Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Le soulèvement de Foxconn à Zhengzhou ou le lien explosif entre le travail et la reproduction sociale

par Promise Li, Yige Dong
Soulèvement le 23 novembre 2022 à l'usine Apple Foxconn de Zhengzhou en Chine.

Entretien de Promise Li avec Yige Dong. En octobre, on a pu voir sur internet des images montrant des masses de travailleurs fuyant à pied l’usine Foxconn de Zhengzhou en Chine – le plus grand site de production d’iPhone au monde. Pour répondre à la demande de production d’Apple, l’usine a mis en place un « système en circuit fermé » qui empêche les travailleurs de rentrer chez eux et leur fournit un minimum de produits de première nécessité. Cela a suscité une nouvelle vague de curiosité à l’égard de la politique du travail en Chine depuis la pandémie et a provoqué une certaine réaction au sein des communautés chinoises d’outre-mer, bien que moins importante pour l’instant que la mobilisation de la diaspora mondiale en solidarité avec le manifestant du pont Sitong à Pékin le mois dernier. Elle fournit un contexte révélateur du soulèvement social plus large en Chine, déclenché par les confinements du Covid-19.

 

Promise Li : Pouvez-vous décrire ce qui s’est passé à l’usine Foxconn, sa signification générale ? Pensez-vous qu’il y a un lien à établir avec d’autres expériences et expressions de mécontentement dans la société chinoise récemment, comme la manifestation au pont Sitong ?

 

Yige Dong : Fin octobre, une épidémie de Covid-19 est apparue dans une usine Foxconn située dans une ville de l’intérieur de la Chine appelée Zhengzhou (en raison de politiques de confinement strictes, le Covid-19 est étroitement contrôlé et les épidémies massives sont très rares dans cette région). Cette usine de Foxconn est la plus grande parmi ses 45 sites en Chine et c’est également le plus grand centre de fabrication d’iPhone d’Apple, avec un effectif de plus de 250 000 personnes. Jusqu’à l’apparition de l’épidémie, Apple comptait sur Foxconn Zhengzhou pour produire son tout nouvel iPhone 14 pour sa chaîne d’approvisionnement mondiale. Après la contamination, au lieu de prendre des mesures appropriées pour soigner les malades et limiter la propagation des cas, la direction de Foxconn a forcé les travailleurs à continuer à fabriquer des iPhones, ce qui a conduit d’autres travailleurs à être infectés. La direction a alors mis en place ce « système en circuit fermé », qui ne permettait pas aux ouvriers de quitter le complexe de l’usine mais les confinait dans l’atelier et le dortoir, les nourrissant avec des boîtes de repas à peine comestibles, selon les messages des ouvriers eux-mêmes sur les réseaux sociaux chinois. En raison du manque de travailleurs essentiels, personne ne faisait le nettoyage de base, les ordures s’empilaient, occupant tous les espaces à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments du dortoir. Pire encore, les travailleurs testés positifs ont été placés dans des installations de « quarantaine » – sans eau, nourriture ou fournitures médicales adéquates.

Début novembre, la rumeur selon laquelle huit travailleurs d’un même dortoir étaient tous morts du Covid-19 a fait déborder le vase. Dans la panique et le désespoir, des milliers de travailleurs ont entamé un « grand exode », franchissant les barrages mis en place par Foxconn et rentrant chez eux à pied, car il n’y avait pas de services de transport dans une ville soumise au confinement. La majorité des travailleurs ont pu rentrer chez eux en marchant quelques jours, car ils venaient de comtés voisins de la même province du Henan. Les autorités de certains comtés ont alors envoyé des navettes pour récupérer ces travailleurs, les plaçant dans des installations de quarantaine locales au lieu de les renvoyer chez eux.

