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Guerre et écologie : l’agent orange tue encore

par Quốc Anh
Une opération d’épandage d’agent orange par des avions américains durant la guerre du Vietnam. © Archives AFP

Dans ce texte, Quốc Anh, militant du Collectif Vietnam Dioxine qui réclame justice pour les victimes de l’agent orange, arme chimique utilisée massivement par les États-Unis au Vietnam pendant la Seconde Guerre d’Indochine (1955-1975), présente au nom du Collectif cette lutte en cours, en la replaçant dans ses coordonnées historiques, géopolitiques et écologiques.

Issu d’une intervention dans le cadre du panel « Guerre, impérialisme et écologie » qui s’est tenu le samedi 28 juin 2025 lors de la conférence internationale Historical Materialism Paris, ce texte s’appuie notamment sur le chapitre de Collectif Vietnam Dioxine dans l’ouvrage coordonné par Fatima Ouassak, Terres et liberté. Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération (Les Liens qui libèrent, 2025). On pourra également lire les textes d’Alexis Cukier et de Vincent Rissier, issus du même panel.

Tout d’abord, il est important de situer notre point de vue avant de débuter en tant que Collectif Vietnam-Dioxine. Nous vivons en France dans un pays colonial et impérialiste. En 2023, la France était le deuxième pays qui vendait le plus d’armes au monde1. A l’intérieur de ses frontières, cet État mène des politiques de répression intenses avec de nombreuses violences policières, des politiques d’islamophobie, des politiques coloniales en Kanaky. Nous assistons à une montée significative des nationalismes et de la militarisation en France et en Europe. La domination des pays impérialistes sur le Sud global continue d’exister malgré de nouvelles dynamiques géopolitiques qui sont davantage multipolaires.

Le Collectif Vietnam-Dioxine s’inscrit dans une écologie décoloniale, comme celle théorisée par Malcom Ferdinand dans son ouvrage éponyme2, puisque la cause portée n’est pas uniquement écologiste mais est aussi la résultante de logiques coloniales et impérialistes et d’un système capitaliste qui produit des crises environnementales (qui sont en fait continues) et des guerres en temps de crises. Nous réclamons justice pour les victimes de l’agent orange, arme chimique et défoliant utilisée pendant la guerre impériale menée par les Etats-Unis au Vietnam, lors de la Seconde Guerre d’Indochine.

Nous soutenons en particulier Trần Tố Nga, résistante franco-vietnamienne et victime de l’agent orange de 83 ans (portant en elle de nombreuses maladies comme un cancer, du diabète ou de l’hypertension), ayant perdu une fille pour cette raison, dans son procès actuellement au stade de la Cour de Cassation contre les 14 firmes agrochimiques qui ont produit et commercialisé l’Agent Orange.

Le Collectif Vietnam-Dioxine s’est notamment engagé dans la coalition Guerre à la guerre3 car cette lutte concrète va de pair avec ce que nous portons au sein du collectif, tout en défendant le droit à l’autodétermination et à la résistance armée des peuples colonisés et opprimés par les pays impérialistes. Nous souhaitons que les crimes commis hier ne se reproduisent plus à l’avenir.

A travers cette intervention, nous souhaitons principalement aborder la question des conséquences écologiques de la guerre depuis la perspective de l’agent orange, et les leçons qu’il faut en tirer sur notre rapport à la terre, à travers ce que nous avons appelé « l’écologie de la mangrove ».

 

Contexte historique, causes et conséquences : cas de la Seconde Guerre d’Indochine, un écocide colonial

Il est important de comprendre le contexte historique dans lequel s’inscrit cette guerre chimique menée par les États-Unis et leurs alliés.

Si la colonisation européenne remonte principalement à l’âge des « découvertes », qui sont en réalité des conquêtes coloniales, aux XVème et XVIème siècles, c’est dans la deuxième moitié du XIXème siècle que les grandes puissances européennes se partagent par la force la majorité du monde.

