Révolutions et papier-monnaie

par Serge Aberdam

Nous avons été plusieurs à nous impliquer (1) dans la traduction et la publication, au début de 2021, d'un livre russe daté de 1919 : <i>Le papier-monnaie dans la Révolution française</i>, de Semion Anissimovitch Fal'kner (2).

Il s'agit d'une étude d'histoire économique rédigée entre 1916 et 1919 et basée sur une remarquable variété de sources françaises. Ce travail russe sur l'histoire révolutionnaire française avait évidemment, comme c'était alors courant, vocation à être traduit en français. Il ne l'a jamais été et n'a en fait connu qu'une traduction très partielle en allemand, en 1924. Le livre de Fal'kner n'a jamais été réédité et l'auteur, victime des purges, a été exécuté en 1938. C'est donc un livre qui est longtemps resté difficile d'accès, même dans sa langue d'origine : les circonstances de sa parution, guerre mondiale, révolution et guerre civile, ont abouti à une édition de très mauvaise qualité, avec de nombreuses erreurs, de longues notes rajoutées dans un grand désordre et la perte d'une bonne partie des titres intermédiaires. La version russe de 1919 est donc techniquement d'accès difficile.

Un livre qui fait le pont entre deux révolutions

Pourquoi ce livre est-il pourtant important ? Parce que sa rédaction coïncide, à chaud, avec un phénomène que connaissent plusieurs des pays " vaincus » à la fin de la Première Guerre mondiale : le passage de l'inflation du temps de guerre à l'hyperinflation, un phénomène alors très mal connu. Or l'histoire du papier-monnaie de la Révolution française qu'étudie Fal'kner est à ce moment quasiment la seule référence utilisable sur le sujet. Il a compris, dès avant 1916, donc au début de la guerre, qu'il se passait quelque chose de très nouveau avec l'abandon par les États européens d'une règle qu'ils avaient adoptée de façon systématique depuis plus d'un siècle. C'est en effet à la fin de la Révolution française et des guerres napoléoniennes qu'avait été généralisée la libre convertibilité en or des monnaies, avec ce qu'on appelle en France le franc-or, ou franc-germinal ou franc-Napoléon. Cette convertibilité, maintenue pendant un siècle, avait bien sûr connu des réalités pratiques assez différentes selon les pays. Fal'kner, peut-être plus tôt et mieux que d'autres chercheurs, est pourtant fasciné par la simultanéité avec laquelle tous les États européens abandonnent en quelques mois la vieille règle de la convertibilité de leur monnaie en or et commencent à émettre du papier-monnaie pour financer la guerre. Quelque chose de fondamental a changé et, tout en réfléchissant à ce qui se passe sous ses yeux en Russie, Fal'kner se lance donc dans une étude historique sur le premier exemple de généralisation de l'emploi du papier-monnaie en Europe, celui de la Révolution française, avec passages successifs à l'inflation puis à l'hyperinflation. Il choisit d'étudier l'exemple français qui est " court », d'une durée de moins de dix ans, dans un pays centralisé, et qui se termine nettement par un effondrement du système. Il renonce donc à une autre étude à laquelle il songeait probablement, sur le rôle du papier-monnaie dans la formation des États-Unis qui, de révolution en guerre civile, s'est étalée sur une beaucoup plus longue durée, dans un espace qui s'est prodigieusement étendu.

Fal'kner choisit donc son terrain de recherche " à chaud », pour faire face aux problèmes de son temps. Il accumule les données et prépare en fait le terrain à ce qui deviendra rapidement une première modélisation mathématique de l'inflation et de l'hyperinflation. Jusque-là, les travaux sur l'assignat, y compris ceux des marxistes, avaient toujours gardé une petite composante anecdotique et moralisante, autour de sa faillite finale, un peu conçue comme une escroquerie. Fal'kner, au contraire, évacue toute approche moralisante d'un phénomène qu'il veut considérer d'abord au plan économique.

