Splendeur et crépuscule de Podemos : les raisons d'un adieu

par Manuel Garí
Pablo Iglesias et Iôigo Errejôn

La création de Podemos dans l'État espagnol a été une importante tentative de construction d'un parti de masse anti-néolibéral et pluraliste, à gauche du social-libéralisme. Cette expérience qui a très bien commencé s'est finalement achevée très mal.

Peut-être, le titre de cet article aurait bien pu être " Splendeur et crépuscule de Podemos comme projet politique pour l'émancipation ». L'objectif de cet article est d'expliquer pourquoi il a été nécessaire de le créer et pourquoi il a fallu l'abandonner. Ce qui conduit également à réfléchir sur le bilan et les leçons que l'on peut tirer de l'intervention de Izquierda Anticapitalista, aujourd'hui Anticapitalistas (1).

Synthèse Espagne

Podemos a pu naître parce que la gauche social-démocrate et eurocommuniste se trouvait dans une impasse après la crise de 2008. L'irruption des Indignés du 15M, le 15 mai 2011, a été le catalyseur de l'apparition de nouvelles attentes politiques dans un cadre caractérisé par l'irrésistible ascension du Parti Populaire (PP) de droite face au gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero (avril 2004-décembre 2011). Izquierda unida (IU) se montra incapable de faire front aux politiques néolibérales et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) en fut un des exécuteurs. Les deux partis assumant un lourd héritage : ils ont contribué à la création du régime politique de la Transition grâce au pacte politique scellé avec les forces issues du franquisme et consacré par la Constitution espagnole de 1978. Les deux partis faisaient partie de ce régime et le PSOE en a été un des principaux piliers.

Par ailleurs, il y avait une terrible apathie et une démobilisation sociale, provoquées en premier lieu par la stratégie erronée du pacte social à tout prix (la concertation sociale) des syndicats majoritaires - Commissions ouvrières (CCOO) et Union générale des travailleurs (UGT) - mais aussi par l'incapacité des organisations minoritaires à construire une nouvelle hégémonie au sein du mouvement ouvrier, à l'exception des syndicats de classe au Pays basque - LAB (Langile Abertzaleen Batzordeak) et ELA (Eusko Langileen Alkartasuna). Cela a permis la réforme de l'article 135 de la Constitution qui a fait du paiement de la dette publique la priorité du budget général de l'État et imposé deux réformes régressives du travail : d'abord celle approuvée par le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, aggravée ensuite par le gouvernement du Parti Populaire (PP), présidé par Mariano Rajoy (décembre 2011-juin 2018). Ces contre-réformes ont détruit les conventions collectives, restreint le rôle des syndicats dans les entreprises et entamé ou annulé des droits importants de la classe ouvrière. Tout cela a produit une importante érosion des salaires, une augmentation des inégalités, un poids plus important des revenus du capital par rapport aux salaires dans le produit intérieur brut (PIB), un accroissement du travail précaire et une montée de la pauvreté, avec un impact particulier sur la jeunesse, pratiquement expulsée du marché du travail.

Le mouvement du 15M fut le produit de tout cela, une protestation face à la détérioration de la situation sociale et le rejet du marais politique . Cela a ouvert une fenêtre d'opportunité pour modifier substantiellement la carte politique. Podemos est venu remplir un vide et s'est présenté comme l'outil à même de créer un nouveau rapport de forces sur le terrain politique qui, s'il se consolidait, pouvait stimuler un renforcement de la mobilisation sociale et de son organisation.

Dans ce panorama, il convient de faire une exception et signaler l'importance qu'ont eue les mobilisations massives des Journées nationales de la Catalogne (tous les 11 septembre), ou des manifestations de 2014 et des 1er et 3 octobre 2017 en Catalogne, qui exprimaient les aspirations nationales et l'exigence du droit à décider de tout un peuple, suscitant la plus importante fissure que l'on ait connue au sein de la trame du régime de 1978, au point de devenir son principal facteur de crise. Ce furent des moments où la gauche politique - y compris Podemos et ses alliés en Catalogne - laissa passer une occasion en or de prendre la tête du mouvement populaire de masse démocratique de ces dernières décennies dans l'État Espagnol et en disputer l'hégémonie et la direction politiques aux autres acteurs.

Mais Podemos a rapidement vieilli jusqu'à atteindre la décrépitude parce qu'il a fini par accepter le cadre et les limites de la Constitution de 1978, de l'économie de marché et de l'Union européenne comme seul horizon possible. Cela a provoqué un échec du projet de Podemos et une défaite pour la gauche qui l'avait impulsé. Et pourtant, essayer était incontournable. Et souhaitable.

Les forces et faiblesses des Indignés dans la généalogie et la raison d'être de Podemos

L'irruption du mouvement des Indignés du 15 mai 2011 sur les places et les rues de Madrid, qui s'est immédiatement étendu à toutes les villes de l'État espagnol, y compris la Catalogne, le Pays basque et la Galice, c'est l'irruption sur la scène de la mobilisation sociale d'une nouvelle génération qui ne s'identifiait pas aux partis politiques parlementaires (" ils ne nous représentent pas »), était particulièrement touchée par les politiques d'austérité (" nous ne payerons pas cette crise »), affrontait les élites financières bénéficiaires des aides d'État pour le sauvetage du secteur bancaire (" ce n'est pas une crise, c'est une escroquerie ») et dénonçait les limites du régime politique (" ils l'appellent démocratie et ce n'en est pas »).

