Après les régionales

par Sandra Demarcq, Christine Poupin

Les élections régionales de décembre 2015 sont un tournant sur l'échiquier politique français avec la place acquise par le Front national. Au-delà des résultats, ces élections marquent un approfondissement sans précédent de la crise politique et une droitisation du champ politique et de la société.

Paris-Rouen, le 6 janvier 2016

Certes, le Front national ne dirigera aucune région à l'issue du second tour de ces élections, il est pourtant le grand gagnant de cette séquence. Avec 6 millions de voix au premier tour et 6,82 millions au second, il engrange le plus grand nombre de voix de son histoire et bat son précédent record du premier tour de la présidentielle de 2012 (6,42 millions de voix). Depuis 2012, le FN a présenté plus de 500 listes aux municipales, jusqu'alors il ne parvenait pas à réunir le nombre de candidats nécessaire, et a gagné dix villes, puis il est arrivé en tête lors des européennes et enfin les départementales lui ont donné 31 cantons et deux sénateurs.

Il ne s'agit donc pas d'une percée soudaine, mais bien d'une montée en puissance régulière non seulement de son audience électorale, mais aussi de son influence et de son implantation. Il consolide ses forts résultats dans les classes populaires, où il recueille 43 % des suffrages, jusqu'à 51 % parmi les ouvriers, certes avec une abstention encore plus forte que dans le reste de la population, mais rien ne permet de penser que les abstentionnistes voteraient de manière substantiellement différente. Malheureusement, les salariés influencés par les organisations syndicales ne sont pas immunisés loin s'en faut comme en témoigne une enquête en fonction des proximités syndicales qui donne 27 % pour le Front national parmi les sympathisants de la CGT, 26 % auprès de ceux de la CFDT et 34 % chez ceux de FO. Et désormais les fonctionnaires ne sont plus épargnés.

Dans le même temps, depuis les départementales de mars 2015, il gagne du terrain chez les cadres supérieurs et les professions libérales et très fortement (+12 %) chez les artisans et commerçants ou chez les agriculteurs en empiétant résolument sur ces électorats traditionnels de la droite. Encore sur les terres de la droite, il progresse chez les catholiques en particulier pratiquants.

Ce qui est très inquiétant également, au premier tour des élections régionales, 35 % des jeunes de 18 à 24 ans qui se sont rendus aux urnes ont voté Front national, selon un sondage Ipsos/Sopra Steria. Pour le sociologue Sylvain Crépon, " c'est un électorat issu des catégories populaires et des milieux ouvriers. Ces jeunes bien souvent ne sont pas diplômés ou très peu » (les Inrocks du 9 décembre).

Ce double mouvement, de consolidation parmi les chômeurs, ouvriers et employés, d'une part, et de basculement de couches traditionnellement à droite (18 % des électeurs de Nicolas Sarkozy du premier tour de 2012 ayant voté aux régionales ont voté FN) d'autre part, permet au Front national de franchir un nouveau palier et d'assurer désormais sa présence dans toutes les couches de la société.

Qui perd gagne

En tête dans six régions sur treize à l'issue du premier tour, le FN n'en a emporté aucune. Les deux régions du Nord-Pas-de-Calais-Picardie et Sud-Est n'ont échappé aux Le Pen qu'à la faveur du retrait pur et simple des listes du Parti Socialiste aboutissant à des conseils régionaux composés exclusivement de la droite et de l'extrême droite.

Ce front républicain effaçant encore un peu plus les frontières entre la droite et le PS a fonctionné, mais pour combien de temps encore ? Loin d'être un rempart efficace il s'agit plutôt d'un calcul cynique qui pourrait bien se retourner. Bien trop nombreux sont ceux qui font le pari risqué d'encourager la montée du FN. En premier lieu Hollande et Valls dont la tactique, en misant sur la soi-disant lutte prioritaire contre le FN promu meilleur ennemi, vise tout à la fois à réduire l'espace politique de la droite et à la diviser. La droite quant à elle est de plus en plus explosée entre Sarkozy et son camp qui n'en peuvent plus de filer le train au FN le renforçant d'autant et ses adversaires qui tentent de jouer les recours contre le FN mais se retrouvent de fait sur le terrain déjà occupé par le PS. Les uns et les autres jouent un jeu dangereux : chacun mise sur l'arrivée en tête de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2017 et cherche à être le deuxième qui imposera aux autres de se rallier pariant ainsi sur la seule configuration lui permettant d'emporter le second tour. En dépit des gesticulations sur le thème du " sursaut républicain », ni le PS ni la droite ne veulent ni ne peuvent faire reculer l'extrême droite.

