Daniel Pereyra, un internationaliste constant

par Roberto Montoya
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Son autobiographie, Mémoires d’un militant internationaliste, résume dans son titre même ce qu’était Daniel Pereyra, un militant révolutionnaire internationaliste avec une conscience de classe dès son plus jeune âge, conséquent et cohérent jusqu’à la fin de ses jours.


Il était né Daniel Pereyra Pérez, cependant, comme la plupart des militants révolutionnaires, il était également connu sous d’autres noms.

Au Pérou, dans les années 1960, les médias l’appelaient le Che Pereyra. Il était argentin et, comme le Che, s’était rendu dans un autre pays en solidarité avec d’autres camarades pour apporter un soutien armé à la guérilla paysanne dirigée par Hugo Blanco. Il y a été capturé, torturé et emprisonné dans la prison de haute sécurité El Frontón, située sur une île. 

En Argentine, il utilisait le pseudonyme Alonso, tant dans les premières formations politiques auxquelles il a participé que lors de la fondation du Parti révolutionnaire des travailleurs-le combattant (PRT-EC) et plus tard, lorsqu’il a rompu avec celui-ci pour créer le Groupe ouvrier révolutionnaire (GOR). Après de nombreuses années, lorsqu’il s’est exilé à Madrid en 1978, en pleine dictature militaire de Videla, il a retrouvé son nom, Daniel – El Gallego (le Galicien) pour ses amis.


 

Daniel est né dix ans seulement après la révolution d’Octobre, qui a marqué son adolescence. Il n’avait que trois ans quand l’Argentine a connu l’un des nombreux coups d’État militaires sanglants que le pays a subi, celui dirigé par les généraux Uriburu et Justo qui a mis fin au gouvernement démocratique du président Irigoyen (2).

Fils d’une blanchisseuse et femme de ménage et d’un père au chômage après la crise de 1929, qu’il a perdu très jeune, Daniel a abandonné l’enseignement secondaire à l’âge de 17 ans pour travailler afin de survivre. Il a d’abord été apprenti dans une imprimerie, puis ouvrier dans des usines métallurgiques où il a été élu délégué syndical par ses camarades. En même temps, il s’initie à la politique, adhère au Groupe ouvrier marxiste (GOM), il dévore des livres sur le marxisme et commence à lire Marx, Lénine, Trotsky.

Depuis ces années et jusqu’à sa mort, le 6 février 2023, il n’a jamais cessé de militer tant c’était une partie essentielle de sa vie. Il s’est éteint à l’âge de 95 ans dans une maison de retraite de la banlieue de Madrid, en revendiquant fièrement son appartenance à la IVe Internationale, toujours militant d’Anticapitalistas et membre du conseil de la revue Viento Sur.


 

Au cours de ses premières décennies de militantisme, dans les années 1940 et 1950, les marxistes révolutionnaires argentins étaient fortement marqués par la présence des républicains espagnols qui s’étaient exilés à la fin de la guerre civile espagnole. Il y a eu plusieurs groupes : GOM, Parti ouvrier révolutionnaire (POR), Socialisme révolutionnaire trotskiste, Politique ouvrière (Política Obrera). 

Pendant les gouvernements de Juan Domingo Perón, Daniel militait au GOM, au côté de Nahuel Moreno (de son vrai nom Hugo Bresano) dont, des années plus tard, il reconnaîtra le sectarisme envers le péronisme, qu’il attaquait avec la même férocité que ceux qui ont fini par le renverser en 1955 par un coup d’État civilo-militaire sanglant, soutenu par l’Église catholique et les États-Unis (3). 

Peu après, le POR, successeur du GOM, va faire son autocritique et rentre dans le mouvement péroniste en y construisant un front pour inclure différentes associations syndicales opposées à la dictature, mais aussi à la bureaucratie péroniste, le Mouvement des groupements ouvriers (MAO).

Au cours de ces années, Daniel rencontre sa compagne, Juana Perelstein, Juanita, membre du Parti socialiste et fille d’un communiste, avec laquelle ils auront un fils, Carlos.

Dans ses Mémoires d’un militant internationaliste (1), Daniel reconnaît aussi la vision sectaire ainsi que la nouvelle grave erreur commise en 1959 par l’organisation moréniste dont il faisait partie, Palabra Obrera (Parole ouvrière) face à la révolution cubaine triomphante. Un an après ce triomphe qui allait secouer l’Amérique latine et les Caraïbes et changer la scène géopolitique mondiale, cette formation a continué de qualifier Fidel Castro de « marionnette des États-Unis ». Cependant, comme Daniel nous le rappelle dans ses Mémoires, peu de temps après il y eut un brusque changement de caractérisation, conduisant à soutenir le nouveau régime cubain et aussi la lutte armée.