C'était donc un mouvement à vocation anti-régime, configuré autour de demandes démocratiques radicales, qui a mis en cause le modèle bipartite concocté par le PSOE et le PP, mais également l'alternance gouvernementale - socialiste ou conservatrice - ainsi que le modèle électoral. Mais il s'est constitué aussi en tant que mouvement anti-austérité face aux politiques économiques et sociales prédatrices et contraires à la souveraineté populaire, tout particulièrement après la réforme de l'article 135 de la Constitution et les sauvetages du secteur bancaire espagnol, avec un investissement public estimé à l'heure actuelle à 65 milliards d'euros par la Banque d'Espagne. C'est pour cela que le 15M, même si c'était de façon assez basique, réclamait une autre économie, un autre modèle de société et la nécessité d'une nouvelle Constitution. C'est cela qui a été son grand apport, avec le déploiement de son énergie créatrice fondée sur l'activité des secteurs des masses. Le 15M a réussi à gagner la sympathie de la majorité de la population excédée par la période d'austérité initiée en 2008 et par la sclérose politique du système.

Le 15M a été un avertissement à tous les partis et syndicats du système et a ouvert la voie à une mobilisation populaire soutenue par des secteurs divers (ce que l'on a appelé les marées de l'enseignement, de la santé, des travailleuses et travailleurs de la fonction publique, etc.), réalisée relativement en marge des bureaucraties et avec des formes nouvelles d'organisation et de coordination. Le mouvement 15M a généré des formes de lutte, de désobéissance, d'un type nouveau, basées sur l'assemblée comme organe de décision, qui très vite ont débordé les organisations traditionnelles. Au 15M se sont joints les activistes écologistes et féministes ainsi que des secteurs de la jeunesse qui faisaient leur première expérience politique.

Il faut signaler tout particulièrement que le 15M, grâce à sa critique du régime de 1978, a rendu possible le débat sur la nécessité d'une rupture démocratique et l'ouverture d'un processus destituant/constituant, qui, à mesure que le temps passait, a emmené Anticapitalistas et d'autres secteurs à en parler au pluriel, car on avait besoin d'un ensemble de processus constituants qu'il fallait coordonner en prenant en compte les questions nationales et pas seulement la dimension de l'État espagnol.

Mais le 15M a aussi montré les limites du mouvement social sans une expression politique et, concrètement, sans une représentation électorale. En 2013, la situation politique était bloquée. Très vite, parmi les secteurs les plus avancés des activistes, un débat s'est amorcé sur la nécessité d'un outil politique. Bien que tous aient convenu qu'aucune force politique qui surgirait ne pourrait s'arroger la représentation du mouvement du 15M, il ne fait aucun doute que Podemos a bénéficié de l'esprit des Indignés.

Les dilemmes d'Anticapitalistas

Que faire ? Au sein d'Anticapitalistas le débat s'était structuré autour de trois positions au cours des mois précédant le lancement de Podemos.

• Une première était favorable à la construction d'un front de gauche ou d'une alliance tactique avec IU. Son inconvénient, c'était l'histoire récente de cette organisation, qui s'était subordonnée au Parti socialiste, tant lors des accords préélectoraux au niveau de l'État que dans le co-gouvernement en Andalousie et dans de nombreuses municipalités, sans compter également son discrédit croissant auprès de la jeunesse de gauche.

• Une autre position préconisait d'impulser un front d'organisations d'extrême gauche, toutes étant petites excepté au Pays Basque et partiellement en Catalogne, très peu implantées et passablement sectaires, ce qui aurait précisément signifié pour Anticapitalistas de se situer en dehors du large courant de radicalisation massive qui avait émergé avec le 15M.

• Une troisième, défendue par la direction, proposait d'impulser un nouveau type d'initiative, car elle considérait que les structures de gauche existantes à ce moment-là se révélaient incapables d'être utiles pour faire le saut à même d'opérer le passage de la lutte sociale au plan politique. C'est cette dernière option qui a finalement obtenu la majorité.

Anticapitalistas, comme Espacio Alternativo (Espace Alternatif) qui l'a précédé, avait déjà débattu de la nécessité de soutenir la naissance d'organisations anti-néolibérales de masse, démocratiques et aptes à livrer les batailles électorales de façon complémentaire avec les luttes sociales impulsées à partir des mouvements. C'est pour cela qu'en concevant Podemos on donna une grande importance à l'idée de parti-mouvement, structuré à partir de la base dans ce que nous avons appelé les cercles.

Contrairement à d'autres secteurs de la gauche, Anticapitalistas, qui était aussi une des rares organisations à ne pas se méfier du 15M, a été la première qui s'est posé la question de la possibilité et de la nécessité d'opérer un saut politique. Elle considérait en effet que cette initiative politique n'allait pas impliquer un frein pour la mobilisation, qui, assurément, montrait déjà des symptômes d'épuisement, suite au blocage de l'État et à la récupération de certaines initiatives de la part des partis du régime qui commençaient à sortir de leur confusion et de leur paralysie initiale devant un mouvement de protestation aussi ample qu'inattendu. Bien au contraire, Anticapitalistas a estimé qu'il était urgent et possible de canaliser toute l'énergie surgie à la suite du 15M vers une nouvelle bataille qui débloquerait un paysage politique objectivement verrouillé. Effectivement, dans le secteur social et politique il y avait une grande puissance sans représentation. Dans ce cadre, Anticapitalistas a fort justement eu l'audace tactique d'impulser l'initiative Podemos, dont la portée et la nature étaient d'une telle envergure qu'elle allait mettre à l'épreuve toutes les forces et capacités de l'organisation.