Le rôle du pouvoir politique dans l'émission monétaire est évident pour la population. La langue populaire russe adopte des sobriquets pour chacun des types de monnaie qui se succèdent, marquant la continuité des politiques monétaires : les roubles-papier du Tsar sont baptisés romanovski, ceux des premiers gouvernements parlementaires de la Douma des doumski, ceux du gouvernement provisoire de Kerenski des kerenki, auxquels succèdent les sovznaki, littéralement " signes soviétiques ». Au long de la guerre civile, l'espace russe se fracture entre des embryons d'États rivaux qui émettent tous leurs monnaies de papier et prohibent sous peine de mort l'usage des monnaies de leurs adversaires, monnaies que les populations sont pourtant forcées d'accepter pour survivre.

Observateur privilégié de ce nouveau désordre, Fal'kner semble au départ n'appartenir à aucun des partis russes qui se réclament du marxisme, même s'il paraît plus proche des mencheviks. Il est avant tout un produit de l'école historique allemande, un spécialiste de l'histoire de la pensée économique. Ce sont les circonstances qui l'amènent à approfondir la question de l'émission monétaire, qu'il conçoit comme une politique étatique banale, déjà pratiquée dans le passé, et qui n'est ni exceptionnelle ni incompréhensible. Fal'kner se rallie très tôt au gouvernement soviétique. Il le fait sous le parrainage de sa sœur ainée Marie, une ancienne socialiste-révolutionnaire devenue membre du Parti bolchevique en 1918 (3). Fal'kner, lui, réfléchissant " à cheval » sur deux révolutions et spécialiste reconnu de la monnaie, est d'emblée très investi dans les institutions économiques soviétiques. Il sera un des experts mobilisés au service de la Nouvelle politique économique (NEP) entre 1921 et 1927. Ensuite, de 1929 à 1938, il est d'abord censuré puis licencié, arrêté, déporté et finalement assassiné.

Plus d'un siècle a passé depuis la publication du livre de Fal'kner. Les théories économétriques ont largement changé et l'information des chercheurs de notre époque est évidemment bien plus complète que la sienne (4). Nous avons cependant traduit et édité intégralement son livre parce qu'il témoigne d'un moment important de l'histoire de la pensée économique, celui où le passage imprévu de l'inflation à l'hyperinflation stimule la réflexion des économistes.

Le papier-monnaie dans la Révolution française

La politique monétaire a joué un rôle majeur dans la Révolution française, avec l'émission massive et novatrice de plusieurs sortes de papier-monnaie, les ancêtres de nos billets de banque. Les plus connus sont les assignats, dont on trouve encore facilement des exemplaires de nos jours. La monarchie française souffrait à la veille de 1789 d'un endettement structurel qu'elle ne savait plus gérer. Les Ordres privilégiés, le clergé et la noblesse, étaient pratiquement dispensés de payer l'impôt. C'est pour établir un système d'impôt universel que la monarchie finit par convoquer des états-généraux… mais la crise révolutionnaire qui en résulte diminue d'abord fortement la rentrée des anciens impôts. Or un État en crise cherche souvent à remplacer les impôts qui ne rentrent pas par l'émission de plus de monnaie, afin de pouvoir payer ses créanciers. C'est fondamentalement ce qui se passe au départ.

Créer une monnaie de papier n'allait pourtant pas de soi en 1789. Une première expérience d'émission de billets de papier avait eu lieu dans les années 1716-1720, organisée par le financier John Law et suivie d'une faillite retentissante. De ce fait, même ceux des économistes qui estiment nécessaire en 1789 de moderniser la circulation monétaire hésitent à recommander ouvertement de remplacer les espèces " sonnantes et trébuchantes » par du papier.

Il faut pourtant trouver une solution pour diminuer le poids écrasant de la dette et remédier à l'absence de rentrées fiscales. En 1790, l'Assemblée constituante décide donc de nationaliser les biens fonciers accumulés par le clergé et le roi, afin de les vendre pour récupérer des ressources. Ce seront les Biens nationaux. Mais recenser, évaluer et mettre en vente ces biens ne peut se faire rapidement. Or, les besoins d'argent sont pressants. Il faut donc trouver une façon d'anticiper les futures ventes.