La France, motivée par ce projet colonial, raciste et impérialiste, annexe officiellement la Cochinchine (Sud-Vietnam) en 1862. En 1864, elle place sous son joug colonial les territoires de l’Annam et du Tonkin (Centre et Nord Vietnam) qui deviennent des protectorats français. L’Union (et plus tard la fédération) Indochinoise est créée en 1887 et regroupe le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Cet empire colonial est idéologiquement soutenu par l’idée d’une « mission civilisatrice », alors que – comme pour toute colonies – l’intérêt premier résidait dans l’exploitation économique des territoires4. En Indochine, ce sont les matières premières qui étaient recherchées (hévéa, minerais, riz, etc)5. Pendant la guerre du Vietnam, les forces étatsuniennes ont d’ailleurs sondé la région du sud Vietnam en recherche de pétrole, pensant la zone riche d’or noir6.

En 1946 débute la guerre d’indépendance d’Indochine contre l’occupation coloniale française. Le conflit a connu deux phases historiques : entre 1946 et 1949 une lutte de décolonisation sous forme de guérilla, puis une guerre de plus en plus directe et frontale de 1949 à 1954, la France recevant une aide matérielle et logistique des états-uniens. En 1954, les forces de la décolonisation emportent la victoire. La Fédération Indochinoise prend fin, le Vietnam est séparé entre République démocratique du Viêt Nam et Sud-Viêt Nam. La guerre d’indépendance a fait entre 500 000 et un million de victimes selon les estimations. Il est important d’avoir en tête à quel point la colonisation, puis la guerre, a profondément fracturé le pays, s’appuyant sur des divisions internes par ailleurs déjà existantes78

En 1954, clôturant la guerre française en Indochine, les Accords de Genève ont été signés, qui imposaient la tenue d’élections libres en juillet 1956 dans l’ensemble de la péninsule vietnamienne, qui ne devait être que temporairement divisée en deux. Les États-Unis, craignant une victoire de Hô Chi Minh et du communisme lors de ces élections, poussent le chef du gouvernement du sud Vietnam Ngo Dinh Diem à rejeter les accords de Genève. En octobre 1955, à l’issue d’élections truquées, Ngo Dinh Diem devient président du Sud Vietnam. Un an après la partition du Vietnam éclate la guerre civile vietnamienne. Les États-Unis n’ont jamais déclaré officiellement la guerre au Vietnam. La guerre du Vietnam commence néanmoins en 1955 avec une intervention massive des USA à partir de 1965.

La Seconde Guerre d’Indochine prend fin en avril 1975, se soldant par un bilan humain estimé jusqu’à 4 millions de morts dont 80% de la population civile. Le Front national de libération du Sud Vietnam et le Nord Vietnam sortent vainqueurs de ce conflit, qui voit la défaite des États-Unis. C’est une guerre qui a mis en péril la toute-puissance de l’armée étatsunienne, qui s’est résolue à passer par des actes de guerres toujours plus atroces pour venir à ses fins.

Cette Seconde Guerre d’Indochine a été un laboratoire d’expérimentation du complexe militaire : deux fois plus de bombes ont été larguées sur le Vietnam, le Cambodge et le Laos que pendant toute la Seconde Guerre Mondiale9, un arsenal chimique « arc-en-ciel » a été utilisé (agent bleu, agent pourpre, agent rose, agent orange, …) et également le tristement connu napalm utilisé avec du phosphore blanc déjà pendant la Première Guerre d’Indochine.

Les États-Unis ont envisagé toutes les options pour faire capituler les Vietnamiens. Pas besoin de passer par l’arme nucléaire, qui pourtant été envisagée : la défoliation intensive est imaginée afin de dénicher les ennemis, qui avec leurs moyens rudimentaires, parviennent tout de même à mettre en échec la plus grande armée du monde avec un arsenal jamais vu. Originellement l’opération a été surnommée par le nom du dieu des enfers « Hadès », mais trop explicite, on lui a préféré « try dust » (traînée de poussière) puis un nom de code militaire « ranch hand » (ouvrier agricole). L’opération des agents chimiques devenant un simple ouvrier agricole, plus anodin et moins révélateur du poison que l’opération était en train d’épandre.