Ayant perdu un nombre important de travailleurs, Foxconn a subi une pression énorme pour atteindre ses objectifs de production d’iPhone. Et c’est là que les liens étroits entre l’entreprise et les autorités locales du Henan ont été dévoilés. L’une des principales raisons pour lesquelles Foxconn a choisi d’établir son plus grand complexe à Zhengzhou était que les autorités locales avaient promis en 2010 d’offrir d’importants allégements fiscaux et d’aider à recruter de la main-d’œuvre pour l’entreprise. Les responsables locaux, qui gouvernent l’une des provinces les plus peuplées et dont le niveau de développement est relativement faible, ont vu Foxconn comme une poule aux œufs d’or. Et ils avaient raison. Aujourd’hui, la production de Foxconn représente 80 % des exportations de Zhengzhou et plus de 60 % des exportations de toute la province du Henan. Ainsi, à la suite du « grand exode », les gouvernements locaux ont eu pour priorité absolue d’aider Foxconn à recruter de la main-d’œuvre. Il a été rapporté que le chef de chaque village a reçu l’ordre de recruter au moins un travailleur – presque comme une conscription militaire. En très peu de temps, 10 000 nouveaux travailleurs, venus du Henan et d’autres provinces, sont arrivés à Zhengzhou, soulageant temporairement la pression qui pesait sur Foxconn.

Pour être honnête, je ne pense pas que ce type de résistance ouvrière, spontanée et le plus souvent due à la peur, soit porteur d’une intention politique explicite. C’est la réaction la plus naturelle et la plus raisonnable lorsque la vie et la santé d’une personne sont menacées. Si je dis cela, c’est aussi parce que Foxconn a mis au point un ensemble de mesures sophistiquées de contrôle de la main-d’œuvre, en veillant à ce que les travailleurs soient fortement atomisés et aliénés, ce qui leur rend très difficile la construction de toute forme de solidarité. Bien sûr, pendant l’exode, je suis sûre que les travailleurs se concertaient entre eux d’une manière ou d’une autre pour trouver les moyens de s’échapper. Mais ces actions, je pense, étaient plus spontanées que l’expression d’une conscience politique claire comme dans le cas du pont Sitong. Ceci étant dit, les réactions des travailleurs contre l'exploitation et les abus ont toujours été à elles seules une base importante pour les luttes ouvrières potentielles dans l'histoire ouvrière chinoise. Je ne néglige donc pas leur importance et j'aimerais voir comment cet événement historique, qui a mis à nu de nombreux problèmes profondément ancrés dans le capitalisme étatique actuel de la Chine, peut inspirer des actions dans l’avenir.

 

Promise Li : Pouvez-vous décrire brièvement comment vous avez commencé à vous intéresser à votre sujet de recherche et à votre méthodologie ? Y a-t-il des expériences politiques antérieures (notamment en matière de militantisme) qui ont contribué à cet intérêt ?

 

Yige Dong : Mon étude de Zhengzhou Foxconn n’était pas du tout planifiée. Au cours de la dernière décennie, j’ai étudié la politique du travail et du genre en Chine et je me suis particulièrement intéressée à l’interaction entre la politique de la production industrielle et celle de la reproduction sociale. Au départ, comme site de recherche principal j’ai choisi Zhengzhou, une ville avec une tradition de production textile, car c’est l’un des secteurs manufacturiers les plus féminisés, où la contradiction entre production et reproduction sociale est la plus saillante. Je suis toujours intéressée par une intervention féministe dans l’analyse du travail, qui a souvent un ton masculiniste et ne tient pas compte du genre. Quelques années après le début de mes recherches, un été où j’étais à Zhengzhou, j’ai découvert qu’une des usines textiles que j’étudiais avait cessé de fonctionner en raison d’un manque de rentabilité et que le propriétaire de l’usine avait décidé de louer les locaux à Foxconn. C’est devenu une usine satellite du complexe principal de Foxconn dont nous parlons. Mon intuition était alors que je devais suivre ce curieux changement et voir ce qui se passerait ensuite. Avec le recul, je me suis rendu compte que cet incident n’était pas le fruit du hasard, mais qu’il reflétait des transformations profondes de la structure industrielle chinoise et de la politique du travail en général, dont je parlerai plus tard.

 

Promise Li : C’est un peu abstrait, mais si nous devions contextualiser certaines des réactions aux mesures de confinement à Zhengzhou dans le cadre d’un mécontentement plus large à l’égard des mesures de confinement dans différentes régions chinoises, dans quelle direction pensez-vous que les manifestations contre le confinement se dirigent ? Pensez-vous qu’elles sont une expression de la dissidence en ce moment ?

 

Yige Dong : De manière générale, oui, toutes les expressions de mécontentement et de colère à l’égard des atroces mesures de confinement actuelles sont significatives. Elles constituent des canaux importants pour que les citoyens chinois puissent exprimer leur désaccord. Compte tenu de la censure croissante et du renforcement du contrôle politique ces dernières années, il n’y a pratiquement plus d’espace pour les protestations sociales et les actions collectives, qui ont toujours été difficiles et dangereuses en Chine. Néanmoins, de nombreux groupes sociaux, allant des travailleuses et des travailleurs aux féministes en passant par les militants écologistes, ont accompli beaucoup de choses ces dernières années.

