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Ernest Mandel (1923 – 1995) : une vie militante et son héritage marxiste révolutionnaire

par Centenhas

Le numéro 4 du magazine Centelhas rend hommage à Ernest Mandel, en soulignant son héritage. Intellectuel marxiste, révolutionnaire infatigable et un des principaux dirigeants trotskistes de la Quatrième Internationale, il a consacré sa vie militante à construire la Quatrième Internationale. 

Depuis sa jeunesse, il s’est engagé dans les tranchées de la résistance antifasciste, et tout au long de sa vie, jusqu’à ses derniers jours, ses paroles de combat et d’alerte ont été rassemblées à travers le vocabulaire puissant du socialisme et du marxisme. C’était un camarade au sein du mouvement ouvrier et sa théorie a échappé aux canons de l’académisme et, depuis ses plus jeunes années, il a lutté pour l’unité entre théorie révolutionnaire et pratique révolutionnaire. 

Ses écrits et son militantisme révolutionnaires ont été façonnés par le moule de l’internationalisme et rendent hommage « aux fondations qui nous été laissées par les meilleurs penseurs et les meilleurs combattants des générations précédentes » comme il l’affirmait face à la radicalisation et aux événements de Mai 1968 à Paris lorsque « les larges masses révolutionnaires étudiantes faisaient tout pour redécouvrir leurs traditions et leurs racines historiques ». Pour notre auteur, « les étudiants doivent être conscients qu’ils sont plus forts s’ils peuvent dire : nous luttons dans la continuation d’un combat pour la liberté qui a commencé il y a 150 ans, ou même il y a 2000 ans lorsque les premiers esclaves se sont soulevés ». 

Cette recherche conduira les « étudiants rebelles » aux concepts historiques fondamentaux du socialisme et du marxisme. « Nous avons vu comment les mouvements étudiants français, allemands, italiens et maintenant britanniques sont parvenus aux idées de la révolution socialiste et de la démocratie ouvrière ». Avant une assemblée étudiante dynamique, Mandel exprimait sa joie et signalait que les étudiants en lutte étaient en train de revivre « la vieille tradition socialiste et marxiste de l’internationalisme lorsqu’ils affirmaient que la révolte étudiante était mondiale et était international ». Et, dans ce contexte, il soulignait les convergences « avec les mêmes racines et les mêmes objectifs que l’internationalisme du socialisme comme de la classe ouvrière ! Les problèmes internationaux pressants auxquels étaient confrontés ces étudiants étaient des problèmes de solidarité avec nos camarades au Mexique, en Argentine, au Brésil qui sont en première ligne de combats extraordinaires, menant la révolution latino-américaine vers une étape nouvelle et plus élevée ». Dans cette veine, il mettait en garde à propos de la répression et de l’emprisonnement des dirigeants étudiants congolais et tunisiens et saluait le combat essentiel et la solidarité avec le Vietnam.

Mandel est l’un des penseurs marxistes les plus importants de son temps, s’enracinant dans le nouveau siècle. Depuis sa jeunesse, c’est l’engagement qui a prévalu comme par exemple dans la résistance antinazie, et tout au long de sa carrière il a affirmé son engagement inébranlable envers les idéaux du socialisme et de la classe ouvrière. « Agitateur et chercheur infatigable, il a écrit quelques-uns des ouvrages les plus significatifs de la théorie marxiste au cours de la seconde partie du XX° siècle » comme l’a souligné De Jong. Certains de ses livres ou recueils d’analyses – comme le Capitalisme tardif– ont développé des racines ou inspiré des axes principaux d’analyse, comme chez Fredric Jameson, parmi d’autres. 

Ses racines familiales plongeaient dans le terreau fertile de la pensée de gauche. Son père, Henri Mandel, sympathisait avec les idées de Léon Trotski. Pendant les terribles années 30, lors de la montée du nazisme en Allemagne, son foyer était un lieu de rencontres pour des réfugiés de gauche où le jeune Ernest s’immergeait dans les débats sur le socialisme, la direction de l’Union soviétique, la montée du fascisme. Plus tard, il devait aider à créer le journal La Gauche, influent au sein de la gauche socialiste belge. En août 1942, Ernest est passé à la clandestinité et a été rapidement arrêté. Il va poursuivre son engagement militant dans la résistance et devenir membre du Parti communiste révolutionnaire, trotskiste. Les persécutions se sont poursuivies. En 1969, les autorités nord-américaines lui ont interdit l’entrée aux Etats-Unis. Des années plus tard, c’est le gouvernement d’Allemagne de l’Ouest qui est intervenu pour bloquer sa nomination à l’Université libre de Berlin et a comploté pour qu’il soit interdit de séjour, comme ce fut le cas en France en mai 68, lorsqu’il a aidé à construire des barricades. 