Le ventre toujours plus fécond, d'où surgit la bête immonde

Les causes profondes de la montée du FN sont multiples mais toutes s'aggravent. L'une d'elles est à l'évidence la désespérance sociale née de la conjonction des crises du capitalisme, des bouleversements profonds du monde et de la société française, des politiques néolibérales, destructrices d'emplois, de droits et de protection sociale menées depuis 35 ans par les gouvernements successifs. Le fait que les coups décisifs soient portés par le Parti socialiste en accroît les effets dévastateurs, achevant de désespérer les salariés, les chômeurs, les retraités et les précaires, celles et ceux que l'on appelait le " peuple de gauche » et parmi lesquels le FN fait désormais ses meilleurs scores.

Le racisme reste déterminant dans l'identité du FN, qu'il prenne aujourd'hui davantage le visage de l'islamophobie, n'y change rien. Et si Marine Le Pen peut paraître " dédiabolisée » (expression particulièrement dangereuse, qui laisserait croire qu'elle aurait été " diabolisée » donc rejetée à tort !), ce n'est pas parce qu'elle est moins raciste, mais parce que malheureusement le racisme s'est banalisé, singulièrement sous sa forme de rejet des musulmans ou de celles et ceux qui sont supposés l'être. Au-delà, c'est tout le discours visant à faire de l'immigration, des migrants, des réfugiés un problème, qui a gagné du terrain dans l'ensemble de la société.

Là encore la responsabilité du PS est écrasante, en poursuivant, voire accentuant les politiques discriminatoires menées par la droite, en durcissant les conditions d'accueil et de séjour, en manipulant lui aussi une prétendue " laïcité » mais une vraie stigmatisation, il ne fait que légitimer le discours du FN et le vote pour ses candidats. Dans le même sens, le cours répressif et sécuritaire des politiques gouvernementales donne raison aux réponses autoritaires de l'extrême droite. Une fois admis que la répression policière est la réponse à tous les maux pourquoi ne pas voter pour ceux qui poussent jusqu'au bout cette logique ? Sur ce terrain ni un Valls, pourtant particulièrement zélé, ni même un Sarkozy qui l'apprend à ses dépens, ne seront aussi crédibles qu'un ou une Le Pen.

Dans ce contexte déjà terriblement dégradé, l'horreur des tueries du 13 novembre a dramatiquement accéléré la spirale périlleuse. Le choc causé par les attentats a fait basculer vers le FN la fraction des électeurs de la droite traditionnelle les plus sensibles aux thématiques sécuritaires et racistes. Les actes islamophobes se sont multipliés. Hollande l'a joué " chef de guerre » à l'extérieur en intensifiant la guerre en Syrie et à l'intérieur en décrétant l'état d'urgence. Des décisions aussi inefficaces l'une que l'autre contre le terrorisme de l'État islamique.

Imposé pour 12 jours, puis prolongé pour 3 mois, l'état d'urgence, ce régime d'exception issu de l'histoire coloniale que le gouvernement cherche à pérenniser en modifiant la Constitution, est prioritairement utilisé contre les quartiers populaires toujours plus stigmatisés et contre les résistances, en interdisant les manifestations et assignant des militants à résidence. Le gouvernement fait le choix délibéré d'instrumentaliser les attentats pour livrer une partie de la population à la méfiance et au rejet, rendre durable l'état policier et criminaliser les mobilisations. Il détruit ainsi préventivement tout ce qui permettrait de résister à la fois au terrorisme et à l'extrême droite.

Le FN est un vrai danger pour la majorité de la population, les travailleurs, les immigrés et les femmes. La lutte contre le Front national aujourd'hui doit être une priorité pour le mouvement ouvrier, elle doit prendre une nouvelle dimension : unitaire et majoritaire. Pour cela, cette lutte doit être menée à tous les échelons : les écoles, les lieux de travail, les quartiers, les villes en particulier celles dirigées par le Front national.

Une droite toujours plus à droite et divisée

Pendant toute la campagne des régionales, la plupart des responsables de la droite traditionnelle ont développé une ligne d'ultra-droitisation suivant ainsi la ligne du patron des Républicains, Nicolas Sarkozy. Depuis son échec de 2012, Sarkozy, qui avait pendant la campagne présidentielle développé la ligne d'une droite dure en reprenant à son compte de nombreux thèmes du Front National, est revenu en politique sur la même ligne pour apparaître comme le seul rempart au Front national. Au vu des résultats de la droite aux régionales, on ne peut pas dire que cette stratégie soit gagnante car une fois encore les électeurs ont préféré l'original à la copie et, pire, un certain électorat traditionnel de la droite s'est orienté vers le vote FN dès le premier tour.