Actuellement les manifestations spontanées et la résistance aux mesures de confinement sont devenues la seule forme viable de dissidence (l’affaire du pont Sitong a attiré l’attention précisément parce qu’elle constituait une anomalie), parce qu’il y a trop de villes sous confinement, depuis trop longtemps, et que même la technologie de censure la plus efficace ne peut effacer toutes les voix instantanément. La plupart de ces reproches et accusations émanent de citoyens qui souffrent de la famine, de difficultés économiques, de troubles mentaux dus à l’isolement et, parfois, d’un refus d’accès à des services médicaux, refus mettant leur vie en danger. Comme leur caractère politique n’est pas apparent, elles bénéficient d’une plus grande tolérance de la part du régime, relativement parlant. Cependant, rechercher la justice dans le domaine de la reproduction sociale et exiger des droits fondamentaux pour vivre n’est pas moins politique que le militantisme dans l’arène conventionnelle et publique des luttes. La crise de la reproduction sociale est une question plus essentielle qui se manifeste à travers différents systèmes sociopolitiques ; elle a le potentiel d’impliquer et de mobiliser tout le monde.

 

Promise Li : Quelle est l’importance de Zhengzhou Foxconn dans la politique en matière de travail en Chine ?

 

Yige Dong : Comme je l’ai mentionné plus haut, la délocalisation de Foxconn de Shenzhen, où 18 suicides d’ouvriers ont choqué le monde en 2010, vers la Chine intérieure, notamment Zhengzhou, n’est pas un cas isolé, mais illustre certains changements majeurs dans la structure industrielle de la Chine et dans la politique du travail en général (1).

Premièrement, à l’échelle nationale, avec l’augmentation du coût de la main-d’œuvre chinoise, les capitaux (y compris Foxconn) ont fui la Chine ou se sont déplacés vers ses régions intérieures à la recherche d’une main-d’œuvre moins chère. En conséquence, la fabrication de produits électroniques a remplacé la production de textiles en coton pour devenir le principal employeur de salariés peu qualifiés à Zhengzhou. Parallèlement, les services bas de gamme ont dépassé l’industrie manufacturière à forte intensité de main-d’œuvre pour devenir le plus grand secteur employant des travailleurs peu qualifiés dans le pays. Dans le cadre de mes propres recherches, j’ai constaté que de nombreuses travailleuses du textile licenciées sont passées au secteur des services, devenant des nounous et d’autres types de personnel soignant.

Deuxièmement, en raison du déplacement du capital vers l’intérieur des terres et de l’industrialisation rapide qui en résulte, certains changements fondamentaux sont intervenus dans la main-d’œuvre migrante chinoise. Alors que dans le passé, la majorité des travailleurs migrants quittaient leur ville natale, qui était généralement une région intérieure spécialisée dans l’agriculture, pour travailler dans les zones économiques spéciales (ZES) côtières, aujourd’hui, un nombre croissant d’entre eux deviennent des migrants à l’intérieur de la province, travaillant dans les villes voisines qui ont été rapidement industrialisées. C’est pourquoi, dans le cas de Zhengzhou Foxconn, plus de 90 % des effectifs sont des natifs du Henan, dont certains ont pu rentrer chez eux à pied lors du récent « grand exode ». En outre, la main-d’œuvre du secteur manufacturier vieillit rapidement, l’âge moyen étant d’environ 40 ans. En d’autres termes, ce ne sont plus les « filles et les garçons de l’usine » qui fabriquent nos iPhones, mais plutôt les oncles et les tantes.

