômage recensé (c’est-à-dire hautement sous-évalué) aurait augmenté de 47 000 unités entre juin et août 1991. En six mois, l’emploi général aurait baissé de 2,1 % dans l’industrie manufacturière, de 6 % dans la construction, de 3 % dans le commerce et de 5 % dans les transports. Les patrons de la métallurgie annoncent 35 000 suppressions de postes.

Mais ce qui est le plus significatif, en regard des beaux discours faits à CODESA, c’est qu’il y a pour les travailleurs noirs un début d’inversion de la tendance enregistrée ces dernières années d’un certain rattrapage de leurs revenus sur celui de leurs homologues blancs. En effet, la différence des salaires moyens dans l’industrie manufacturière entre les deux “races” est passée de 2 432 à 2 717 rands. Les chiffres officiels montrent aussi que les ouvriers noirs ont dû accepter des réductions plus fortes de leurs salaires réels : 3,8 % de moins pour les Blancs au second trimestre 1991, contre 6,3 % de moins pour les Noirs.

Cela n’empêche pas les délégués de CODESA de proclamer la fin de l’apartheid. Il est pourtant significatif que la participation aux négociations de la grande fédération syndicale, COSATU, membre d’une Alliance stratégique avec l’ANC et le Parti communiste, ait été refusée.

Ainsi, l’aspect social est délibérément mis à l’écart des discussions actuelles. Le cadre institutionnel d’abord ! Mais toutindique que les négociateurs donnent d’ores et déjà forme aux structures socioéconomiques futures du pays. Si on ne parle pas explicitement du social, on en fait tout de même en planifiant un “contrat social” entre syndicats et patrons ou en proposant de remettre aux grands trusts nationaux et internationaux le soin d’“enrichir le pays”. La propagande de l’ANC sur la redistribution des richesses ne s’accompagne d’aucune indication sur ses rythmes et guère plus sur les moyens à mettre en oeuvre. Or, tout le montage constitutionnel qui sortira des négociations va donner forme, sur le long terme, à la gestion politique et sociale du pays. Tous les compromis sur le terrain des institutions seront des compromis sociaux.

Y a-t-il une alternative ?

La principale caractéristique de la phase actuelle est que l’État sud-africain n’est en rien affaibli. Il est intact, notammenten ce qui concerne ses structures administratives, son intervention dans le champ économique et ses forces de répression.Nous ne sommes pas dans la situation du Zimbabwe en 1980. Le parti dirigeant n’abandonne pas le pouvoir comme avait dû le faire Ian Smith dans l’ancienne Rhodésie. Le Parti national, lui, y reste et se contente de coopter les autres ! Il s’agitencore moins du cas namibien où, bien que ce soit sur la base d’un compromis honteux, le mouvement de libération a finalement pris en main les rênes du gouvernement.

En Afrique du Sud, c’est bien vers un gouvernement de coalition que l’on s’achemine. Et les anciens libérateurs risquent de se retrouver à gérer une société où la discrimination sociale et raciale ne sera pas substantiellement entamée — à moins de confondre quelques dizaines de milliers de Noirs privilégiés et la grande masse des opprimés et des déshérités. Une autre issue est-elle encore possible ? La simple tentation du pronostic séparerait subjectivement les optimistes et les pessimistes. Il est donc préférable, à cette étape, de signaler seulement quels pouraient être les éventuels protagonistesd’un tournant brusque.

Malgré la crise de leurs directions et les reculs de l’organisation à la base, la combativité des masses n’a pas été grandement atteinte, comme l’a d’ailleurs montré la grande grève contre le projet de TVA. Nous sommes certes loin des disponibilités militantes des années 1984-1987, mais un important potentiel de lutte subsiste. Sur cette base, il faut tout d’abord s’interroger sur ce que pourrait être la crise à venir de l’ANC et surtout du Parti communiste. En effet, au moment-même où s’amorçait voici deux ans, le processus des négociations, le PC, légalisé, a élargi considérablement soninfluence. Une partie de ses cadres intermédiaires ont cru aux professions de foi de sa direction sur la prétendue première étape de la “révolution démocratique”. L’enfermement du PC dans l’appareil de l’ANC et son absence de politique indépendante ne font maintenant qu’augmenter le nombre des déçus. La crise internationale du stalinisme a profondément divisé sa direction et son appareil9 . L’éclatement n’est plus maintenant qu’une question de mois, une partie cherchant tout bonnement à s’intégrer définitivement au projet Mandela et à abandonner la spécificité communiste.

Toute possibilité, même modeste ou locale, d’une résistance interne pourrait alors constituer une première ligne de défense potentielle contre les compromissions de la bureaucratie dirigeante.

Et la gauche socialiste ?