Il est alors décidé d'émettre des bons, gagés ou " assignés » non sur de l'or mais sur les futures ventes de Biens nationaux : ces billets d'" assignats » pourront donc être émis très en avance et donnés en paiement aux créanciers de l'État. Officiellement, il ne s'agit pas encore d'une monnaie et ces assignats rapportent des intérêts, mais ils sont déjà acceptés pour le paiement des impôts. Bien reçues par les créanciers de l'État, les émissions d'assignats se multiplient donc. Mais les billets alors émis sont de très forte valeur, 500 ou 1000 livres, soit autant de journées de travail qualifié. Cela les empêche de circuler aisément dans la société et de répondre aux besoins quotidiens de monnaie.

Or, au même moment, les débuts de la Révolution ont déjà des conséquences socio-économiques : dans les régions, on commence à ne plus payer les dîmes ecclésiastiques ou les impôts et une grande partie des rentes seigneuriales sont contestées. Ces retenues à la base modifient la vie quotidienne en augmentant ce qui est disponible pour l'autoconsommation paysanne ou pour la mise en marché locale. Les échanges augmentent donc à ce niveau local, et avec eux le besoin de liquidités. Ce besoin mène à ce que, fin 1790 et début 1791, des entrepreneurs et des municipalités commencent à émettre en masse des menues monnaies locales.

Ces billets locaux sont appelés des " billets de confiance ». Ils sont toujours présentés comme " garantis » par des dépôts de grosses coupures d'assignats dans les caisses des émetteurs, ce qui est plus ou moins vrai. Mais ces billets bénéficient de la confiance des habitants et rendent d'énormes services au quotidien. Ils se diffusent de proche en proche et, quand la guerre viendra, les jeunes partis aux armées sauront faire accepter leurs billets de confiance par les commerçants, au besoin de force. Ces billets circuleront longtemps, même quand l'État tentera de les interdire pour conserver son monopole sur l'émission monétaire. D'où les décisions prises d'émettre des assignats de faibles valeurs, destinés à remplacer les billets de confiance mais difficiles à réaliser en pratique vu les quantités nécessaires et leur dévaluation constante.

En peu de temps, les gros assignats et les petits billets de confiance sont ainsi devenus un nouveau système monétaire, à côté et en concurrence avec les anciennes monnaies métalliques, et avec une dynamique propre qui naît des besoins nouveaux.

S'intéressant avant tout aux émissions étatiques d'assignats, Fal'kner fait deux " percées » théoriques qui lui permettent ensuite de coller étroitement à son sujet.

1. Il constate que la stabilité des parités monétaires et la convertibilité en or, typiques du XIXe siècle, ont plutôt été des exceptions que des règles. C'est l'instabilité qui est historiquement la règle, avec une abondance de cas de manipulations des monnaies par les États, et ce depuis longtemps. L'émission monétaire publique est donc loin de n'être qu'une convention qui protègerait les conditions techniques des échanges.

2. Émettre plus de monnaie sans contrainte de garantie est au final un moyen facile de prélever des ressources sur la société. Lorsque l'État est faible, lorsque l'impôt rentre mal, avoir recours à l'émission de monnaies de papier permet un prélèvement massif, moins coûteux et plus facile à organiser que la perception administrative des impôts directs ou indirects.

Reste, et Fal'kner le constate en Russie comme en France, que l'émission massive de papier en temps de crise entraîne des conséquences dramatiques pour la population, et le besoin aigu de contrôler ces conséquences.