Troisièmement, chose surprenante pour beaucoup, la Chine a connu récemment un processus de « formalisation » de la main-d’œuvre. En 2014, le gouvernement central a promulgué une nouvelle loi qui restreint l’embauche par les employeurs de travailleurs détachés, c’est-à-dire des contractants temporaires recrutés par une agence de placement indépendante de l’entreprise – une pratique autrefois tristement célèbre chez Foxconn. Lorsque je travaillais à Zhengzhou Foxconn il y a quelques années, la plupart des nouvelles recrues se voyaient proposer un contrat officiel avec assurance sociale, du moins sur le papier. Pourtant, une grande partie de ces travailleuses et travailleurs de Foxconn préfèrent se transformer en main-d’œuvre informelle de facto, entrant dans l’usine, y travaillant pendant quelques mois, puis partant volontairement après la haute saison ; l’année suivante, beaucoup reviennent dans la même usine en tant que nouvelles recrues. Alors que, par le passé, la main-d’œuvre migrante chinoise restait généralement dans la même usine ou la même ville pendant plusieurs années et ne se rendait chez elle qu’une fois par an, aujourd’hui un emploi dans l’industrie manufacturière ressemble à un emploi temporaire dans la « gig economy » (économie discontinue) qui prévaut dans les sociétés néolibérales post-industrialisées. Dans un article à paraître, j’appelle ce phénomène « gig manufacturing » (fabrication en discontinu).

Alors, comment expliquer cette énigme ? Pourquoi les salariés préfèrent-ils renoncer aux avantages liés à un contrat formel et rester dans une position plus précaire ? Je soutiens que cette dynamique est à l’œuvre tant au niveau de la production qu’au niveau de la reproduction sociale.

Au point de production, c’est-à-dire à l’atelier de fabrication de l’iPhone, car l’entreprise a maintenu le salaire de base à un niveau très bas – presque identique au salaire minimum de Zhengzhou (2 100 yuans/mois, soit environ 300 dollars/mois), les salariés comptent sur la possibilité de faire des heures supplémentaires pour gagner un revenu supplémentaire. Pendant la haute saison, généralement l’été avant la sortie des nouveaux produits Apple en septembre, le revenu peut atteindre jusqu’à 6 000-8 000 yuans/mois grâce à de nombreuses heures supplémentaires. Mais après la haute saison, il n’y a aucun intérêt à ne faire que des heures normales.

Pendant ce temps, au niveau de la reproduction sociale, qui est essentiellement constituée par les familles des travailleurs dans les communautés rurales, on assiste à une intensification de la demande de travail de soins pour les enfants et les personnes âgées – une demande hautement genrée qui touche de manière disproportionnée les mères travaillant à Foxconn. Cette importance croissante du travail de soins est le résultat de la marchandisation rapide de la reproduction sociale, y compris la privatisation des soins aux enfants et aux personnes âgées ainsi que de l’éducation dans la Chine rurale.

Mis bout à bout, ces facteurs créent un dilemme pour ces travailleuses : le besoin pressant de revenus monétaires pousse les parents ruraux, qui constituent une part importante de la main-d’œuvre, à venir travailler chez Foxconn ; d’un autre côté, la demande de la famille en matière de soins et d’affection les ramène, en particulier les mères, vers la famille. En fin de compte, de nombreuses personnes finissent par faire de cet emploi un travail saisonnier.

 

Promise Li : La théorie marxiste de la reproduction sociale est un cadre théorique important pour votre recherche. Dans vos écrits, vous avez parlé de la façon dont la Chine a évolué vers un modèle de « régime public-privé de reproduction sociale », où les soins aux enfants et aux personnes âgées et d’autres prestations sociales ont été de plus en plus privatisés, tandis que la responsabilité d’autres prestations, telles les pensions, a été transférée aux gouvernements locaux. Comment pouvons-nous comprendre les abus en matière de travail dans l’usine Foxconn de Zhengzhou – et les développements plus larges concernant l’économie du travail en Chine pendant la pandémie – dans le cadre de la reproduction sociale ?

 

Yige Dong : Comme je l’ai expliqué plus haut, la perspective de la reproduction sociale est cruciale pour comprendre la politique industrielle ici. Jusqu’à présent, le « régime hybride public-privé de reproduction sociale » que j’ai mentionné dans mon article précédent ne fonctionne que pour celles et ceux qui résident en ville. Dans le cas de Zhengzhou Foxconn, seulement les possesseurs d’un hukou [enregistrement des ménages légalement obligatoire] à Zhengzhou peuvent bénéficier du contrat officiel, qui prévoit des contributions des employeurs aux systèmes publics de santé et de retraite. Toutefois, les personnes qui n’ont pas de hukou à Zhengzhou, c’est-à-dire la majorité d’entre elles, ne pourront prétendre à ces prestations que si elles continuent à travailler dans la même ville pendant 15 ans ou plus, ce qui est impossible pour beaucoup. Mais, pour tous les salariés, les cotisations individuelles aux régimes d’assurance sont de toute façon déduites du salaire. Ce qu’ils peuvent gagner mensuellement est donc encore plus bas que 2 100 yuans – en fait, c’est seulement 1 600 yuans environ. Fondamentalement, ce régime hybride de reproduction sociale dans la Chine urbaine va à l’encontre des intérêts des travailleurs migrants.