Les épandages vont être surtout portés sur la piste Ho Chi Minh qui relie le nord au sud, en passant par le Laos, et ressortant au Cambodge à l’ouest de Saigon. La piste Ho Chi Minh sera une expérience technologique : les avions larguent des capteurs thermiques, des capteurs de mouvements, des sondes permettant de découvrir la présence de l’humain. La guerre devient pour les États-Unis un laboratoire de la guerre du futur où l’agent orange est largement expérimenté.

L’agent orange est le défoliant le plus connu de toutes ces armes chimiques qui servait à débusquer les résistant-e-s et s’en prendre aux moyens de subsistance. La dioxine, déchet de fabrication des 2,4-D et 2,4,5-T, les deux composants de l’agent orange, est un des poisons les plus toxiques.

Les dioxines appartiennent à la famille chimique des hydrocarbures aromatiques polycycliques chlorés ou HAPC comprenant plus de 200 molécules identifiées. La dioxine contenue dans l’agent orange, la plus toxique de la famille et la seule reconnue comme cancérigène, est un produit chimique de formule 2,3,7,8-tétra-chloro-dibenzo-para-dioxine ou TCDD.

C’est un produit particulièrement stable, résistant à la chaleur jusqu’à 1 000°. Sa particularité est d’être liposoluble : il se fixe dans les graisses, les graisses animales, les poissons, les bovins, les œufs, le lait, etc. et se succède ainsi dans la chaîne alimentaire. Ce phénomène provoque une bioaccumulation dans les organismes.

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) indique qu’une fois que la dioxine a pénétré l’organisme, elle s’y maintient longtemps à cause de sa stabilité chimique et de sa capacité à être absorbée par les tissus adipeux, dans lesquels elle est stockée. On estime que leur demi-vie, le temps nécessaire pour perdre la moitié de son activité dans l’organisme, dure entre 7 à 11 ans10.

Une étude de l’Université du Columbia de New York réalisée au début des années 2000 a estimé que 80 grammes de dioxine introduits dans un système de distribution d’eau d’une grande ville pourrait tuer 8 millions d’habitants11.

Voici quelques chiffres de ces épandages12 :

– 84 millions de litres : c’est le volume total de défoliants et d’herbicides pulvérisés sur le sud du Vietnam entre 1961 et 1971. Certains scientifiques donnent une estimation plus élevée, il est difficile d’avoir une estimation plus précise.

– 386 kg : c’est la quantité de dioxine pure déversée sur le Vietnam, selon le rapport de Jeanne Stellman, réalisé sous contrat avec l’Académie nationale des Sciences de Washington et approuvé par l’Institut de médecine pour lequel elle travaillait. Il est à noter que le professeur Aleksei Fokin, de l’Académie des Sciences de Russie parle de 500 kg.

– Entre 2,1 et 4,8 millions : c’est le nombre de personnes directement exposées par les épandages, sur 3851 villages, selon ce même rapport Stellman.

– 2,6 millions d’hectares : c’est la superficie reconnue comme ayant été vaporisée par l’agent orange. Cependant des surfaces précisément reçurent de 1 à 10 épandages, certaines davantage. André Bouny estime que les épandages équivalent à 12,37 millions d’équivalent-hectare, au minimum.

L’agent orange a été produit de cette manière par des multinationales étatsuniennes comme Monsanto, Dow Chemical ou Hercules, pour dégager le plus de profits et pour raser la plus grande superficie de forêt possible. Il a été épandu à partir du 10 août 1961, puis de manière massive lors de l’opération Ranch Hand en 1962 et ce jusqu’en 1971. Si des réquisitions des multinationales ont été organisées en 1965 pour augmenter la production de ces herbicides, les entreprises avaient auparavant répondu à des appels d’offres pour fournir ces produits chimiques. Les défoliants ont été déversés sur 10% sur la surface du Sud Vietnam.