Que serait-il arrivé si Anticapitalistas ne l'avait pas fait ? Nous ne pouvons pas le savoir puisque cela ne s'est pas produit. Ce que nous savons par contre c'est que les groupes de la gauche radicale qui n'étaient pas liés à Podemos se sont suicidés par sectarisme. Anticapitalistas aurait peut-être suivi la voie de l'insignifiance politique dans laquelle se sont engagés une bonne partie des groupes qui sont restés en dehors. Elle n'aurait sans doute pas démultiplié ses forces militantes et elle n'aurait pas bénéficié de la large audience qu'ont réussi à avoir ses porte-parole politiques. Son organisation ne se serait pas étendue à toutes les communautés autonomes. Et elle n'aurait pas pu organiser des rassemblements politiques de masse, autant en présentiel qu'online, comme elle les a réalisés pendant la pandémie Covid-19. Aucune de ses propositions sur la question nationale ou sur les inégalités sociales n'aurait eu l'impact médiatique qu'elles ont obtenu. Elle n'aurait pas pu marquer l'agenda politique de l'avant-garde, et ne serait pas devenue une référence idéologique et politique pour les secteurs militants les plus conscients. Elle n'aurait pas pu mener à bien l'expérience de travail auprès des institutions locales, régionales et européennes sur des thèmes anti-austérité et démocratiques en faveur des classes populaires. Sur ce point, il faut signaler que très vite Pablo Iglesias et son équipe ont obstrué, par le biais du recours à l'abus de règlements antidémocratiques, la possibilité de représentation anticapitaliste à l'Assemblée nationale, où Anticapitalistas eut une présence limitée et seulement au cours d'une législature.

Mais ces éléments et d'autres qui sont à porter au crédit d'Anticapitalistas ne sauraient occulter deux problèmes :

1. Celui déjà mentionné : le projet de Podemos a échoué et les thèses d'Anticapitalistas ont été défaites ;

2. Anticapitalistas a commis de graves erreurs au cours du processus, erreurs qui ont contribué au triomphe des positions des Pablo Iglesias.

C'est pour cette raison qu'il convient de rappeler/reconstruire de manière critique l'histoire de Podemos et tirer le bilan des avancées d'Anticapitalistas pour avoir une vision d'ensemble et pouvoir comprendre également l'autre grande décision : celle de quitter Podemos et donner une impulsion à Anticapitalistas en tant que nouveau sujet politique.

Le phénomène Podemos dans toute sa complexité

La première caractéristique de Podemos c'est qu'il a repris le sentiment d'indignation existant après la crise de 2008 et la perception répandue dans toute la société qu'une minorité était sortie bénéficiaire grâce au fait qu'une majorité avait perdu - et beaucoup perdu. Et que cette question sociale était intimement liée à la question démocratique. Pablo Iglesias, le 22 novembre 2014, au moment où il était le plus radicalisé, quand les sondages donnaient Podemos comme première force politique, à partir d'un langage nettement populiste de gauche mais opérationnel pour les positions de la gauche révolutionnaire, affirmait : " La ligne de fracture oppose à présent ceux qui, comme nous, défendent la démocratie (…) à ceux qui sont du côté des élites, des banques, du marché ; il y a ceux d'en haut et ceux d'en bas (…), une élite et la majorité. »

Une deuxième caractéristique singulière de la naissance de cette formation politique est le rôle significatif et déterminant joué par une petite mais active organisation marxiste révolutionnaire, Anticapitalistas, dans la création et lors de la première étape du développement de Podemos. Le document de fondation " Faire bouger les lignes, transformer l'indignation en changement politique » autant que le programme électoral pour les élections au Parlement européen de 2014 - malgré les compromis de langage dus aux convergences de cultures différentes - reflètent l'hégémonie des approches marxistes révolutionnaires dans les réunions et assemblées de militants. De même le concours d'Anticapitalistas fut indispensable sur d'autres terrains : conférer une légitimité à la proposition électorale face à la gauche sociale, faciliter les premiers moyens financiers, mettre à disposition du projet sa petite structure d'organisation et impulser l'organisation d'adhésions à la base, les cercles, sur quasiment toute l'étendue du territoire de l'État espagnol.

La troisième caractéristique, c'est que Podemos est né comme un parti complètement ouvert à l'incorporation de courants divers de la gauche sociale et politique, ce qui très vite s'est traduit par l'incorporation de secteurs en rupture avec IU, incapable de sortir de sa crise interne et d'offrir de nouvelles alternatives aux demandes d'une nouvelle génération de militants. Podemos a également suscité l'intérêt des mouvements sociaux, tout particulièrement parmi les secteurs de l'écologie politique et du féminisme. En outre, il a su capter l'intérêt de la génération des jeunes de vingt ans qui était étrangère à la politique.

C'étaient là les trois conditions sine qua non pour que le projet Podemos puisse se construire et être utile. Qu'il conserve sa radicalité de discours, qu'il établisse des liens organiques stables avec les secteurs ouvriers et populaires les plus conscients et les plus combatifs, et qu'il se configure en interne de façon démocratique afin de permettre la délibération, la participation des adhérents aux décisions et la coexistence créative et fraternelle de la large pluralité idéologique et politique qui était présente dès le début en son sein. Cette pluralité couvrait des aspects très divers, avec un spectre de différences plus large que celui que présentaient les trois composantes politiques principales regroupées autour de la figure de Pablo Iglesias, de celle d'I±igo Errejón et d'Anticapitalistas, dont les porte-parole publics les plus connus étaient Teresa Rodríguez et Miguel Urbán. Dès son origine Podemos est devenu un champ de bataille interne entre ses trois âmes.