L’organisation décide alors de créer une première équipe militaire, dirigée par Vasco Bengoechea qui s’entraîné avec d’autres camarades à Cuba. Daniel Pereyra a été chargé de diriger un petit groupe envoyé au Pérou pour soutenir le parti frère péruvien – le Parti ouvrier révolutionnaire-Front de la gauche révolutionnaire (POR/FIR) – en organisant des expropriations des banques pour lever des fonds ainsi que d’autres opérations militaires.

Après une opération dans une banque de Lima qui se termine par une fusillade, Daniel et d’autres participants sont arrêtés. Ils passeront cinq ans en prison avant d’être autorisés à rentrer en Argentine en 1967. Hugo Blanco a également été arrêté en 1963. 

Au moment où Pereyra revient en Argentine avec ses camarades, la situation politique a changé et les différends politiques avec Nahuel Moreno se sont accrus. 

Après l’arrestation de Daniel au Pérou, Moreno avait jugé utile de prendre ses distances avec ce qui avait été décidé par le bureau politique de Palabra Obrera. Il utilise même pour cela la presse péruvienne en écrivant dans le quotidien La Prensa du 29 mai 1962 : « Pereyra est un fou et un aventurier (…). C’est Pereyra qui a coordonné l’assaut et les plans révolutionnaires »


 

En 1964, Vasco Bengoechea se sépare de l’organisation après un débat houleux lors d’une réunion du parti et il forme les Forces armées de la révolution nationale (FARN). Quelques mois plus tard, il mourra lors de l’explosion d’une bombe qu’il préparait dans un appartement de Buenos Aires. 


 

En 1965, Palabra Obrera entame un processus de discussion et de coopération avec le Front populaire révolutionnaire indiano-américain (FRIP), fondé en 1959 par Mario Santucho, principalement dans les provinces septentrionales de Santiago del Estero et Tucumán. En mai de la même année, le premier congrès unifié des deux organisations s’est tenu, donnant ainsi naissance au Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT). 

Un an plus tard, un deuxième congrès de la nouvelle organisation a lieu, approuvant l’adhésion à la IVe Internationale, mais d’importantes différences entre les deux groupes fusionnés persistent. Alors que Santucho qualifie la situation dans les sucreries de Tucumán comme pré-révolutionnaire, Moreno soutient qu’elle n’était ni insurrectionnelle ni pré-révolutionnaire. 

Cette même année, un nouveau coup d’État a lieu, dirigé par le général Onganía, renversant le gouvernement de Humberto Illia de l’Union civique radicale (UCR), principal parti d’opposition au péronisme.

Les morénistes réussirent à imposer leur sceau lors du troisième congrès du PRT, rejetant la proposition des partisans de Santucho de lancer une colonne mobile de guérilla à Tucumán et approuvant exclusivement certaines actions défensives. À partir de ce moment, la coexistence des deux courants devint de plus en plus difficile et, en 1968, lors du quatrième congrès du parti, les divergences sur la caractérisation de l’étape et les tâches prioritaires se sont accentuées conduisant à la scission entre le PRT-La Verdad, dirigé par Nahuel Moreno, et le PRT-El Combatiente, dirigé par Mario Santucho. 

Daniel Pereyra et la majorité du parti soutenaient le PRT-EC. Lors de ce congrès, Léon Trotsky, le Che, le Vietnamien Nguyen Van Troi et Angel Vasco Bengoechea ont été élus présidents d’honneur et un virage important dans la stratégie du parti a été pris, centrée fondamentalement sur « la préparation et le déclenchement dans tout le pays de la lutte armée partielle en lien avec le mouvement ouvrier ». La « création d’une armée dans les campagnes et la promotion de la guérilla urbaine » est proposée, et l’idée de créer l’Armée révolutionnaire populaire (ERP) commence à prendre forme.


 

En 1969, les commandos de la PRT participent à des soulèvements populaires massifs dans les provinces de Córdoba et de Rosario, occupant une station de radio pour diffuser des communiqués et prenant d’assaut un poste de gendarmerie où ils s’emparent d’armes. 

Cette même année, Pereyra se rend dans la ville italienne de Rimini pour assister au neuvième congrès de la IVe Internationale en tant que délégué du PRT-El Combatiente. Cette organisation y est alors formellement reconnue section de la IVe Internationale, grâce au soutien du secteur majoritaire, représenté par Ernest Mandel, Pierre Frank, Livio Maitan et d’autres. Les représentants du PRT-La Verdad et ceux du SWP (Socialist Workers Party) des États-Unis s’opposent à cette décision et à la résolution adoptée lors de ce congrès en faveur de la lutte armée en Amérique latine.

Les divisions ne s’arrêtent pas là et cette même année les divergences internes s’aggravent au sein du PRT-El Combatiente. 