Le terme « écocide » a d’ailleurs été employé pour la première fois, en 70, par le biologiste Arthur Galston13 pour qualifier cette opération des troupes américaines, toxique sur un double plan :

D’une part sur le plan sanitaire. La dioxine de l’agent orange cause de nombreuses pathologies aux 2 à 4 millions de victimes directement exposées aux épandages. S’ajoute à celles-ci un nombre indéterminé de victimes sur le long cours, dû à la transmission héréditaire de ces pathologies, qui dépasse les frontières et jette un voile sur les véritables causes de décès précoces à travers le monde. Il s’agit aujourd’hui de lignées entières qui sont touchées par l’agent orange, des bébés naissent toujours aujourd’hui avec des malformations liées à la dioxine, même si la recherche en épigénétique est en toujours en train d’établir des preuves à ce sujet ;

– D’autre part sur le plan écologique car à la fin de la guerre, 20% des forêts sud-vietnamiennes avait été détruit chimiquement, et plus 1/3 des mangroves avait disparu. Actuellement, la présence de dioxine est encore massive dans les espaces touchés. La molécule persiste dans les terres, l’eau et contamine depuis plusieurs décennies les espaces et le vivant.

C’est donc bien le contexte de la guerre qui a permis ce désastre humanitaire et écologique. Dans un contexte capitaliste, tout est fait pour maximiser les profits, quand bien même les entreprises connaissaient la toxicité des produits. Il s’agit donc d’une « violence lente », comme mentionné par Anne Xuân Nguyen à partir du concept de Rob Nixon, compte tenu des effets néfastes sur un temps long. La chercheuse précise qu’il s’agit d’« une violence diffuse dans le temps et l’espace, à la fois silencieuse et destructrice. Contrairement à l’évènement brusque et localisé d’une explosion, les dommages causés par les herbicides sont peu spectaculaires, étalés dans le temps, mais non moins dévastateurs »14 .

Trần Tố Nga, ancienne journaliste et agente de liaison pour le Front de Libération du Sud-Vietnam, franco-vietnamienne, a intenté un procès en 2014 contre les entreprises qui ont produit ou commercialisé l’agent orange15, dans le but de créer un précédent pour les victimes de l’agent orange. Le procès en première instance s’est déroulé à Evry en 2021 et s’est conclu par une décision du tribunal qui s’est déclaré incompétent à juger de l’affaire. En effet, la partie adverse estime qu’il a seulement obéi au Gouvernement des Etats-Unis malgré la marge de manœuvre que les entreprises avaient.

Lors de ce procès, les multinationales ont affirmé qu’elles ont « fourni un service public dans le cadre de la défense nationale ». Elles savent qu’il est impossible d’attaquer les États-Unis à l’échelle internationale, ce crime ayant été commis avant la création de la Cour Pénale Internationale (CPI) et cet Etat ne reconnaît pas non plus la Cour Internationale de Justice. La Cour d’Appel de Paris a confirmé cette décision en 202416.

Trần Tố Nga et ses deux avocats, M. William Bourdon et M. Bertrand Repolt se sont pourvu-e-s en Cassation, dont l’audience devrait avoir lieu en 2026 au plus tôt. Attaquer les multinationales est la seule voie pour créer une jurisprudence, même si politiquement, il n’y a aucune illusion sur ce mode d’action dont les limites sont celles de la justice bourgeoise. Ce procès permet toutefois de pointer les contradictions du capitalisme et un double standard impérialiste-colonial-racial.

Les guerres chimiques au service des impérialismes et des colonialismes

Winston Churchil a prononcé ces mots : « Les armes chimiques seraient une bonne médecine pour les bolcheviques »17. Les peuples colonisés et sous domination impérialiste ont aussi subi le joug de ces armes chimiques, qu’ils aient été communistes ou non. Les armes chimiques ont donc été historiquement mobilisées contre ces peuples, par des puissances impérialistes.