Celle qui était représentée par le courant anticapitaliste - plus large que l'organisation qui l'animait - affirmait l'importance du programme et de l'organisation dans la construction commune du nouveau parti, ainsi que la nécessité d'impulser l'auto-organisation et la mobilisation sociale, l'implantation dans le monde ouvrier et la combinaison de ces tâches avec une lente accumulation électorale et institutionnelle qui devrait se mettre au service de ces objectifs par le biais d'une relation de va-et-vient entre le parti et le peuple travailleur.

Face à cette proposition une alliance s'est constituée entre le secteur populiste de gauche d'I±igo Errejón et le secteur de Pablo Iglesias lors de la première assemblée citoyenne de Podemos, connue comme Vista Alegre I (d'après le nom du lieu du rassemblement).

Cette alliance s'est traduite par la création d'une clique bureaucratique composée de deux fractions, en remodelage constant suivant les rapports de forces internes, qui s'est donné pour mission le contrôle absolu de Podemos. L'objectif à court terme de l'alliance étant de battre les positions marxistes révolutionnaires.

L'objectif spécifique de Pablo Iglesias était de se constituer comme le leader incontestable avec une autonomie absolue, sans expliciter d'autre projet que de parvenir à dépasser électoralement le PSOE et à gouverner rapidement. Dans ce but, il n'a pas hésité à radicaliser ou à modérer son discours selon les occasions. Il n'a jamais proposé un projet de société, un programme de gouvernement ou une stratégie à suivre. Il ne s'est même pas préoccupé des conditions ou des mesures à prendre pour affronter les attaques du capital. Il n'a pas non plus tiré de leçons de l'intervention de la Troïka dans le cas grec de Syriza. La vieille confusion réformiste entre accéder au gouvernement et avoir le pouvoir se répétait, mais avec des discours radicaux en connexion avec l'esprit de contestation du moment. Toute son action politique a été présidée - le tout accompagné d'un discours plus ou moins gauchiste - par le fait d'exercer un hyper-leadership dans une imitation simpliste des aspects les moins intéressants de l'expérience bolivarienne, mais également par ce que nous pourrions qualifier d'un relativisme programmatique qui consiste à sortir des propositions d'un grand sac - ou à les faire disparaître - au gré des convenances tactiques du moment, sans aucun rapport avec un projet de société ni de stratégie pour y parvenir. Son hypothèse stratégique était que " nous sommes nés pour gouverner », c'est-à-dire accéder au gouvernement, comme une fin en soi.

Pour cette tâche, dans une première étape, Iglesias a trouvé un allié plus commode en Errejón, adepte à l'époque des thèses d'Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (2) qui affirmaient l'autonomie absolue de la politique et la négation du rôle joué par les classes sociales et des débats des marxistes sur l'économie concernant le mode de production capitaliste. On a alors vu, à partir de ce secteur, des discours et même des articles de presse, remplis d'un fatras abstrait sur la construction du sujet peuple par le biais de la création d'une base électorale interclassiste, idéologiquement transversale, rassemblée sentimentalement derrière un leader capable de faire en sorte que le peuple affronte une petite minorité oligarchique. Ce qui impliquait que les catégories de gauche et de droite ou les analyses de classe étaient inappropriées, et ainsi de suite.

Errejón avait théorisé la possibilité d'une victoire électorale rapide, à laquelle il fallait tout subordonner : efficacité versus démocratie, hiérarchie versus organisation à la base dans les cercles, machine de guerre électorale (expression formulée littéralement) versus parti de masse, participation plébiscitaire versus délibération démocratique. Après la première victoire interne de la clique, les cercles ont cessé d'avoir la capacité de prendre des décisions et l'élection des dirigeants s'est réalisée en dehors des cercles, par les votes sur internet des personnes inscrites via un formulaire sur le site web. C'était le seul engagement de ces adhérents. Des élections sans débat et personnalistes. C'était un fonctionnement absolument antinomique avec celui d'un parti militant et celui d'un parti de masse organisé. Et qui rendait donc impossible que la base contrôle et révoque les dirigeants.

Ces théorisations n'ont pas entraîné de débats théoriques et idéologiques de qualité, que ce soit dans les milieux universitaires ou politiques - au-delà de ceux menés par une minorité très impliquée dans la construction de Podemos (qu'elle ait soutenu une thèse ou l'autre) - ou par ceux qui défendaient l'establishment bipartite. Les élections au Parlement espagnol de 2015 et 2016, bien qu'elles aient abouti à un résultat important pour Podemos, n'ont pas entraîné le dépassement électoral tant désiré. Le déclin électoral a commencé avec la quête des votes au moyen de l'abandon de toute radicalité. Le moment populiste-laclausien diffusé dans tout l'État espagnol par Chantal Mouffe par le biais du principal journal diffusé dans l'ensemble du pays, El País (3) - s'est vu réduit à sa seule dimension populiste. Les urnes ont réduit en cendres ces théorisations.

