Lumières du romantisme socialiste

par Michael Löwy

Michael Löwy, militant de la IVe Internationale, philosophe, a publié de très nombreux ouvrages. Citons ici " la Pensée de Che Guevara », " la Théorie de la révolution chez le jeune Marx », " Dialectique et révolution », " Marxisme et théologie de la libération », " Patries ou Planète ? — nationalismes et internationalismes de Marx à nos jours », " la Guerre des dieux », etc.

L'article de Hendrik Patroons (HP), " L'Anti-socialisme des Anti-Lumières — Du romantisme au postmodernisme » (1) est un apport très intéressant au débat sur les rapports entre culture et politique. Je partage beaucoup de ses remarques — par exemple, le marxisme comme dépassement dialectique des Lumières — et ses critiques contre le romantisme réactionnaire et le postmodernisme. Cependant, j'ai aussi quelques désaccords importants que je voudrais argumenter.

Tout d'abord, un mot sur l'histoire du romantisme. Selon HP " le romantisme était dans un certain sens une adaptation aux bouleversements survenus en Europe à la suite de la Révolution française ». Cette chronologie me semble discutable : quelques-uns des " fondateurs » du romantisme — comme Herder ou Rousseau — sont bien antérieurs à 1789. HP semble définir le romantisme comme étant fondamentalement un mouvement anti-Lumières ; il cite Rousseau comme exemple typique de la pensée des Lumières et mentionne les polémiques de l'historien conservateur Jacov Talmon contre Rousseau comme exemple de romantisme anti-Lumières. Or, la plupart des historiens de la culture sont d'accord pour considérer Jean-Jacques Rousseau comme un des fondateurs du romantisme, tant du point de vue littéraire que politique. S'il n'était pas systématiquement hostile aux Lumières, il n'en critiquait pas moins, assez durement, certains aspects. Ainsi, certains thèmes romantiques que dénonce Patroons, " l'émotion contre la raison… la subjectivité contre l'objectivité… la culture idéaliste contre la civilisation matérielle… l'art comme expression la plus individuelle de l'émotion la plus individuelle » se trouvent, à quelques nuances près, dans l'œuvre de Rousseau. Talmon, un libéral bourgeois typique, définit Rousseau comme un " démocrate totalitaire » et un des fondateurs du " messianisme politique » dont les héritiers au XIXe siècle sont… les romantiques. Deux livres seront dédiés par Talmon au combat contre le romantisme messianique (" totalitaire »), catégorie à laquelle appartiennent selon lui tous les socialistes et révolutionnaires du XIXe, Marx y compris ! (2) Il est impossible de mobiliser Talmon pour démontrer le caractère anti-socialiste et anti-révolutionnaire du romantisme… Il témoigne plutôt de la profonde aversion du libéralisme bourgeois pour toute forme de romantisme, en particulier dans ses manifestations socialistes et/ou révolutionnaires.

Le cas Rousseau — mais aussi celui de Hölderlin, le jeune Schlegel, Schelley, Blake, Hugo, jusqu'aux surréalistes — montre que le rapport du romantisme aux Lumières est complexe. En fait, c'est une simplification abusive de définir le romantisme comme " anti-Lumières » : je proposerais plutôt, en partant de certains commentaires de Marx et du jeune Lukacs, de le considérer comme une révolte culturelle contre la civilisation capitaliste moderne au nom de certaines valeurs du passé. Certes, il est souvent réactionnaire, passéiste, rétrograde — là je ne peux qu'être d'accord avec Patroons —, mais il existe aussi un romantisme de gauche, qui n'aspire pas à un retour au passé, mais plutôt à un détour par le passé vers un avenir utopique. HP affirme que " la critique des Lumières par le romantisme… était irrecevable pour les marxistes ». Mais il finit par reconnaître le contraire : la critique romantique des Lumières " a même suscité parmi des marxistes une sympathie pour certains aspects de l'anticapitalisme romantique, dont le dernier avatar esthétique en France a été le surréalisme » (3). Il cite aussi Henri Lefebvre, qui se réclamait du " romantisme révolutionnaire », ainsi que l'École de Francfort (Adorno, Horkheimer). On pourrait ajouter William Morris, Ernst Bloch, Walter Benjamin, José Carlos Mariategui, et beaucoup d'autres. Bref, l'équation : " romantisme = anti-socialisme » ne tient pas la route. Ajoutons que ces socialistes, ou marxistes, romantiques, ne sont pas " anti-Lumières » mais développent, sous des formes très diverses, un rapport critique et " dialectique » aux Lumières. Ce sont, par ailleurs, quelques-uns parmi les penseurs critiques les plus radicaux et les plus intéressantes du XXe siècle, et leur filiation romantique n'est peut-être pas étrangère à ces qualités politiques et intellectuelles…