L’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC), organisation dont la France suit par exemple officiellement les recommandations, définit une arme chimique comme « un produit chimique utilisé pour provoquer la mort ou d’autres dommages par son action toxique » 18. A l’instar des armes nucléaires, on peut les considérer comme des armes de destruction massive. La Convention de 1997 sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC) interdit leur fabrication, leur usage et leur stockage. Il est à noter que 193 États sont signataires de cette convention. Malgré cela, des violations persistantes sont constatées, souvent au détriment des civils et au profit de multinationales productrices.

En Ukraine, la Russie est accusée en mai 2024 par les États-Unis d’avoir utilisé la chloropicirine (un pesticide asphyxiant). Cette substance a été utilisée comme gaz de combat durant la Première Guerre mondiale et comme pesticide par les gardes-chasses en France19.  En février 2025, l’OIAC confirme l’utilisation d’un agent chimique lors de trois incidents survenus en octobre 2024 dans la région de Dnipropetrovsk. Ce produit est pourtant interdit par la CIAC, convention signée par la Russie20.

Au Kurdistan, le régime turc aurait mené 1300 attaques chimiques entre 2021 et 2023. Sebnem Korur Financi, présidente de l’Union des médecins de Turquie, est poursuivie pour avoir demandé une enquête21. En 2025 elle a été acquittée lors d’un procès où elle était accusée d’avoir « dénigré publiquement l’État turc »22.

En Syrie, le 21 août 2013 a eu lieu une attaque au gaz sarin durant la guerre civile, menée par le régime de Bachar Al-Assad : près de 2000 personnes ont été tuées et plusieurs milliers ont été blessées. Les stocks d’armes chimiques syriens n’auraient pas été totalement détruits malgré la CIAC23.

A Gaza, le phosphore blanc a été utilisée par l’armée d’occupation israélienne lors de la guerre génocidaire qu’elle y mène depuis 202324. C’est une arme incendiaire, que l’on pourrait qualifier de chimique malgré tout, qui s’enflamme au contact de l’oxygène, à une température pouvant atteindre 800°C et avec lequel une exposition de 10% de la peau peut être mortelle. Ce produit provoque cécité, asphyxie et lésions respiratoires. Il est autorisé pour un usage militaire « défensif » et est interdit contre les civils. Parmi les principaux producteurs, on trouve la multinationale bien connue Bayer-Monsanto et en France des fournisseurs comme Thalès LAS, KNDS ou ses filières européennes sont concernées25.

L’utilisation de phosphore blanc empoisonne aussi les sols, les rivières et l’ensemble des écosystèmes où il est utilisé. Il est très souvent utilisé avec le napalm, qui est une essence gélifiée utilisée dans les bombes incendiaires. Il est à noter que le phosphore blanc et le napalm ont également été utilisés entre autres au Sahara Occidental par le Maroc26, par l’Azerbaidjan au Haut-Karabagh sur les Arménien-nes27, par la France coloniale en Indochine et par l’armée états-unienne au Vietnam, au Cambodge et ai Laos durant la Seconde Guerre d’Indochine28.

Face au double standard colonial et raciste, pour une écologie de la mangrove

« Nous sommes des racines de la Relation.

Des racines sous-marines : c’est-à-dire dérivées, non implantées d’un seul mât dans un seul limon, mais prolongées dans tous les sens de notre univers par leur réseau de branches » (Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil 1981)

Il existe un double standard colonial et raciste quant à la manière dont on considère les victimes de l’agent orange. En 1984, les vétérans états-uniens victimes de l’agent orange ont mené une class action contre les multinationales productrices et ont obtenu une indemnisation à l’amiable en échange de leur silence29.

En 2009, les victimes vietnamiennes qui avaient également porté plainte pour crime contre l’humanité et crime de guerre, ont été déboutées par la Cour Suprême, considérant que l’agent orange n’est pas un poison au regard du droit international et qu’il n’y a donc pas d’interdiction d’utiliser un herbicide30. Ce refus de justice et de réparations pour les victimes vietnamiennes est le symptôme d’un racisme, que l’on pourrait qualifier de racisme environnemental, dont sont victimes les corps colonisés. Il s’agit d’une preuve que certaines vies valent moins que d’autres.