Comme l’ont noté ses biographes, le jeune « Ezra » (plus tard « Ernest ») a découvert le socialisme à l’âge de 13 ans en lisant Les Misérables de Victor Hugo. Des années plus tard, il affirmait : « c’est alors que mes convictions politiques se sont formées et elles ont duré toute ma vie ». Comme contributeur régulier du journal clandestin Free Speech en direction des soldats allemands, en septembre 1943, il a écrit : « les criminels meurtriers nazis exterminent des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants innocents et sans défense, considérants que ces Polonais, des Russes ou ces Juifs sont des ‘sous-hommes’ … L’humanité civilisée ne peut tolérer cela … Soldats allemands, chacun d’entre vous est complice s’il ne proteste pas contre ces crimes et préfère rester silencieux. Aucun d’entre vous ne peut se cacher derrière des arguments comme ‘l’obéissance aux ordres’ ou ‘le devoir militaire’ … Votre tâche est d’arrêter la bestialité nazie : les chiens enragés doivent être enchaînés ». En 1965, il a participé à la création de l’hebdomadaire La Gauche avec l’aide du syndicaliste André Renard et du dirigeant socialiste Camille Huysmans, avec des contributions de Pierre Naville, de Maurice Nadeau, de Ralph Miliband, de Lelio Basso et d’Ignazio Silone.

Au cours de son parcours d’intellectuel révolutionnaire, Ernest Mandel s’est distingué en tant qu’enseignant militant se consacrant à la formation de la jeunesse révolutionnaire. Il a publié un nombre considérable d’articles sous différents pseudonymes : Ernest Germain, Pierre Gousset, Henri Vallin, Walter, entre autres. Il y a eu d’innombrables textes et articles de nature théorique ou participant du débat d’idées, de conférences, certaines ayant attiré un large public, d'autres étant des hommages, comme la réflexion sur L'anticipation et l'espoir en tant que catégories du matérialisme historique (Ernest Mandel, 1978), une contribution au colloque en hommage à Ernst Bloch (1885-1977). Selon Juarez Guimarães, la conférence de Mandel « Nous devons rêver », est « la reprise du principe d'espérance, pensé ontologiquement comme une expression de l'homo sperans et, dans la praxis marxiste de transformation, ayant déjà pour horizon le dépassement du déterminisme dans la culture marxiste (la notion de certitude de la venue du socialisme comme résultat certain des mouvements de l’histoire), d’une compréhension dogmatique de l’œuvre de Marx (toujours pensée comme une totalité ouverte et incomplète). En même temps, il cherche à se tenir à distance de façon critique de toute culture d’illusions qui ne seraient pas basées sur des possibilités déjà inscrites dans la lutte de classes elle-même ».

 

Ancré dans la tradition marxiste, Mandel construit une analyse solide du capitalisme et de ses transformations, des crises, de la théorie économique et de la méthode chez Marx, de la grève générale, de la transition au communisme, de l’état et du problème de la bureaucratie et de la bureaucratisation, de la théorie du parti révolutionnaire et du front unique, de l’impérialisme et du fascisme, du mouvement étudiant en Europe et aux Etats-Unis, des grèves de masse, des revendications transitoires, de la double nature des syndicats, de la conscience de classe et du parti révolutionnaire, du front unique, de la révolution permanente et de l’internationalisme, de l’écologie. Comme le souligne judicieusement Michael Löwy, « Le fil conducteur de sa stratégie, tissé à travers ces thèmes, est l’auto-organisation ‘par en bas’ des classes subalternes. ».