On pourrait d'ailleurs montrer que Marx et Engels eux-mêmes, sans être en rien romantiques, n'ont pas moins intégré dans leurs travaux les apports de la critique romantique de la civilisation capitaliste, depuis Sismondi et Carlyle, jusqu'aux écrivains Balzac et Dickens.

Selon Patroons, le romantisme " cosmologique » allemand a " marqué de son sceau toute la pensée conservatrice et réactionnaire du XXe siècle ». Je ne pense pas que le social-darwinisme, le racisme biologique, le colonialisme, le libéralisme bourgeois et le néo-libéralisme actuel, soient particulièrement marquées par le " romantisme cosmologique allemand ». Quant au nazisme : notre ami pense que " les idées les plus rétrogrades de ce romantisme-là-là se sont matérialisées dans la barbarie des années 1940-45 ». Cela n'est pas faux, mais ce n'est que la moitié de l'histoire : le fascisme allemand a été un amalgame pervers d'éléments romantiques, et de certains aspects très " modernes » de la rationalité instrumentale capitaliste. Cette démonstration a été esquissée par Adorno et Horkheimer dans " La dialectique des Lumières » — ouvrage discutable, mais qui, comme le reconnaît Patroons, ne doit pas être rejeté pour autant. Elle a été développée, d'un point de vue sociologique, dans " Modernité de l'Holocauste », de Zygmunt Bauman, un ouvrage incontournable pour une analyse marxiste du nazisme, qui montre comment le IIIe Reich a mis en place un système d'" industrialisation de la mort », fondé sur les acquis techniques et administratifs les plus " rationnels » de la modernité capitaliste. En ignorant cet aspect fondamental du nazisme, et en le réduisant à un épisode de la " destruction de la raison » inaugurée par Schelling, Nietzsche, etc., Georges Lukacs — dans un ouvrage de sa période stalinienne qui sert de référence à Patroons — est incapable de rendre compte de la véritable généalogie du phénomène nazi.

Encore un exemple dans le même sens : selon HP, " la raison analytique se prête mal aux concepts romantiques et leurs dérivées populistes et antisémites ». Cette défense de la " raison analytique » me semble contradictoire avec ce que dit l'auteur au début de son article : le marxisme est un dépassement des Lumières, et il met en œuvre une " autre raison », une raison matérialiste et dialectique. En fait, la raison analytique — c'est-à-dire non dialectique — est parfaitement compatible avec un discours antisémite pseudo-scientifique, " biologique », " anthropologique », " hygiénique » ou " socio-économique ». Un bel exemple est " Le Juif international » (1921) de Henry Ford — un des livres de chevet d'Adolf Hitler et Heinrich Himmler — un livre qui ne doit rien au " romantisme cosmologique allemand » et relève d'un discours réactionnaire parfaitement " moderne » — comme son auteur, l'inventeur de la chaîne de montage !

Pour conclure : je pense que l'article de Henrik Patroons pose beaucoup de questions intéressantes, mais son argumentation est trop unilatérale. Le marxisme et la théorie révolutionnaire doivent développer une approche dialectique aussi bien envers les Lumières qu'envers le romantisme.

1. Cet article de Hendrik Patroons a été publié dans Inprecor n° 521/522 de novembre 2006.
2. J.L. Talmon, " Political Messianism. The Romantic Phase », London, Secker & Warburg, 1960 qui contient un chapitre sur le " totalitarisme communiste » (au XIXe siècle !) et " Romanticism and Revolt. Europe 1815-1848 », London, Thames and Hudson, 1967, qui contient le chapitre : " Socialism ».
3. Après cette phrase, dans une note en bas de page, HP a eu la politesse de citer mon livre (avec Robert Sayre), " Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité », Paris, Payot, 1992, mais il ne semble pas avoir été convaincu par notre thèse (l'opposition du romantisme à la civilisation capitaliste)…

 

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