Une approche décoloniale considère que le racisme est un système de catégorisation hiérarchique raciale qui prend racine dès 1492, et dont les prémisses sont mêmes plus anciennes (loi de pureté du sang avec l’expulsion des juifv-e-s et musulman-e-s d’Espagne31 , avec les premières conquêtes coloniales (et la soi-disante « découverte de l’Amérique »).

Nous défendons aussi l’idée que nous vivons dans un régime de rapport au monde caractérisé par l’appropriation, la prédation et la domination d’une catégorie sur l’Autre, maintenu par le capitalisme. Il existe une modernité occidentale dans une société capitaliste coloniale qui s’appuie sur une domination blanche en Occident, d’une domination occidentale à l’international malgré l’existence d’un monde multipolaire aujourd’hui avec existence d’impérialismes pluriels.

Un rapport à la Terre rhizomique : par-delà des nationalismes réactionnaires

Le rapport à la Terre est trop souvent approprié par l’extrême droite qui tend ainsi deux pièges aux personnes non-blanches, comme le dit Myriam Bahaffou32 : « Nos espaces antiracistes oscillent entre ces pôles : la célébration naïve de nos existences « malgré tout », voire notre réussite sous le capitalisme, ou alors l’obsession d’être “un-e vrai-e”, un soi authentique, pur et sauvage, qui entraîne nécessairement un flicage constant des restes du “ colon” en soi ou chez les autres. »

Soit on rentre dans le système racial, en fait un capitalisme racial, et en s’intégrant complètement dans la blanchité, quitte à renier nos origines afin de revendiquer un lien à la terre occidental et à imposer une vision coloniale de la terre vietnamienne ; soit on affirme nos identités asiatiques à outrance au risque de fantasmer ce qui n’existe pas forcément ou différent chez les uns et les autres. Depuis notre perspective, nous revendiquons donc un autre rapport identitaire, pluriel, qui nous permet de refuser ces deux options.

Le rapport identitaire d’extrême droite (être attaché à une terre en raison de ses origines, de son lien du sang, etc.) est un rapport racinaire vertical qui ne permet pas de penser la complexité de nos diasporas. Il est possible de penser un rapport pluriel et divers, collectif. C’est le principe du rhizome. C’est ensemble, en tant que collectif que nous pouvons retrouver un rapport à l’Asie du Sud-Est qui ne soit plus prédateur. D’ailleurs, c’est pour cela qu’on pense que le collectif est un espace émancipateur pour nombre d’entre nous.

L’utilisation de la mangrove comme métaphore philosophique et politique prend, quant à elle, source dans les écrits de Gilles Deleuze et Félix Guattari33. Ces deux auteurs pensent les rhizomes — le réseau racinaire horizontal, dynamique et multidirectionnel de la mangrove — comme un contrepied à un enracinement vertical, figé. Maryse Condé34 à Édouard Glissant35, ont parlé de l’environnement caribéen, notamment antillais, violenté par l’esclavage et la colonisation, est la clé de cette nouvelle relation à la terre, aux autres, au monde. Au départ dévalorisées, les terres colonisées et violentées comme les mangroves et leurs rhizomes sous-marins deviennent un lieu fertile d’où penser la complexité communautaire.

Cette analogie permet de penser de nouvelles relations à la Terre mais aussi de repenser nos identités, perdues entre un Nord excluant et un Sud global auquel nous n’avons plus d’attaches.

Cet ancrage nous permet donc de penser la lutte contre un système capitaliste et colonial, dont les contradictions actuelles nourrissent le terreau d’idées réactionnaires notamment d’extrême-droite. Il permet de nous situer et de trouver notre place, pour perpétuer un héritage de luttes tout en tenant compte de la complexité de nos vécus et trajectoires, et surtout de construire des ponts avec d’autres luttes comme en solidarité à la résistance du peuple palestinien ou du Sahara Occidental, ou par exemple sur le sujet du chlordécone.