Un basculement

Dans le cas de la France, c'est la guerre avec les monarchies européennes, déclenchée dès le début de 1792, qui entraîne des besoins budgétaires nouveaux ; la fabrication des assignats suit donc. Pas d'armée sans financement, pas de financement sans assignat : il faut, à tout prix, assurer le paiement des soldes des militaires et celui des fournitures de guerre de toutes sortes, des vaisseaux aux fusils et du fourrage aux sacs de blé, si on veut nourrir les villes et les armées. L'émission permet ce financement mais cette augmentation de la masse monétaire en circulation va rapidement bien au-delà de celle de la production nationale, ou des marchandises en circulation. La confiance très inégale en la solidité de l'assignat et surtout l'augmentation de sa masse entraînent une diminution de la valeur de chaque unité monétaire, c'est-à-dire de l'inflation.

Les prix réels sont tirés à la hausse par les marchés publics d'armement et de fournitures mais cette déformation du système des prix n'est pas homogène : Fal'kner explique bien pourquoi ce sont les prix des produits de première nécessité, les céréales panifiables, qui augmentent le plus, et de beaucoup, car les ouvriers agricoles et les artisans doivent manger tous les jours, sans pouvoir refuser les paiements en monnaie de papier, même dépréciée. L'inflation contribue donc à fractionner et polariser la société.

Alors que les agriculteurs à leur aise répercutent les hausses sur leurs prix de vente, voire les anticipent, les consommateurs de base, urbains ou ruraux, cherchent à se préserver des conséquences de l'inflation en exigeant des autorités la fixation de prix maximum. Ces mouvements de protestation surgissent un peu partout et, au besoin, les émeutiers fixent eux-mêmes les prix des subsistances. Sous la pression des populations, et à une échelle de masse, les autorités locales doivent accepter la fixation d'un maximum des prix de première nécessité mais aussi des formes de rationnement égalitaire qui protègent les familles contre les effets de la spéculation et du marché noir.

À l'apogée de ces mobilisations populaires, ces orientations nouvelles sont imposées aux autorités et deviennent des politiques publiques, d'abord gérées localement puis complétées au plan national par la création, fin 1793, d'une commission des subsistances, chargée de fixer les modalités non plus des seules subsistances mais de l'ensemble des prix. Cette politique révolutionnaire est fondée sur la réquisition des céréales dans les campagnes, des réquisitions qui sont réglées en assignats. Cela amplifie la circulation du papier pendant que la monnaie de métal devient un bien rare qu'on thésaurise. Pour protéger la valeur d'échange de l'assignat, la Convention décrète de lourdes peines contre les citoyens qui stipulent des prix différents en assignats et en monnaie métallique.

Protégé par cette parité obligatoire, l'assignat tend ainsi à devenir la seule monnaie qui circule au quotidien. Un secteur entier de l'économie, celui qui nourrit tant bien que mal les villes et les armées, est désormais contrôlé par la puissance publique, dans toute la diversité de ses organes nationaux, régionaux et municipaux : gouvernement révolutionnaire, représentants en mission, commission (centrale) des subsistances et comités de surveillance des communes. La concurrence de ce système avec le commerce privé et le marché noir devient une réalité omniprésente.

Évidemment, en étudiant ce mécanisme de radicalisation permanente, Fal'kner envisage aussi ce qu'il vit : le communisme de guerre, ses réquisitions armées et les violences sociales qui accompagnent le recours forcé aux sovznaki, le papier-monnaie émis par le pouvoir bolchevique, et la coexistence avec les autres marchés plus ou moins noirs. Il observe que, dans la situation de guerre civile et de famine, ceux qui sont chargés du contrôle des approvisionnements sont des cibles essentielles de la corruption.

Des logiques antagoniques

En France, et dans l'esprit des douze membres du Comité de salut public qui gouvernent le pays au nom de l'Assemblée nationale (la Convention), le maximum des prix, le rationnement, la centralisation des subsistances, les réquisitions forcées sont conçues comme des mesures conjoncturelles. Ce sont les instruments d'une terreur économique momentanée, indispensable pour vaincre, mais pas une orientation de fond. Il n'est pas question pour la Convention que l'État assure durablement le ravitaillement quotidien ou socialise l'économie au-delà des circonstances de la guerre. Dès les premières victoires militaires remportées dans l'automne 1793, un tournant significatif a été pris avec l'adoption d'un maximum des salaires, à côté de celui des prix.