Comme cela a été mentionné précédemment, Mandel bénéficiait d’une popularité remarquable au sein de la jeunesse rebelle, ce qui en faisait une cible pour les persécutions : il a été interdit de séjour dans cinq pays dont la France, les Etats-Unis et l’Allemagne. En Allemagne, le Ministre de l’intérieur, Hans- Dietrich Genscher, a justifié ainsi l’interdiction de séjour : « le professeur Mandel ne se contente pas d’enseigner la doctrine de la révolution permanente dans sa classe, mais il œuvre aussi activement dans ce but ». De telles interdictions de séjour ne l’ont pas empêché de répandre la pensée révolutionnaire. Il est entré clandestinement en France à plusieurs reprises, comme en 1971 où in a prononcé un discours émouvant devant 20.000 personnes lors du rassemblement de la Quatrième Internationale, au cimetière du Père Lachaise, pour ne centenaire de la Commune de Paris.

Ses ouvrages sont nombreux et certains ont rendu leur auteur célèbre auprès de la critique. En 1962, Mandel a publié La théorie économique marxiste en France. Au cours des turbulentes années 1960 et du début des années 1970, Ernest Mandel a publié Le Capitalisme tardif, La formation de la pensée économique de Karl Marx et ensuite son œuvre comprend plus de vingt ouvrages et des centaines d’articles : Sur le Fascisme, La première Internationale et sa place dans l’évolution du mouvement ouvrier (sous le pseudonyme d’E. Germain), le Traité d’économie marxiste, ses introductions au trois volumes de l’édition de poche en anglais du Capital de Marx, Les ondes longues du développement capitaliste, Pouvoir et Argent : une théorie marxiste de la bureaucratie, La Pensée politique de Léon Trotski. Ces publications sont intercalées avec l’agitation et le débat d’idées. Son ouvrage de 1967, Introduction à la théorie économique marxiste, est rapidement devenu un succès de librairie. On doit également signaler Meurtres exquis, un essai marxiste où Ernest Mandel analyse l’histoire sociale du roman policier. Selon les mots de ses contemporains, « Mandel avait toujours voulu être historien et bien que la plus grande partie de son œuvre concerne l’économie politique, il a publié des ouvrages d’envergure historique, entre autres : La signification de la seconde guerre mondiale (1980) et Prémisses matériels, sociaux et idéologiques du génocide nazi (1990) ». 

Pour Michael Löwy, en plus de s’être fait un nom comme principal dirigeant de la Quatrième Internationale au cours de la seconde partie du XX° siècle et d’être un économiste de renommée mondiale, Ernest Mandel a « rajeuni la théorie marxiste par une perspective humaniste révolutionnaire ». Pour Löwy, les réflexions de Mandel sur l’environnement sont évidentes dans ses écrits depuis le début des années 70, au milieu des premiers mouvements écologiques et de ses lectures des études pionnières d'Elmar Altvater, Harry Rothman et Barry Commoner. Selon Löwy, dans Ernest Mandel et l’écosocialisme (Inprecor, 20 juillet 2020), on peut voir ses réflexions dans Dialectique de la croissance (novembre 1972), réflexions ensuite étendues par la Quatrième Internationale, dans Socialisme ou Barbarie au Seuil du XXIe Siècle.

Les vents et la géographie des révolutions ont élargi l’imagination et l’engagement de Mandel. En 1964, il a rencontré Ernesto Che Guevara, révolutionnaire et lecteur vorace, qui avait lu avec intérêt son Traité d’économie marxiste. A Cuba, il a participé au débat sur la planification socialiste avec le Che. Mandel et Che Guevara ont engagé des discussions fructueuses sur la théorie marxiste et sur leurs répertoires de lecture respectifs, discussions tempérées par leur humanisme révolutionnaire commun. De plus, Mandel et le Che partageaient une admiration commune pour Rosa Luxemburg. En 1967, lorsque le Che a été capturé et exécuté par l’armée bolivienne, Mandel lui a écrit un hommage passionné : « un grand ami, un camarade exemplaire, un militant héroïque », comme on peut le lire dans L’exemple de Che Guevara inspirera des millions de militants à travers le monde

Une autre scène de ce combat se déroule à Paris, en mai 1968, lorsque Mandel aide à construire des barricades rue Gay-Lussac au cœur du Quartier Latin, avec sa compagne Gisela Scholtz et des camarades de la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire) - Alain Krivine, Daniel Bensaïd, Henri Weber, Pierre Rousset, Janette Habel – et Roberto Santucho, le principal dirigeant du PRT (Parti révolutionnaire des travailleurs), la section argentine de la Quatrième Internationale. Ses écrits de cette époque comprennent le débat sur Trotski avec Nicolas Krasso, publié dans la New Left Review et Les ondes longues du développement capitaliste : une interprétation marxiste (1980), un développement fructueux des conférences données à l'Université de Cambridge.