Au congrès suivant, à Vista Alegre II, en mars 2017, le secteur d'Iglesias a viré à gauche et a réalisé l'épuration du secteur d'Errejón. Le choc entre ces deux appareils bureaucratiques pour le contrôle du parti exprimait ce que Jaime Pastor et moi-même avons décrit comme " Pablo Iglesias contre I±igo Errejón : un eurocommunisme ressuscité face au néopopulisme du centre » (4). Selon certaines appréciations - comme celle du sociologue et membre de Podemos, Emmanuel Rodríguez - ce choc relevait de la conception de Podemos en tant que simple moyen de générer des élites, la lutte entre elles et la réalisation des aspirations de composantes universitaires d'une classe moyenne progressiste sans futur (5). Le degré d'affrontement sectaire entre les deux factions des ex-alliés à travers la presse et les réseaux sociaux avant la tenue de la seconde assemblée citoyenne a atteint de tels sommets qu'elle a failli mettre celle-ci en danger. Malgré l'atmosphère de folie générale, le congrès a pu se tenir grâce au travail et au sens de la mesure d'Anticapitalistas, ainsi qu'un journaliste, Ra·l Solís, peu proche du marxisme révolutionnaire, l'a décrit dans sa chronique, s'étonnant de ce que la gauche marxiste révolutionnaire ait une attitude sensée (sic) (6). Pendant quelques mois le virage à gauche de Pablo Iglesias a été favorable à la politique d'Anticapitalistas. Mais Iglesias s'en est pris au pluralisme. Il a d'abord marginalisé Errejón, authentique Épiméthée (le Titan qui " réfléchit après coup ») de cette histoire, qui en découvrant le type de parti qu'il avait lui-même dessiné et ayant pu constater ce qui jaillissait de cette boîte de Pandore, a décidé de rompre pour des raisons politiques, mais surtout parce qu'il ne pouvait plus respirer dans une organisation sans démocratie. Immédiatement après, l'épuration d'Anticapitalistas a commencé, au moyen de mesures bureaucratiques.

Très vite une évolution s'est amorcée, avec des tournants à droite et à gauche de la part de Pablo Iglesias, qui revenait à ses conceptions de jeunesse et à ses racines eurocommunistes. Il a même récupéré la mémoire de Santiago Carrillo (1915-2012), le dirigeant du Parti communiste d'Espagne (PCE) de 1960 à décembre 1982, qui de concert avec Enrico Berlinguer, du Parti communiste italien, et Georges Marchais du Parti communiste français, furent les pères de l'eurocommunisme - une nouvelle manière (comme ils l'ont dit eux-mêmes) d'accéder au gouvernement à travers le système parlementaire.

Iglesias a commencé à revendiquer les bienfaits de la Constitution comme bouclier social démocratique, comme si celle-ci pouvait être découpée en tranches et que chaque article n'avait aucun lien avec les autres ni n'avait répondu à une légitimation du régime libéral postfranquiste. Sur un sujet aussi crucial, il est passé, comme cela a été analysé dans d'autres articles dans Viento Sur, de la remise en cause de la Constitution à sa réforme partielle " quand ce sera possible ».

Bien que Pablo Iglesias ait eu recours à la boîte à outils conceptuelle de Laclau, il n'en était probablement pas un disciple fidèle, mais seulement le bénéficiaire. Les théories de l'intellectuel postmarxiste s'accordaient parfaitement avec la voie électorale vers le pouvoir et au rôle prééminent d'Iglesias dans le processus. Les appels abstraits à la démocratie comme outil de transformation de la société dans le cadre des institutions de la démocratie libérale - qui ne sont pas remises en question - conduisent à l'impuissance du populisme de gauche et de l'eurocommunisme à gouverner en améliorant substantiellement, de manière durable, les conditions de vie des gens dans une situation de crise économique. Et permettent encore moins de transformer la société. Stathis Kouvélakis a raison quand il critique Laclau parce que son concept de démocratie radicale, qui exclut la rupture avec l'ordre socio-économique capitaliste et avec les principes de la démocratie libérale, suppose une autolimitation. Et il rappelle que, contrairement à ce qu'affirme Laclau, " c'est donc bien la référence aux contradictions de classe qui agit comme un opérateur de déconstruction de l'unité réifiée du "peuple" projetée par la "raison populiste" » (7).

Dans chacun des scrutins suivants, y compris ceux de 2019 - où Pablo Iglesias a pris la tête de la coalition Podemos et IU, Unidas Podemos (UP) - la perte en voix et en sièges est constante et accablante. Le poids et la présence dans les médias diminuent. Podemos ne marque plus l'ordre du jour politique ni les thèmes du débat public. Et le prestige de l'organisation, qui à ses débuts était au plus haut, est en chute libre dans chaque sondage d'opinion. Et c'est alors qu'a commencé la recherche désespérée d'espaces plus traditionnels de gauche et de centre-gauche pour aller chercher les voix qui manquaient. Más País, la scission d'I±igo Errejón, obtient des résultats similaires et suit le même destin.

Si, à ses débuts, Podemos a eu une grande capacité d'attraction avec son discours contestataire et conquérant, les résultats électoraux ont transformé cet élan en l'affirmation misérable et possibiliste : " nous sommes nés pour gouverner ». Ce tournant s'est vu encouragé par le processus de régression de IU avec le triomphe des thèses gouvernementalistes et de subordination croissante à Podemos. UP a abandonné toute velléité de maintenir un profil propre et différencié de gauche et cela s'est concrétisé symboliquement par le fait de resserrer les rangs dans sa défense de Nadia Calvi±o (ex-membre de la Commission européenne, ministre de l'Économie et troisième vice-présidente du gouvernement espagnol) aussi bien face à l'Union européenne qu'en ce qui concerne les évènements au sud des Pyrénées.

Les faiblesses et les erreurs d'Anticapitalistas

Le résultat de la confrontation entre réformistes et révolutionnaires au sein de Podemos n'était pas déterminé à l'avance. Mais, tout en comprenant les difficultés qu'il y avait de mener une politique anticapitaliste à l'intérieur et à partir de Podemos, il existait de réelles possibilités de le faire. Cela exigeait de sortir de la zone de confort dans laquelle sont installés tant de petits groupes et sectes de la gauche radicale qui limitent leur activité à l'auto-construction, à la dénonciation, à la mise en demeure des autres forces politiques et au propagandisme sans avoir la volonté ni la capacité de concevoir des projets politiques pour l'action des masses et en relation avec elles. Anticapitalistas osa ce pari fort, eut de l'audace et déploya son potentiel programmatique et tactique.