Évidemment, tout le monde n'est pas d'accord et le maximum des salaires, même décrété, ne s'applique que très difficilement, alors que celui des prix est défendu par les salariés et les artisans. C'est en particulier le cas dans les établissements où se fabriquent les armes, les canons, les vaisseaux, la poudre, les uniformes… Mais le gouvernement révolutionnaire maintient son projet de limiter les salaires, alors que c'est la poursuite de ses émissions monétaires qui continue de faire pression sur les prix. Il est de toute façon très difficile - dans les conditions techniques existantes - d'adapter les prix fixés par les décrets du maximum général aux variations de l'inflation. Cette rigidité du système de contrôle français frappe Fal'kner qui, en 1919, réfléchit déjà en termes de " pilotage » du système des prix.

Avec la menace d'un maximum des salaires, le crédit politique du gouvernement révolutionnaire décline alors fortement chez les sans-culottes. Avec la grande victoire de Fleurus, le 26 juin 1794, il apparaît clairement que les mesures de mobilisation populaire et militaire ont porté leurs premiers fruits. La paix serait-elle donc à portée de main ? Un mois plus tard, le 26 juillet (9 thermidor an II), la Convention renverse son Comité de salut public. Appelés à défendre militairement le Comité, les sans-culottes parisiens ne le soutiennent plus vraiment : plusieurs de ses membres, Robespierre en tête, passent à leur tour à la guillotine.

Jusqu'à ce moment, la valeur des assignats avait baissé assez régulièrement, en conséquence de l'augmentation de leurs émissions, et avait parfois remonté en fonction des circonstances militaires et politiques. Après le renversement de majorité de juillet 1794, la Convention élit un second gouvernement révolutionnaire qui croit pouvoir régler la crise des subsistances en revenant directement à la liberté des prix et en supprimant en particulier la parité théorique de valeur entre la monnaie métallique et le papier. Il renonce donc à ce qu'on appelle le " cours forcé », le taux de change fixe, au pair, entre les deux monnaies. En conséquence, tous les mécanismes de contrainte et de contrôle des monnaies sont abandonnés.

Rapidement, les détenteurs de la monnaie de métal commencent à la remettre en circulation, faisant ainsi concurrence à l'assignat dont la valeur diminue cette fois très fortement. Cela pousse les gestionnaires des finances à augmenter encore les émissions, pour conserver la capacité d'intervention économique de l'État (son " pouvoir d'achat »). Et ainsi de suite. L'inflation, qui était longtemps restée forte mais limitée se transforme en un phénomène nouveau : l'hyperinflation. Les salaires réglés en assignats perdent toute signification ; après un hiver de famine, les sans-culottes tentent de reprendre l'initiative au printemps 1795. Ils sont cette fois écrasés militairement. Le papier-monnaie révolutionnaire connaît alors une dépréciation totale et spectaculaire : il est chassé de la circulation.

À court de liquidités, les Assemblées du Directoire tentent bien en 1796 de créer des mandats territoriaux, nouveau papier-monnaie pareillement basé sur la vente des Biens nationaux et destiné à assurer la trésorerie de l'État. Mais ces mandats parcourent en quelques mois l'itinéraire que l'assignat a parcouru en six ans, et leur valeur est réduite à néant. Le rationnement égalitaire dans les villes est remplacé par des mesures d'assistance aux plus misérables ; c'est le retour de la charité d'Ancien régime comme mode de gestion de la crise alimentaire.

Le bilan

Pendant plusieurs années, le recours au papier-monnaie a objectivement permis de financer la défense militaire de la Révolution, de payer les dettes héritées de l'Ancien régime ou du moins de rendre possible leur rééchelonnement. Il a en particulier rendu possible :

1. Un refinancement de l'État par la vente en assignats des Biens nationaux ;

2. Une baisse considérable des dettes de l'État par leur consolidation, codifiée en août 1793 par la création du Grand livre de la dette publique.