Certes, la droite traditionnelle a remporté ces élections grâce au désistement du PS dans deux régions mais cette " petite » victoire ouvre une crise au sein des Républicains et fragilise le leadership " naturel » de Sarkozy.

Deux orientations sont désormais en discussion : celle de Sarkozy, c'est-à-dire une droite radicalisée reprenant sans vergogne le programme du FN, et celle représentée par Alain Juppé, prônant une ligne de rassemblement avec le centre et pourquoi pas dans les années à venir avec un certain nombre de membres du Parti socialiste. Ce sont ces deux lignes qui vont s'affronter pour les primaires de la droite, ouvrant sans aucun doute une crise historique dans la droite traditionnelle française.

La déchéance du Parti socialiste

Depuis sa victoire à la présidentielle de 2012, le Parti socialiste a perdu toutes les élections intermédiaires, que ce soit les européennes ou les départementales. C'est encore le cas pour ces élections régionales. Mais contrairement aux précédentes, cette fois-ci il évite la catastrophe électorale en gardant 5 régions sur 13. En termes de nombre de voix, il reste cependant derrière le Front national et la droite. Et en termes d'élus, le FN a remporté plus de conseillers régionaux que le PS suite à son désistement, au nom de l'union nationale, dans deux régions importantes.

Une fois encore, les résultats du PS montrent qu'il ne s'agit plus d'un vote d'adhésion, tant sa crédibilité pour mener une véritable alternative est au niveau zéro. Cela s'est vu au second tour. En effet, le vote PS pour faire barrage au FN fonctionne plutôt bien, mais quand le danger FN est quasi-nul, l'envie n'est plus au rendez-vous, comme cela a été le cas en Ile-de-France.

Une nouvelle fois, le PS et le gouvernement sont devant un dilemme. Soit infléchir sa politique comme le demandent de nombreux socialistes, soit continuer et approfondir la même politique, le pied sur l'accélérateur, profiter de l'état d'urgence pour imposer de nouvelles régressions sociales masquées derrière " la République ».

Sans surprise, c'est le deuxième choix que le gouvernement et le PS privilégient dès le lendemain du second tour des élections régionales en refusant de " donner un coup de pouce » au Smic. C'est donc la même politique, celle qui tourne le dos à ceux et celles qui souffrent et désespèrent, celle qui donne toujours plus de cadeaux fiscaux et d'argent public aux entreprises et aux plus riches. Rien de neuf depuis 2012, marquant ainsi une profonde mutation du Parti socialiste français. Comme la droite traditionnelle, le PS est aujourd'hui face à deux choix cruciaux : dire adieu à la " vieille gauche » comme le souhaite Manuel Valls mais aussi à un secteur de plus en plus important du PS pour construire nouvelle formation politique permettant de rompre avec ce qui reste de liens avec la social-démocratie. Tout est ouvert et beaucoup dépendra de la prochaine élection présidentielle mais, d'ores et déjà, au PS chacun est dans les starting-blocks.

Mais en attendant le gouvernement accélère lui aussi son évolution en proposant d'inscrire dans la Constitution la déchéance de nationalité pour les " binationaux nés français et condamnés pour terrorisme » faisant ainsi la joie du Front national. La déchéance de nationalité établit l'idée selon laquelle il y aurait " deux catégories de Français » et n'est pas une idée nouvelle puisque ce sinistre projet politique a d'abord été porté par l'extrême droite française dans les années trente et a été mise en application par le régime de collaboration avec l'occupation nazie du Maréchal Pétain. Cette mesure a été effacée en quasi-totalité à la Libération. Ce projet dissimule mal une portée idéologique nauséabonde, que seule l'extrême droite portait il y a peu : établir un corollaire improbable et révoltant entre terrorisme et immigration. Ce corollaire nocif, qui légitime dans l'opinion l'idée selon laquelle notre insécurité et l'immigration sont deux phénomènes contigus est donc désormais porté par ce gouvernement dit de gauche.

Aujourd'hui la lutte contre l'état d'urgence et la réforme constitutionnelle du PS doit être prioritaire. De son succès dépend en effet pour une part importante la défense d'un espace démocratique, de liberté, aidant à poursuivre au mieux l'ensemble de nos résistances. L'enjeu est considérable. Il est possible de gagner sur ce terrain : il n'est pas certain que François Hollande obtienne la majorité des trois cinquièmes nécessaire à l'adoption des modifications constitutionnelles en Congrès (députés et sénateurs réunis) ou qu'il puisse l'imposer via un référendum. Battre le pouvoir sur cette question donnerait un coup de fouet aux luttes contre l'austérité, contre le FN, pour des alternatives solidaires, féministes et écosocialistes.