La tâche était herculéenne : créer en partant de rien un parti de masse dans une situation de crise sociale, mais avec peu de traditions et de culture de militantisme organisé. Ceci dans un contexte de crise du régime politique - compte tenu de la désaffection de la jeunesse et de l'ampleur du conflit catalan avec l'État central -, mais avec l'appareil d'État postfranquiste indemne, sans fissures. Avec une crise du bipartisme qui provoquait une situation d'ingouvernabilité, mais avec un Parti socialiste stabilisateur qui conservait la confiance du " peuple de gauche », certes diminuée mais toujours majoritaire.

Dans ces conditions, la construction de l'alternative était une mission difficile. Les facteurs qui expliquent l'existence de l'espace qui s'ouvrait pour la construction de Podemos pouvaient être en même temps son talon d'Achille : des années de destruction et de régression de la conscience du mouvement ouvrier par exemple et l'effondrement de la gauche politique réformiste et révolutionnaire ; mais surtout le fait que la crise organique ne s'était pas encore produite. Tout cela a objectivement rendu difficile le succès du projet d'Anticapitalistas de faire de Podemos un levier pour l'émancipation.

Néanmoins, il est nécessaire de mettre en évidence certaines erreurs et faiblesses qui, outre les difficultés objectives, ont pesé sur Anticapitalistas. Une première erreur a été d'accepter de facto le cadre étroit que la clique a imposé avec la légalisation de manière secrète et manœuvrière de statuts antidémocratiques et hiérarchiques qui accordaient la propriété juridique du parti à l'équipe Iglesias. En faisant cela, cette équipe cherchait à effacer Anticapitalistas comme étant sujet politique fondateur et à présenter ses militants comme des conspirateurs extérieurs, " entristes » et ennemis du projet (sic) qu'ils avaient eux-mêmes créé ! Les lectrices et lecteurs se souviennent de la photographie du rassemblement où interviennent Lénine et Trotsky, qui a été censurée et modifiée par la magie photographique de Staline pour effacer la mémoire et devenir le propriétaire de la révolution. Eh bien, quelque chose comme cela s'est passé à Podemos. Comment parler de l'attitude d'Anticapitalistas ? Aujourd'hui, il n'y a qu'une seule qualification : une confiance naïve et irresponsable.

Il y a eu une surestimation volontariste de la capacité d'action de nos modestes forces militantes organisées. Non pas tant pour structurer la réponse initiale, spontanée et massive de militants, que pour faire face à l'hyper-leadership construit dans les médias et au lien plébiscitaire existant (et fomenté) entre le leader charismatique et les masses dans une situation où il n'y avait pas de processus de politisation profonde, de formation de cadres, de structuration systématique du militantisme et de relations organiques avec de larges secteurs de la population de gauche. Et cela alors même qu'il existait un profond besoin de changement, de nouvelles directions et de nouveaux représentants. Ce fut un facteur déterminant pour permettre le niveau d'autonomie atteint par Pablo Iglesias dans son rôle de secrétaire général - qui s'est fait élire en dehors du reste de la direction, de manière plébiscitaire. Il a ainsi pu imposer sa dynamique à Podemos, écarter toute proposition de structuration démocratique et justifier toutes sortes de glissements politiques en fonction de ses intérêts conjoncturels.

C'était le temps où Podemos mit en place le " commandement médiatique » - comme l'a appelé Santiago Alba, essayiste et philosophe marxiste - qui, pendant une courte période, a été efficace pour révolutionner la communication politique tant sur les réseaux sociaux que dans sa relation avec les médias audiovisuels. Le tandem Iglesias-Errejón s'est approprié en exclusivité ce dispositif de parti. Face à cela, Anticapitalistas - étant donné que l'accès aux ressources de Podemos lui était fermé par le veto de la clique bureaucratique - n'a pas organisé un système de communication, aussi modeste soit-il ne serait-ce qu'à l'état embryonnaire, lui permettant d'exprimer de manière autonome ses positions dans les médias et les réseaux. Cela a constitué pendant longtemps l'une des entraves les plus lourdes qui ont pesé sur son activité.

Dans l'État espagnol le néocaudillisme s'est inspiré idéologiquement, politiquement et organiquement des expériences populistes latino-américaines, aujourd'hui en déclin. Mais la direction de Podemos a défendu sa nécessité " conjoncturelle » et " instrumentale » - feignant de le faire à contrecœur - avec le mantra de sa convenance et de son opportunité face à " la logique électorale et communicationnelle dans la société du XXIe siècle ». Le problème suivant, lié au précédent et qu'Anticapitalistas n'a pas détecté à temps, c'est que ce caudillisme a très bien aggloméré les secteurs issus d'expériences poststaliniennes et les secteurs les plus dépolitisés, qui acceptaient volontiers la hiérarchisation de l'organisation dans laquelle beaucoup d'entre eux ont commencé à se désigner eux-mêmes comme des soldats.

Ce processus rapide de bureaucratisation a été favorisé par le fait que certains secteurs militants de la gauche des mouvements sociaux, auxquels manquaient un peu de conscience politique, ont d'abord méprisé Podemos, et au moment crucial le secteur anticapitaliste n'a pas pu compter sur leur aide. Après le succès électoral du nouveau parti, ils y ont été attirés aveuglément, tels des moustiques par la lumière - trop tard pour modifier l'organisation sur le plan démocratique. Sans direction politique, certains se sont installés dans la nouvelle situation, d'autres ont simplement cherché un emploi dans les interstices institutionnels et la plupart ont quitté Podemos avec une grande partie de ceux qui l'avaient rejoint.