En outre, il existe une complicité implicite entre le système de rémunération de Foxconn, qui est très volatile d’une saison à l’autre, et le système de reproduction sociale de la Chine rurale, qui attend d’une femme qu’elle soit à la fois soutien de famille et pourvoyeuse de soins. En d’autres termes, les besoins du capital et ceux de la famille se complètent, produisant conjointement une importante armée de réserve de main-d’œuvre qui se présente toujours « au bon moment ».

Enfin, après avoir suivi Foxconn pendant des années et l’avoir observé du point de vue de la reproduction sociale, je trouve que ce qui s’est passé à Zhengzhou cette fois n’est pas surprenant ; c’est juste la révélation sous une forme extrême de tous les problèmes existants. Ce qui culmine dans ce cas spectaculaire, c’est le choc entre la demande du capital pour le travail aliéné et sa tendance à externaliser tous les coûts pour maintenir ce travail. Fait tout aussi important, ce cas dévoile également la complicité existante depuis longtemps entre le capital et les gouvernements locaux (soutenus par l’État chinois) : le capital se débarrasse des salariés dès que le coût du maintien de leur reproduction quotidienne devient « trop élevé » ; les gouvernements se font les serviteurs du capital en aidant Foxconn à recruter et à disperser la main-d’œuvre, facilitant ainsi le laisser-faire du capital sur le plan social.

 

Promise Li : Compte tenu des conditions politiques répressives en Chine, quelles sont, selon vous, les voies à suivre pour le mouvement ouvrier et la solidarité au niveau national ? Les syndicats indépendants ne sont pas autorisés et, ces dernières années, la plupart des activités collectives en Chine ont évolué vers des modèles beaucoup plus décentralisés alimentés par les médias sociaux. Vous avez mentionné que « si la formalisation potentielle peut offrir plus de protections et d’avantages aux travailleurs domestiques, elle peut également être utilisée par les employeurs comme un moyen de contrôler la main-d’œuvre, comme le montre le secteur manufacturier formel » (2). Dans ces circonstances, quels sont les meilleurs moyens pour les travailleurs informels, dont le nombre croit rapidement, et les travailleurs des usines plus « traditionnelles » de s’organiser ensemble pour acquérir du pouvoir ? Voyez-vous des moyens de relier les luttes syndicales aux luttes féministes, étudiantes et environnementales en Chine ?

 

Yige Dong : Je pense qu’avec l’essor du « gig manufacturing », il est de plus en plus difficile de s’organiser sur le lieu de production. Les gens vont et viennent fréquemment, avec un taux de rotation extrêmement élevé – les cinq personnes qui partageaient le même dortoir que moi se parlaient à peine. C’est vrai non seulement en Chine, mais aussi dans de nombreux endroits dans le monde, en raison de l’informalisation du travail. Je rejoins ici d’autres féministes de la reproduction sociale ; je crois que le site de la reproduction sociale est devenu plus important que jamais, car il occupe une position stratégique clé pour l’organisation : nous devrions articuler notre discours autour de la notion globale de reproduction sociale, en exigeant des dispositions de protection sociale universelle pour la garde d’enfants, les soins de santé, les soins aux personnes âgées, les droits universels au logement et à l’éducation, et la protection du travail dans ces secteurs. Alors que dans une usine du XXe siècle, c’est le même espace et le même processus de travail qui unissent les travailleurs, dans la Chine du XXIe siècle et dans d’autres pays, c’est en fait le droit inconditionnel à un moyen de subsistance décent qui devrait devenir le fondement de la construction de la solidarité. Et c’est précisément pour cette raison que je vois un grand potentiel pour que les luttes basées sur la classe, le genre, la sexualité, la justice environnementale, et au-delà, puissent se lier les unes aux autres – parce qu’elles sont toutes partie intégrante de la politique de reproduction sociale.