3. Une reprise, forcément très progressive, du versement des impôts puisque, même très dépréciés, l'assignat puis les mandats, ont continué tout au long de l'époque d'être accepté au pair pour le paiement des impôts. Cela a permis tant bien que mal de payer les fournisseurs et les créanciers et de financer le fonctionnement de l'État, jusqu'à ce que le pillage militaire des pays envahis lui permette de se financer autrement à dater de la fin 1795.

4. Enfin, l'expansion presque illimitée de la masse monétaire disponible a facilité des procédures complexes de désendettement des particuliers sur les marchés privés, et une renégociation conséquente des contrats agraires fondamentaux. On a donc assisté à des transferts de dettes et de revenus sur une échelle inédite.

Durement secouée, " l'opinion publique », c'est-à-dire les rentiers issus de l'Ancien régime, se rallieront les premiers et durablement à Bonaparte, organisateur du coup d'État de décembre 1799, avec son " franc-germinal », le franc-or, et à la perspective d'une monnaie éternellement gagée sur l'or. Cette stabilité du franc-or durera plus d'un siècle, jusqu'à la guerre de 1914.

Mais une autre mémoire de la Révolution existe parmi ceux qui ont bénéficié des mesures de ravitaillement égalitaire, de la pression de la mobilisation populaire et de la démocratie sociale. Mémoire dominée, elle ressurgit régulièrement au XIXe siècle chaque fois que les prix s'envolent au-delà des salaires.

Fal'kner, parce qu'il envisage simultanément deux révolutions, est en mesure en 1919 de donner une histoire exceptionnellement pertinente du " cas français ». Il réfléchit aux fonctions objectives de l'économie d'émission, à ses contradictions et donc à la façon d'en maîtriser les redoutables conséquences pour les plus démunis par la garantie d'un rationnement alimentaire. Il se confronte enfin à la façon de sortir du système des réquisitions armées dans les campagnes dont les mesures de contrainte mettent ceux qui les appliquent en position d'être eux-mêmes corrompus. On comprend que l'ampleur de ses réflexions sur les deux expériences lui a beaucoup servi pour approcher, en économiste, la crise finale du " communisme de guerre » russe et la nouvelle politique économique (NEP) qui le remplace avec succès en 1921-1928.

Au final, par manque de sources, nous ne pouvons pas vraiment savoir ce que Fal'kner a pu penser de la politique de collectivisation forcée du début des années 1930. Progressivement écarté du monde de la recherche, il deviendra une des innombrables victimes de la Grande terreur et y trouvera la mort.

* Serge Aberdam est historien, militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la Quatrième Internationale.

Quelques références utiles :

• Rebecca L. Spang, Stuff and Money in the time of the French Revolution, Harvard University Press, 2015.

• Gérard Béaur, Philippe Minard, Alexandra Laclau, Atlas de la Révolution française, volume 10, " Économie », éd. de l'EHESS, 1997.

• Seymour Edwyn Harris, The Assignats, Harvard University Press, 1930.

• Pierre Caron, La commission des subsistances de l'an II, deux volumes, 1924-1925.

• Jean Adher, Le comité des subsistances de Toulouse (12 août 1793 - 3 mars 1795), correspondance et délibérations, Toulouse, Privat, 1912

Chronologie de la Révolution française

 

notes
1. Mais Serge Aberdam est le seul responsable de la présente présentation.

2. Sémion Anissimovitch Fal'kner, Le papier-monnaie dans la Révolution française, une analyse en termes d'économie d'émission, Moscou 1919 ; édition de Serge Aberdam, Laure Desprès et Alexis Berelowitch, traduction d'Alexis Berelowitch, Paris, Classiques Garnier, 2021.

3. Elle survivra comme membre correspondant de l'Académie des sciences jusqu'en… 1968 !

4. C'est pourquoi nous avons apporté en notes quelques compléments et nuances indispensables - mais il s'agit le plus souvent de questions que Fal'kner se posait sans avoir encore les moyens d'y répondre.