Mario Santucho, chef du comité militaire, présente un vaste plan d’activités militaires dans tout le pays qu’une partie du parti, dont Pereyra, jugent disproportionné par rapport au niveau de conscience et de lutte des travailleurs. Dans ses Mémoires, Daniel critique les manœuvres menées par Santucho pour empêcher les opposants d’entraver ses plans : ce dernier a convoqué le 5e congrès du parti sur une île du fleuve Paraná en juillet 1970, sans en avertir le secteur de l’opposition, qui avait auparavant présenté un document alternatif. Lors de ce congrès, la création de l’ERP a été formellement décidée et un vaste plan d’opérations militaires dans différentes régions d’Argentine a été approuvé afin de la faire connaître.

En 1971, les secteurs critiques de cette nouvelle étape du parti décidèrent de quitter le parti : Pereyra, à la tête d’un groupe qui finira par former le GOR ; un autre groupe, dirigé par un membre du comité central, Eduardo Urretavizcaya, formera l’Orientation socialiste-Force ouvrière communiste (OS-FOC) ; un troisième, dirigé par Horacio Lagar, Sergio Domecq, Oscar Prada et d’autres, formera la Milice ouvrière syndicaliste (Sindicalistas-Milicia Obrera). 

Pereyra expliquera plus tard que « la différence, c’est qu’ils construisaient une armée. Pour notre part, nous voulions une accumulation de forces en accord avec les avancées de la lutte de classe et les forces du parti. (...) Nous envisagions la lutte armée comme un soutien au mouvement ouvrier et à la résistance ». 

En 1972, le PRT-ERP connaît une nouvelle scission, le PRT-22 août, qui se rapproche du péronisme de gauche, puis en 1973 celle de la Fraction rouge du PRT-ERP, dont j’étais membre de la direction, qui a obtenu le soutien de la IVe Internationale, avec laquelle la direction de Santucho avait rompu.

En 1975, dans les circonstances d’une répression tous azimuts par le gouvernement d’Isabel Martínez de Perón et sa para-police Triple A, le GOR déclarait : « Nous assumons et promouvons la lutte armée pour défendre l’organisation et contribuer à la défense et au développement des luttes ouvrières et populaires. Il ne s’agit pas de supplanter l’action des masses ni d’exercer un quelconque paternalisme ».

Comme toutes les organisations de gauche, le GOR souffrira du nouveau coup d’État du général Videla en 1976. Sous le fléau d’une répression jusqu’alors inconnue dans le pays, qui s’est soldée par la mort de 30 000 « disparus », les courants syndicaux de classe et de toutes les formes de résistance ont été anéantis. Après les arrestations et les assassinats de dirigeants et de militants du GOR en 1978, ce qui restait de la direction a décidé de s’exiler.

Daniel est arrivé avec Juanita à Madrid en juillet 1978, laissant tout derrière lui, comme tant de milliers de personnes l’ont fait dans ces années, et commençant une nouvelle vie au cours des années turbulentes de la transition vers la démocratie en Espagne, trois ans seulement après la mort de Franco. 

Ils ont commencé à organiser leur nouvelle vie et ont immédiatement rejoint les rangs de l’organisation sœur dans l’État espagnol, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR).

Malgré les déchirements subis et l’impuissance face aux nouvelles quotidiennes de l’ampleur de la répression en Argentine, ils ont trouvé – comme nous toutes et tous – leur famille politique et une immense solidarité, la camaraderie et l’amitié, ce qui a permis une intégration rapide.

Juanita est décédée en 2016 et Daniel, bien que malade depuis 2008 et souffrant de problèmes de mobilité croissants, n’a jamais cessé d’être actif, d’abord au sein de la LCR, puis dans les organisations qui lui ont succédé, Espacio Alternativo en 1994, Izquierda Anticapitalista en 2008 et Anticapitalistas en 2015. Il était membre du conseil de la revue Viento Sur, où il a publié de nombreux articles.

Daniel a collaboré avec divers journaux et magazines en Espagne et a également publié plusieurs livres. Son autobiographie, Mémoires d’un militant internationaliste, résume dans son titre même ce qu’était Daniel Pereyra, un militant révolutionnaire internationaliste avec une conscience de classe dès son plus jeune âge, conséquent et cohérent jusqu’à la fin de ses jours. 

 

Repose en paix cher camarade et ami, au revoir Gallego.


 

1. Daniel Pereyra, Memorias de un militante internacionalista, Biblioteca militante, Ediciones Razón y Revolución, Buenos Aires 2014.

2. Le 6 septembre 1930, des officiers, dirigés par le général Iruburu, s’emparent du palais présidentiel de Buenos Aires et déposent le président radical récemment élu, Irigoyen, qui jouit d’une grande popularité auprès des classes moyennes.

3. En 1955, Perón est renversé par un coup-d’Etat des généraux. Il quitte l'Argentine et s'exile au Paraguay.


 


Cet article a d’abord paru dans Viento sur le 9 février 2023 : https://vientosur.info/un-consecuente-militante-internacionalista/ 

(Traduit de l’espagnol par JM).