Michael Löwy a fait une autre observation perspicace : pour lui, au cours des dernières années de sa vie, Mandel avait « remplacé le dilemme classique ‘socialisme ou barbarie’ par le dilemme apocalyptique ‘le socialisme ou la mort’ : le capitalisme conduisait à la destruction de l’humanité à travers la guerre nucléaire ou la destruction écologique ». Pour Löwy, la compréhension de cette situation par Mandel était le résultat d’une « évaluation lucide des dangers ». 

Il convient de rappeler ici le compte-rendu d’un discours de Mandel, « Le socialisme et l’avenir : faisons revivre l’espoir », lors de la troisième réunion du Forum de Sao Paulo des partis de gauche, au Nicaragua, en juillet 1992. C’est là que l’orateur a prononcé des paroles d’un grande force dramatique sur les tâches des révolutionnaires. Il affirmait : « nous pouvons formuler cela en termes quasi-bibliques : éliminer la faim, vêtir ceux qui sont nus, sauver les vies de ceux qui meurent par manque de soins adéquats, donner à chacun une vie digne, généraliser le libre accès à la culture dont l’éradication de l’illettrisme, universaliser les libertés démocratiques et les droits humains et éliminer la répression violente sous toutes ses formes ». Il soulignait le drame et la catastrophe qui se déroulaient : « dans un sens plus large, nous devons prendre en compte le fait que ce qui est en jeu aujourd’hui dans le monde est dramatique : c’est littéralement la question de la survie physique de l’humanité. La faim, les épidémies, le pouvoir nucléaire, la dégradation de l’environnement : voilà la réalité fondamentale du désordre mondial du nouveau et de l’ancien capitalisme ». Et il éveillait notre conscience historique vis-à-vis de la destruction de l’avenir sous le capitalisme : dans le Tiers Monde chaque année, 16 millions d’enfants meurent de faim ou de maladies que l’on aurait pu soigner. C’est l’équivalent du quart des morts de la Seconde guerre mondiale, y compris Hiroshima et Auschwitz. En d’autres termes, tous les quatre ans il y a une guerre mondiale contre les enfants. C’est la réalité du capitalisme et de l’impérialisme aujourd’hui », concluait-il par une défense émouvante d’un « socialisme qui sera émancipateur dans tous les domaines de la vie. Ce socialisme doit être autogéré, féministe, écologiste, radicalement pacifiste, pluraliste, étendant la démocratie de façon qualitative, internationaliste et favorable au multipartisme ». Pour lui, cette conception s’entrelace avec les veines de la solidarité et de la coopération. « Et ceci présuppose précisément une réduction décisive de l’importance de l’argent dans la société ». Il soulignait que le principal carburant de la pratique révolutionnaire doit être le rejet complet de toute « pratique aliénante et oppressive ». 

Pour les nouvelles générations de révolutionnaires, Mandel forgeait un lien avec l’histoire et l’expérience révolutionnaire. Daniel Bensaïd, dirigeant de la JCR, se rappelait comment Mandel les avait aidés à découvrir un « marxisme ouvert, cosmopolite et militant ». Selon l’appréciation équitable de Bensaïd, pour ces jeunes radicaux, Mandel était « un guide en termes de théorie » et un pont entre générations, quelqu’un qui poussait les gens à penser, pas quelqu’un qui pensait à leur place. 

Pour en apprendre plus sur le parcours militant de l’œuvre de Mandel, nous disposons du livre d’hommages L’héritage d’Ernest Mandel, publié par Gilbert Achcar (Verso, Londres, 2000), une biographie écrite par Jan Willem Stutje, Ernest Mandel : le rêve différé d’un rebelle (Verso, Londres, 2009) et le livre de Manuel Kellner Contre le capitalisme et la bureaucratie : les contributions théoriques d’Ernest Mandel (Brill, Leiden, 2023), vanté par Michael Löwy comme « un exercice substantiel qui présente de façon systématique la pensée économique et politique d’Ernest Mandel et son combat en tant que penseur et militant anticapitaliste ».

Le 6 décembre 2025

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