Comme on le voit actuellement lors du génocide à Gaza perpétré par Israël, les conséquences de la guerre sont dévastatrices à court-terme, et il paraît lointain de penser les conséquences à long-terme tant les lendemains sont incertains. Pourtant, les mobilisations pour obtenir reconnaissance, justice et réparations dans le cadre de la guerre au Vietnam, pourraient en cas de succès, espérons-le, servir demain pour d’autres peuples opprimés.

Puissent les amitiés révolutionnaires se perpétuer à l’avenir entre les peuples qui ont été opprimés ou qui le sont encore par le colonialisme et l’impérialisme ! L’internationalisme doit ainsi continuer de nous servir de boussole à l’échelle internationale, comme l’antiracisme doit l’être dans nos pays impérialistes.

Publié le 9 octobre 2025 par Contretemps.eu

  • 1Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, « Les importations européennes d’armes ont presque doublé ; les exportations américaines et françaises augmentent tandis que celles de la Russie chutent », 11 mars 2024, https://www.sipri.org/sites/default/files/AT%20Press%20Release%20FRE.pdf

     

  • 2Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019

     

  • 3Guerre la Guerre, https://guerrealaguerre.net/pourquoi-le-collectif-vietnam-dioxine-rejoint-le-collectif-guerre-a-la-guerre/

     

  • 4Pierre Brocheux et Daniel Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë, Paris, La Découverte, 1995.

     

  • 5Christopher Goscha, Vietnam. A New History, New York, Basic Books, 2016

     

  • 6Matthieu Auzanneau, Or noir, la grande histoire du pétrole, Paris, La Découverte, 2015

     

  • 7François Guillemot, Viêt-Nam, fractures d’une nation. Une histoire contemporaine de 1858 à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.

     

  • 8Matthieu Auzanneau, Or noir, la grande histoire du pétrole, Paris, La Découverte, 2015

     

  • 97,08 millions de tonnes de bombes. Voir Jean-François Muracciole et Guillaume Piketty (sous la direction de), Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, ajouter la référence complète, Paris, Robert Laffont, 2015.

     

  • 10OMS, « Dioxines », 29 mars novembre 2023, https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/dioxins-and-their-effects-on-human-health#:~:text=Les%20dioxines%20constituent%20un%20groupe,principalement%20dans%20les%20graisses%20animales.

     

  • 11Dorian Brunet, « L’utilisation de l’agent orange durant la guerre du Vietnam et ses conséquences sur la santé. Sciences pharmaceutiques », 2015. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01191567v1/file/Pharmacie_2015_Brunet.pdf

     

  • 12André Bouny, Agent orange, apocalypse Viêt Nam, Plogastel, Demi-Lune, 2010

     

  • 13Liana G Minkova, « The Fifth International Crime: Reflections on the Definition of

     

    “Ecocide” », Journal of Genocide Research, 2023.

     

  • 14Anne Xuân Nguyen, « The Poison of War: Mapping out scientific and lay knowledge on the consequences of Agent Orange use in Vietnam and the United States », 2023 / https://www.grip.org/lagent-orange-au-vietnam-la-violence-lente-de-la-guerre-a-travers-la-destruction-des-ecosystemes/

     

  • 15Les 14 entreprises poursuivies par Trần Tố Nga : Dow Chemical Company, Monsanto Company, Hercules Inc, Uniroyal Chemical Co Inc, Uniroyal Chemical Acquisition Corporation, Uniroyal Inc, Uniroyal Chemical Holding Company, Occidental Chemical Corporation, Maxus Energy Corporation, Tierra Solution Inc, Chemical Land Holdings, Th Agriculture and Nutrition Co, Hacros Chemicals Inc et Pharmacia & Upjohn Incorporated.

     

  • 16 Cour de Cassation, Cour d’appel de Paris RG n° 21/10606, 22 août 2024, https://www.courdecassation.fr/decision/66c8261b5372bffe825630c7

     

  • 17Courrier International, « Quand Winston Churchill approuvait le gaz de combat », 2013, https://www.courrierinternational.com/article/2013/09/13/quand-winston-churchill-approuvait-les-gaz-de-combat.