Des questions incontournables

La gauche radicale a été éliminée dès le premier tour de ces élections, ces élections marquent un véritable recul. Le NPA, pour raisons financières, n'a pas pu se présenter. LO n'a obtenu qu'un peu plus d'1% et le Front de gauche n'atteint pas les 5 %, soit moins de la moitié des scores de Mélenchon à la présidentielle de 2012. Son échec s'explique par ses contradictions internes qui ont, une nouvelle fois, marqué ces élections. Contradictions entre le Parti de gauche de Mélenchon prônant une politique d'opposition et les alliances du PCF avec le PS dès le premier tour dans certaines régions, rendant inaudible le Front de gauche. Un aspect accentué par ses fusions de second tour - programmatiques pour certains et techniques pour d'autres - dans des régions où le FN n'était pas un danger... Un profil d'indépendance vis-à-vis du PS profondément remis en cause.

Sans parler du vote de ses députés (PCF et Ensemble) en faveur de la prolongation de l'état d'urgence.

La survie du Front de gauche est désormais posée… par ses propres dirigeants. C'est un constat d'échec pour la gauche non gouvernementale, mais cela ouvre aussi bien des interrogations pour les anticapitalistes. La leçon que nous devons tirer de ces élections, c'est qu'aujourd'hui aucune force organisée collective ne représente les classes populaires, les opprimés. Pourtant le mouvement ouvrier et le mouvement social existent, sont présents dans les luttes pour les droits du monde du travail, contre le patronat et l'austérité, dans la solidarité internationale, contre les politiques racistes.

Pourquoi l'effondrement du PS, son incapacité à représenter même par défaut les classes populaires ne renforcent-ils pas les forces à sa gauche ? Pourquoi est-ce le vote pour le FN qui est utilisé par nombre de celles et ceux qui souffrent du chômage, de la pauvreté, de l'exclusion, par bon nombre aussi de celles et ceux qui redoutent le déclassement, pour exprimer leur colère ? La réponse est dramatiquement simple et appelle un bilan sans concession.

Plus aucune force politique ne permet tout à la fois d'exprimer la colère face aux injustices sociales, de construire la solidarité pour résister à l'exploitation et aux oppressions, de faire vivre l'espérance d'un avenir meilleur, la conscience de la puissance collective des exploités et des opprimés et la confiance en cette puissance pour changer le monde. Pire, les idées réactionnaires, racistes, inégalitaires, celles qui prétendent que les pauvres et les exclus sont responsables de leur sort, que la solidarité n'est pas la solution… ces idées-là ont dangereusement gagné du terrain.

Pourtant, quand la chemise du DRH (directeur des ressources humaines, c'est-à-dire chef du personnel) d'Air France est déchirée par les salariés menacés de licenciement, la colère ouvrière surgit et vient rappeler la fierté et le refus de courber la tête. Pourtant, au quotidien des milliers de militants syndicaux, associatifs font vivre la solidarité dans les entreprises et dans des quartiers. Pourtant, les mobilisations pour le climat dessinent un autre système non seulement désintoxiqué des énergies fossiles mais aussi de l'aliénation marchande…

Il faut souligner que malgré les interdictions et la mise en scène d'un accord climat " historique », des initiatives ont été maintenues les 28 et 29 novembre dans les régions et à Paris refusant concrètement de céder aux intimidations. Et surtout, le 12 décembre, le nombre et la détermination des " lignes rouges » ont contraint gouvernement et la préfecture à reculer, d'abord en autorisant le rassemblement une demi-heure avant son début, puis en laissant se dérouler une manifestation de plusieurs milliers de personnes jusqu'au rassemblement du Champ de Mars, qui, autorisé depuis la veille, a été encore plus nombreux. Construite tout au long de l'année cette mobilisation jeune et radicale, qui met en cause le système et s'y affronte concrètement, forme une nouvelle génération militante et remobilise des militants plus anciens.

La nouvelle situation peut aussi renouveler la discussion avec des militants politiques percutés par l'échec des organisations à la gauche du PS.

L'enjeu est bien, à partir de ces points d'appui, de dépasser les forces politiques existantes pour construire ensemble une nouvelle représentation politique, indépendante du PS, un nouveau projet émancipateur capable de disputer l'hégémonie acquise par les forces réactionnaires. ■

* Sandra Demarcq et Christine Poupin sont membres du Comité exécutif du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et militantes de la section française de la IVe Internationale. Christine Poupin est, aux côtés d'Olivier Besancenot et de Philippe Poutou, une des trois porte-parole du NPA.