Dans cette situation, Anticapitalistas a commis une erreur au cours du congrès Vista Alegre I. Le conflit étant centré sur le modèle organisationnel, nous avons concentré nos efforts presque exclusivement sur la réponse à la question démocratique interne - une question vraiment importante - sans mettre en avant de façon suffisamment énergique la bataille pour un projet politique permettant d'agréger autour d'Anticapitalistas les courants de radicalisation existants. Une leçon à retenir pour l'avenir : établir la relation entre projet politique et aspiration à une société écosocialiste et féministe est la condition sine qua non pour construire des groupements politiques stratégiques ayant pour horizon une société post-capitaliste. Ce n'est qu'ainsi qu'il est possible de créer et d'unifier un bloc historique antagoniste. Anticapitalistas n'a pas réussi à placer cette question au centre de la construction de Podemos et cela a permis aux dirigeants de Podemos de manœuvrer et de changer de position politique à volonté et, par conséquent, de définir les objectifs en fonction de leurs intérêts immédiats.

Alors que la tâche était herculéenne, le principal problème fut qu'Anticapitalistas avait non seulement un déficit numérique, mais aussi un déficit dans son implantation sociale et, plus important encore, dans son degré de cohésion politique avant d'entreprendre le projet que proposait la direction du parti. C'est pourquoi il y a eu des départs d'un secteur moins audacieux, plus sectaire et gauchiste qui allait devenir inexistant peu de temps après. Mais il y a aussi eu des pertes d'un secteur qui réduisit ses attentes à la voie électorale et qui ne voyait plus la nécessité de l'existence de l'organisation marxiste révolutionnaire dans le cadre d'une organisation plus large.

La direction d'Anticapitalistas a fait une bonne lecture de la conjoncture qui a conduit à la conclusion de fonder Podemos, mais pas suffisante en ce qui concerne les exigences politiques nécessaires pour faire un tel saut. En réfléchissant à nos tâches après Podemos, une leçon peut être tirée de cela : la nécessité d'avoir une préparation idéologique et stratégique significative du parti avant de prendre des décisions de cette ampleur. Mais comme on ne peut deviner magiquement ni prédire scientifiquement les situations dans lesquelles se présenteront de nouvelles opportunités qui permettent de réaliser des sauts qualitatifs, il est indispensable de créer, de façon consciente et planifiée, une cohérence interne supérieure à celle qui se construit au jour le jour. Cela doit constituer une tâche centrale constante qui sera d'une grande utilité pour agir à l'unisson, avec une réflexion stratégique, une habileté tactique et une créativité organisationnelle, afin que les opportunités et possibilités se transforment en forces et réalités.

Nous nous reverrons dans les luttes

Comme l'a expliqué Ra·l Camargo dans une interview (8), il y a deux raisons principales au départ d'Anticapitalistas de Podemos.

D'une part, l'inexistence de vie démocratique interne dans une organisation dont les organes se réunissent ou délibèrent rarement, où la proportionnalité n'est pas respectée en ce qui concerne l'élection aux postes de direction internes ou les candidatures électorales décidées par le secrétaire général - autant de facteurs qui empêchent le développement d'une vie pluraliste de l'organisation.

D'autre part, parce que le processus d'acceptation du cadre constitutionnel du régime de 1978 et d'adaptation flexible à l'économie de marché de l'équipe Iglesias s'est accompagné d'un rapprochement avec le PSOE, qui a culminé dans la formation d'un gouvernement conjoint dans lequel Unidas Podemos (UP) joue un rôle subordonné et secondaire.

Les accords budgétaires de l'UP avec le PSOE et le programme du gouvernement de coalition ont été subordonnés aux exigences du Pacte de stabilité et de croissance. C'est un gouvernement qui, sous l'hégémonie et la vigilance attentive de la ministre Nadia Calvi±o, a une politique économique et sociale déterminée par les limites fixées à tout moment par la Commission européenne, le Conseil, l'Eurogroupe ou la BCE. L'âme sociale qui inspire Podemos est indéniable, mais ses propositions, et cela a été démontré au cours de la pandémie, ont une portée limitée. Les mesures de défense des plus démunis sont nécessaires comme palliatifs mais insuffisantes. Celles ayant trait à la législation du travail ont une date d'expiration et font le pari d'un endettement encore plus grand des caisses de l'État et d'une réduction des taxes sur les profits des entreprises.

Durant la brève expérience du soi-disant gouvernement du progrès, UP a fait une cascade de concessions, renonçant même aux points du programme convenu avec le PSOE, et a silencieusement consenti à d'importants reculs politiques et à des décisions économiques régressives. L'un des prochains tests sera son attitude face à la crise flagrante de l'institution monarchique, qui ne sera pas renversée par des déclarations au sein du parlement.

Il est peu utile de regrouper " le peuple », de faire appel aux intérêts des gens, d'avoir une présence électorale ou de faire partie d'un gouvernement si ce n'est pas pour réaliser un projet qui mettra fin à leur aliénation. Ce qui, à plus forte raison, nous oblige à rappeler des catégories telles que classe sociale et exploitation ; à concevoir la majorité sociale non pas comme une somme arithmétique d'individus mais comme un agrégat algébrique de la classe des travailleurs avec tous les secteurs sociaux qui ont un compte à régler avec le système et sont capables de configurer un nouveau bloc hégémonique. En d'autres termes, concevoir le peuple comme un véritable sujet politique antagoniste et candidat au pouvoir dans tous les sens. Ceci est tout à fait différent de circonscrire les avancées à la simple occupation de quelques rares portefeuilles ministériels marginaux par une nouvelle élite de jeunes politiciens professionnalisés.