 

Promise Li : Comme nous le savons, les luttes des travailleurs de Foxconn n’existent pas de manière isolée car ils sont un élément central de la chaîne d’approvisionnement mondiale et leurs conditions sont directement liées aux intérêts des régimes, des entreprises et des consommateurs dans le reste du Nord mondial. Alors que la rivalité inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine continue de se déployer, quelle est la signification globale de la situation à Zhengzhou, et comment peut-elle être reliée à d’autres luttes anticapitalistes dans le reste du monde, en particulier aux États-Unis ? Quels rôles peuvent jouer les communautés chinoises d’outre-mer, les autres mouvements alliés et la gauche ?

 

Yige Dong : Je suis la politique de Foxconn depuis de nombreuses années, et elle est devenue un prototype pour les spécialistes du travail et les militant∙es qui veulent dénoncer l’exploitation et les abus dans la chaîne mondiale des produits de base. Cependant, à ma grande surprise, peu de mes étudiants aux États-Unis – qui sont nés après 2000 – sont au courant de tout cela. La première chose que nous devons faire est donc de continuer à parler inlassablement du cas de Foxconn, afin de sensibiliser davantage de travailleurs et de consommateurs du Nord global à ces questions. En fait, lorsque j’utilise le cas de Foxconn pour enseigner la théorie de l’exploitation et de l’aliénation de Marx, l’analyse du suicide de Durkheim, ainsi que les concepts de rationalisation et de bureaucratie de Weber, je vois de la lumière dans les yeux de mes étudiants – ils trouvent les histoires de ces travailleurs dans un pays lointain tout à fait convaincantes et parlantes.

Je pense que le cas de Foxconn Zhengzhou est à la fois extraordinaire et ordinaire. Il est extraordinaire parce qu’il s’agit d’un cas extrême dans lequel la contradiction entre l’accumulation du capital et la reproduction sociale de la population a conduit à une crise massive. Il est ordinaire parce qu’une telle contradiction, ainsi que la complicité entre le capital et l’État, sont des caractéristiques intrinsèques de notre système capitaliste mondial actuel. Alors que Foxconn poursuit sa « restructuration spatiale » en délocalisant de nombreuses installations au Vietnam, en Inde, dans le Wisconsin (un contrat non abouti) et dans l’Ohio, ainsi que dans bien d’autres endroits du monde, nous allons voir se dérouler dans les années à venir de nombreuses autres histoires tragiques ressemblant à celle de Zhengzhou aujourd’hui, et à celle de Shenzhen il y a dix ans (les suicides en série). C’est précisément la « mondialisation » du capitalisme qui nous unit tous et chacun∙e à travers le monde.

 

Promise Li : Fin novembre, un soulèvement plus important a eu lieu à Foxconn de Zhengzhou, une surprise pour beaucoup. Pouvez-vous nous en parler ? Voyez-vous un lien entre la résistance des travailleurs de Foxconn et les protestations des citadins et des étudiants dans de nombreuses villes ?

 

Yige Dong : En effet, peu après l’arrivée des nouvelles recrues à Zhengzhou, celles-ci se sont aperçues que ce qui leur avait été promis n’existait pas : au lieu de travailler deux mois et de recevoir une prime de 6 000 en plus de leur salaire, elles devaient travailler au moins jusqu’en mars 2023 pour recevoir la moindre prime ; de plus, elles ont été contraintes de vivre avec des salariés en place qui ont été testés positifs au Covid-19. Dans un élan d’indignation, ces nouvelles et nouveaux salariés se sont soulevés, ce qui a conduit à des violences policières et des gaz lacrymogènes. Grâce aux vidéos réalisées par de nombreuses personnes, les affrontements des travailleurs avec la police ont été largement rapportés. Finalement, pour éviter de nouveaux troubles, Foxconn a accepté d’indemniser chaque nouvelle recrue à hauteur de 10 000 yuans et de les renvoyer chez eux immédiatement. La majorité des nouvelles recrues ont opté pour cette solution.

J’ai mentionné que je ne pensais pas que ce type de résistance ouvrière était porteur d’une intention politique explicite, mais que les réactions des travailleurs en soi contre l’exploitation et les abus ont toujours été une base importante pour les luttes ouvrières potentielles dans l’histoire ouvrière chinoise. Je pense que mon observation est toujours valable. Je voudrais m’étendre un peu plus sur ce sujet.