Il y a ensuite tout le problème de la gauche socialiste. Mais tout d’abord à quoi fait-on référence ? Si l’on entend par là des groupes politiques constitués, menant consciemment un combat pour la rupture avec le système actuel, la seule organisation, indépendante, réellement existante et répondant à cette définition est la Workers Organisation of Socialist Action (WOSA). Il s’agit un mouvement politique encore modeste qui ne peut faire jeu égal avec les grandes forcescomme l’ANC, le SAPC ou le PAC. Mais la gauche socialiste au sens large ne s’arrête pas là. On peut, sans risque de setromper, y ajouter une partie de l’AZAPO, peut-être quelques secteurs du PAC, sans aucun doute des cadres syndicaux duCOSATU et du Conseil national des syndicats (NACTU) et, enfin, des franges dispersées de militants de l’ANC et du SACP — cela fait sans doute plusieurs milliers de militants et de militantes.

Cette gauche devra trouver des thèmes d’activité qui puissent lui permettre de résister au cours actuel des événements. Labataille centrale pour une Assemblée constituante aura eu un caractère éducatif très important. Malheureusement, il y a maintenant un fort risque que, d’ici quelques semaines, lorsque l’affaire du référendum occupera toute la scène politique, ce mot d’ordre perde de ses qualités d’agitation. Par ailleurs, se cantonner à ce terrain institutionnel pourrait enfermer la gauche dans un cadre qui n’est pas le plus facile pour remobiliser à la base.

Le défi actuel est donc de formuler très vite une réponse alternative, transitoire et subversive, aux aménagementsréformistes actuellement négociés : quelle réforme agraire et rurale ? Quelle réforme de l’habitat, de l’éducation, de la santé ? Quelle alternative aux licenciements et à la crise de l’industrie minière ? Quelle réponse au système militaire et policier actuel pour lequel l’ANC cherche une simple cooptation ? Quelles formes de contrôle social et d’auto-organisation démocratique des communautés dans les townships ? Etc. Une telle élaboration donnerait une cohérenced’ensemble à tous ceux qui ne veulent pas céder. Sur cette base, il serait alors possible de mieux mobiliser sur desrevendications plus immédiates, contre les licenciements ou contre la baisse des salaires, par exemple, qui sont, sans doute, parmi les batailles de masse les plus urgentes. La campagne pour l’électricité est aussi en cours : dans un pays où seulement 20 % de la population noire a accès à l’électricité, on pressent la capacité mobilisatrice que pourrait avoir unetelle revendication, ainsi que son contenu radical.

Pour une organisation comme la WOSA le défi est donc de taille. Y aura-t-il un apport militant soudain en provenance de la crise du Parti communiste ou du mouvement syndical ? Nul ne peut répondre à de telles questions aujourd’hui. Mais les échéances approchent. Dans peu de temps, il faudra mener de front la bataille sociale et celle des élections et du référendum. En outre, la situation change très vite. Pour tous les militants, les conditions dans lesquelles il va falloir lutter maintenant sont totalement inconnues. Autrefois, il y avait eu la clandestinité, mais aussi, au cours des années 80, lesimmenses mobilisations de masse. Aujourd’hui les paramètres changent brutalement ; il faut reconstruire des repères, redéfinir des priorités et des formes d’action.

Au moment où peu à peu s’éteint ce qui a été la grande vague de solidarité internationale anti-apartheid — pour cause denégociations officielles —, il faut souligner que les masses opprimées d’Afrique du Sud n’ont pas moins besoin de solidarité. Et les révolutionnaires de ce pays ont tout autant besoin du soutien internationaliste. Il y a des batailles de résistance qu’il faut essayer de gagner, en Afrique du Sud comme ailleurs, pour que le “nouvel ordre mondial” ne soit finalement pas dicté par des gens comme de Klerk.

5 février 1991

 

La rédemption et le pardon
La conférence du Congrès pour une Afrique du Sud démocratique (CODESA) a été l'occasion d'entendre de belles paroles qui visent, sans doute, à effacer les centaines de milliers de victimes de l'apartheid — de ce qui a été et reste un crime contre l'humanité.
Ainsi, le leader du parti au pouvoir, Dawie De Villiers, a déclaré que la politique de séparation des races avait pour but d'apporter la paix à la nation : « Cela n'apporterait pas la paix prévue, mais augmenterait le conflit et l'injustice. » L'intention n'était pas de priver les autres gens de leurs droits et de contribuer à leur misère (…). Mais dans la mesure où tel a été le cas, nous le regrettons profondément. » (The Citizen, 21 décembre 1991).
C'est peut-être en écho à cette monstrueuse hypocrisie que le vice-président de la Conférence, Justice Ismail Mahomed, s'est cru obligé de dire, concernant l'apartheid, en clostant la réunion : « Nous en sortons renforcés parce que certaines expériences doivent être vécues de façon intense » (The Weekly Mail, 3 janvier 1992). L'apartheid comme thérapie intensive de groupe pour la construction d'une nouvelle nation…
Honteux !
P. B.
  • 1 
  • 2 
  • 3Business Day, 23 décembre 1991, Johannesburg.
  • 4 
  • 5 
  • 6Cape Times, 31 décembre 1991.
  • 7Business Day, 22 décembre 1991.
  • 8 
  • 9Sur les débats et la crise provoqués par le putsch d’août 1991 à Moscou, voir Inprecor n° 336 du 13 septembre 1991.