Podemos est devenu un appareil électoral plébiscitaire qui, bien que représentant une partie - de plus en plus réduite - de la gauche, est un obstacle au développement de l'auto-organisation populaire. D'une part, parce que sa direction a réduit la lutte politique à un combat purement institutionnel. D'autre part, parce qu'elle entretient une relation instrumentalisée avec les organisations sociales. Ceci est complémentaire et fonctionnel à l'orientation gouvernementaliste d'Iglesias, consistant à gouverner à tout prix et donc s'insérer dans la structure de gestion progressiste de l'appareil d'État, en limitant les tâches selon des critères possibilistes et en renonçant à l'objectif de transformation du système politique, économique et social. C'est-à-dire en assumant constamment la logique du moindre mal, comme on peut le voir en ce moment dans la gestion de la crise sociale du Covid-19.

En résumé, la radiographie actuelle de Podemos est celle d'un parti hiérarchisé dont les organes de direction n'ont pas de vie, sont identifiés au groupe parlementaire et aux membres du gouvernement. C'est un parti qui a presque complètement perdu sa base militante - celle qui se rassembla lors de sa naissance - et qui a réduit son action politique à une présence institutionnelle, qui n'a pas d'idées et de propositions transformatrices. Et son principal objet de réflexion est sa place dans la structure de l'État et dans les avatars de Podemos lui-même. Un parti qui, selon la classification faite par Antonio Gramsci dans ses Notes sur Machiavel, se consacre à la " petite politique », aux " questions partielles et quotidiennes qui se posent au sein d'une structure déjà établie par les luttes de prééminence entre les différentes factions d'une même classe politique » et qui a abandonné la " grande politique », celle qui " traite réellement des questions d'État et des transformations sociales ». L'erreur - contre laquelle Gramsci avait déjà mis en garde - est que " chaque élément de la petite politique » devient " une question de grande politique ».

Ce ne sont pas de bonnes nouvelles. La situation politique actuelle n'est pas favorable aux positions de gauche. Elle présente de grandes difficultés et de grands défis en l'absence de la médiation d'un parti de masse. Mais ce constat ne doit pas occulter les aspects positifs déjà évoqués : cette expérience a permis à Anticapitalistas de continuer à jouer un rôle actif dans la crise du régime de 1978, comme le souligne Brais Fernández (9). Anticapitalistas devra donc promouvoir de nouvelles alliances politiques et sociales face aux politiques d'austérité, continuer à œuvrer pour la création de nouveaux groupements anti-néolibéraux à influence de masse, comme Adelante Andalucía, promouvoir l'organisation de luttes syndicales, sociales, environnementales, féministes, de la jeunesse, en défense du service public, et être un référent idéologique et culturel dans les débats existants pour définir un nouveau projet écoféministe et social.

Manuel Garí est membre d'Anticapitalistas (section de la IVe Internationale dans l'État espagnol) et du conseil de rédaction de Viento Sur. Cet article a été d'abord publié sur le site de Viento Sur le 9 septembre 2020, puis traduit en français par le site À l'Encontre (nous avons repris cette traduction en la corrigeant).

notes
1. Izquierda Anticapitalista a participé au processus de création de Podemos en 2013 et 2014 et a pris plus tard le nom d'Anticapitalistas. Puisqu'il y a une continuité politique et organisationnelle absolue entre les deux dénominations, j'utilise le nom d'Anticapitalistas dans tout l'article par commodité et pour faciliter la lecture de ceux qui accèdent au texte. Pour mieux connaître ce changement formel : https://vientosur.info/spip.php?article9779

2. Du coup, pendant un court laps de temps, les vitrines des librairies se sont remplies de leurs œuvres : E. Laclau, la Raison populiste ; E. Laclau et C. Mouffe, l'Hégémonie et la stratégie socialiste ; C. Mouffe et I. Errej¾n, Construire un peuple, Hégémonie et radicalisation de la démocratie. Ce que je ne sais pas, c'est s'ils ont vraiment eu un succès en nombre de lecteurs.

3. Chantal Mouffe, " Tribuna. El momento populista », El País du 10 juin 2016 : https://elpais.com/elpais/2016/06/06/opinion/1465228236_594864.html

4. Cet article a été traduit dans Inprecor n° 659/660 de janvier-février 2019.

5. Emmanuel Rodríguez, " El podemismo como problema y como ideología », Viento Sur (7 février 2017), https://vientosur.info/El-podemismo-como-problema-y-como-ideologia

6. Ra·l Solís, " La cordura de los anticapitalistas de Podemos », http://www.huffingtonpost.es/raul-solis-/la-cordura-de-los- anticap_b_14635506.html? Ncid = engmodushpmg00000009

7. Stathis Kouvélakis, " Contre la raison populiste - Les impasses d'Ernesto Laclau », Contretemps (24 juin 2019) : http://www.contretemps.eu/raison-populiste-impasses-laclau/

8. Aitor Riveiro, " Ra·l Camargo: "El Podemos del Gobierno con el PSOE no es el original, ha evolucionado hacia posiciones más moderadas" », El Diario du 17 mai 2020, https://www.eldiario.es/politica/raul-camargo-podemos-gobierno-psoe_1_5963428.html

9. Brais Fernández, " Y despues de Covid-19, âqué hacemos? Notas para une discusi¾n en la izquierda », Viento Sur (14 avril 2020), https://vientosur.info/Y-despues-de-Covid19-que-hacemos-Notas-para-una-discusion-en-la-izquierda