Comme nous l’avons vu, la plupart des ouvrier∙es qui ont participé au soulèvement ont accepté de quitter Foxconn une fois reçu le paiement. Ainsi, d’une part, ce que les ouvrier∙es ont exigé et ce que les étudiant∙es et les citoyen∙es urbains ont exigé ce n’est pas la même chose. Ces derniers avaient apparemment des programmes politiques plus explicites, mais pas nécessairement homogènes, formulant des demandes allant de la fin du confinement rigoureux à la fin du régime du Parti communiste chinois (PCC). De plus, comme je l’ai mentionné précédemment, l’un des principaux obstacles à la solidarité et à l’organisation des salariés est l’habileté des tactiques de contrôle de Foxconn. En temps normal, Foxconn atomise les travailleurs, les monte les uns contre les autres, et maintient intentionnellement un taux de rotation élevé pour s’assurer que l’auto-organisation des travailleurs soit quasiment impossible. Cette fois-ci, l’offre de 10 000 yuans a été très efficace pour disperser les travailleurs immédiatement après le soulèvement. Dans tous ces cas, le gouvernement est bien sûr complice.

Encore une fois, je ne rejette pas la légitimité et l’importance des demandes des travailleurs pour des avantages économiques et de meilleurs moyens de subsistance. Bien au contraire, historiquement ces revendications se sont avérées être la plateforme la plus puissante pour organiser le travail – le PCC lui-même a organisé le travail dans ce sens dans les premières décennies du XXe siècle et, ironiquement, a accusé les travailleurs qui poursuivaient le même objectif dans les années 1950 et pendant la Révolution culturelle de faire de « l’économisme ». Tout cela montre simplement qu’il existe un grand potentiel politique pour que, dans leurs luttes, les travailleuses et les travailleurs se focalisent sur les conditions matérielles et, dans un sens plus large, sur les questions de reproduction sociale.

En revanche, il est indéniable que, cette fois-ci, le militantisme et le courage des travailleurs de Foxconn ont inspiré les autres formes de protestations et de manifestations qui portent des revendications politiques plus explicites. Pour un pays qui a été soumis à un contrôle politique de plus en plus strict au cours de la dernière décennie – un système qui a presque anéanti tous les types de dissidence et d’opposition, et qui a impitoyablement écrasé la manifestation contre l’extradition à Hong Kong en 2019 – un soulèvement de masse dans son cœur industriel par un groupe de jeunes travailleurs migrants envoie certainement un signal sans équivoque : partout où il y a de l’oppression, il y a de la résistance. Et la main de fer ne peut simplement pas tout étouffer.

Une chose que j’ai remarquée ces deux dernières semaines, c’est qu’avec le déroulement rapide des événements, l’enthousiasme initial suscité par l’agitation des travailleurs a commencé à s’estomper. L’attention s’est recentrée sur les rues et les campus universitaires des grandes villes et sur les récits offerts par les gens dans ces espaces plus visibles. Bien que ces éléments soient absolument importants, ce que les travailleurs ont fait et ce que leur colère et leurs actions révèlent doit rester au centre de notre : la nature du régime du PCC, c’est-à-dire un mode d’accumulation impitoyable du capital sanctionné par l’État qui détruit son propre tissu social.

 

 

Cet entretien a été publié le 5 décembre 2022 par la revue en ligne Tempest : https://www.tempestmag.org/2022/12/the-foxconn-uprising-in-zhengzhou/&n…;

 

(Traduit de l’anglais par JM).

 

 

1. Ces observations sont développées dans mon article de 2020 « Spinners or Sitters : Regimes of Social Reproduction and Urban Women’s Employment Choices in Urban China » paru dans International Journal of Comparative Sociology vol. 61, n° 2-3 (disponible ici : https://www.academia.edu/44167431/Spinners_or_sitters_Regimes_of_social…), et mon article à paraître dans Critical Sociology : « Dilemma of the Foxconn Moms : Social Reproduction and the Rise of ‘Gig Manufacturing’ in China » (disponible ici : https://www.academia.edu/92375878/The_Dilemma_of_Foxconn_Moms_Social_Re…).

2. Yige Dong, « Spinners or sitters… », op. cit.

traducteur
JM

Inprecor a besoin de vous !

Notre revue est en déficit. Pour boucler notre budget en 2024, nous avons besoin de 100 abonnements supplémentaires.

Abonnement de soutien
79 €

France, Europe, Afrique
55 €

Toutes destinations
71 €

- de 25 ans et chômeurs
6 mois / 20 €