     

  • 18OIAC, « Qu’est-ce qu’une arme chimique ? », 2025, https://www.opcw.org/fr/nos-activites/quest-ce-quune-arme-chimique

     

  • 19Ministère des Affaires Etrangères d’Ukraine, « Déclaration du Ministère des Affaires étrangères concernant la violation par la Fédération de Russie de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques », 19 novembre 2024, https://mfa.gov.ua/fr/news/zayava-mzs-shchodo-zvitu-ozhz-pro-pidtverdzheni-fakti-porushennya-rf-konvenciyi-pro-zaboronu-himichnoyi-zbroyi

     

  • 20ONU, « Lettre datée du 22 novembre 2024, adressée au Secrétaire général, au Président de l’Assemblée générale et à la Présidente du Conseil de sécurité par le Représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies », 2024, https://docs.un.org/fr/S/2024/851

     

  • 21Courrier International,  « En Turquie, Sebnem Korur Fincanci dans le viseur du pouvoir », 3 décembre 2024, https://www.courrierinternational.com/article/droits-humains-en-turquie-sebnem-korur-fincanci-dans-le-viseur-du-pouvoir_224261

     

  • 22Amnesty International Belgique, «Turquie, L’acquittement de Şebnem Korur Fincancı met en lumière des poursuites sans fondement », 20 février 2025,  https://www.amnesty.be/infos/actualites/article/turquie-acquittement-sebnem-korur-fincanci-lumiere-poursuites

     

  • 23Amnesty International, « Une ONG syrienne contre la guerre chimique », 11 juin 2025, https://www.amnesty.fr/actualites/une-ong-syrienne-contre-la-guerre-chimique

     

  • 24Forensic Architecture, « The use of white phosphorus in urban environment », 2025, https://forensic-architecture.org/investigation/white-phosphorus-in-urban-environments

     

  • 25Washington Post, « Israel used U.S.-supplied white phosphorus in Lebanon attack », 11 décembre 2023, https://www.washingtonpost.com/investigations/2023/12/11/israel-us-white-phosphorus-lebanon.

     

  • 26GRIP, Maria Camelo, Sahara occidental : 30 ans d’instabilité du cessez-le-feu entre le Maroc et le Front Polisario », 16 décembre 2020, https://www.grip.org/sahara-occidental-polisario-maroc/

     

  • 27Son Brutnyan et al, « Evidence for chemical burns by white phosphorus in Armenian soldiers during the 2020 Nagorno-Karabakh war », Injury, n°52, 2021.

     

  • 28Voir par exemple l’intervention de François Guillemot, Laurent Gedeon et Estelle Senna, « ‘Le feu qui tombe du ciel’ : le napalm dans la guerre d’Indochine (1950-1954) » lors du colloque Repenser la guerre d’Indochine : violences civiles et coloniales organisé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en octobre 2023.  

     

  • 29Alexis Abboud, « In re Agent Orange Product Liability Litigation (1979-1984) », 04 octobre 2017, https://embryo.asu.edu/pages/re-agent-orange-product-liability-litigation-1979-1984

     

  • 30Vincent Ricouleau, « L’indemnisation des victimes vietnamiennes de l’Agent Orange », 26 novembre 2014 (modifié le 2 juin 2023), https://www.village-justice.com/articles/indemnisation-des-victimes,18377.html

     

  • 31France Culture, « L’exclusion par la pureté du sang », émission du 29 avril 2025, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/lsd-la-serie-documentaire/l-exclusion-par-la-purete-de-sang-8270617

     

  • 32Myriam Bahaffou, Des paillettes sur le compost. Écoféminismes au quotidien, Bordeaux, Le passager clandestin, 2022

     

  • 33Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980

     

  • 34Maryse Condé, Traversée de la mangrove, Paris, Babelio, 1980.

     

  • 35Edouard Glissant, Traité du tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997.