
Michael Löwy propose une lecture des ruptures qui ont marqué le pontificat de François, en particulier son engagement en faveur des pauvres et sa sensibilité écologique. Bergoglio n’a-t-il été qu’une parenthèse dans la longue histoire de l’Église catholique ou le début d’une orientation différente ?
Avec la mort de Jorge Bergoglio, le pape François, disparaît une figure hors du commun qui, dans une Italie gouvernée par les néofascistes et dans une Europe de plus en plus réactionnaire, se distinguait par un engagement éthique, social et écologique surprenant.
Depuis que Pie XII a excommunié les communistes, la gauche ne pouvait attendre du Vatican que des anathèmes. Jean-Paul II et Ratzinger n’ont-ils pas persécuté les théologiens de la libération, accusés d’utiliser des concepts marxistes ? N’ont-ils pas tenté d’imposer à Leonardo Boff un « silence obéissant » ? 1Certes, depuis le 19e siècle, il y a toujours eu des courants de gauche dans le catholicisme, mais ils n’ont rencontré que l’hostilité des autorités vaticanes. D’autre part, les courants cléricaux critiques à l’égard du capitalisme étaient généralement assez réactionnaires. Critiquant le socialisme féodal ou clérical dans le Manifeste communiste, Marx et Engels constataient qu’il « n’est pas capable de comprendre la marche de l’histoire moderne » ; mais ils reconnaissaient dans ce mélange « d’échos du passé et grondements sourds de l’avenir », une « critique amère, mordante et spirituelle » qui pouvait parfois frapper « la bourgeoisie en plein cœur ».
Max Weber propose une analyse plus générale de la relation entre l’Église et le capital : dans ses travaux sur la sociologie des religions, il constate la « profonde aversion » (tiefe Abneigung) de l’éthique catholique envers l’esprit du capitalisme, malgré les adaptations et les compromis. C’est une hypothèse à prendre en compte pour comprendre ce qui s’est passé à Rome avec l’élection du pape argentin.
Jorge Bergoglio, le pape François
Que pouvait-on attendre du cardinal Jorge Bergoglio, élu Pontifex Maximus en mars 2013 ? Certes, il était latino-américain, ce qui constituait déjà un changement radical. Mais il avait été élu par le même conclave qui avait intronisé le conservateur Ratzinger et il venait d’Argentine, un pays où l’Église n’est pas réputée pour son progressisme, plusieurs de ses dignitaires ayant activement collaboré avec la dictature militaire sanglante de 1976. Ce n’était pas le cas de Bergoglio : selon certains témoignages, il aurait même aidé des personnes persécutées par la junte militaire à se cacher ou à quitter le pays. Mais il ne s’est pas non plus opposé au régime : un « péché par omission », pourrait-on dire. Alors que certains chrétiens de gauche, comme le prix Nobel de la paix argentin Adolfo Pérez Esquivel, l’ont toujours soutenu, d’autres le considéraient comme un opposant de droite au gouvernement des « péronistes de gauche » Néstor et Cristina Kirchner.
Premiers pas
Quoi qu’il en soit, une fois élu Souverain Pontife, François – nom qu’il avait choisi en référence à saint François, l’ami des pauvres et des oiseaux – s’est immédiatement distingué par sa position courageuse et engagée. D’une certaine manière, il rappelle le pape Roncalli, Jean XXIII, qui avait été élu « pape de transition » pour garantir la continuité et la tradition, mais qui avait initié le changement le plus profond de l’Église depuis des siècles : le Concile Vatican II (1962-65). Bergoglio avait d’ailleurs initialement pensé prendre le nom de Jean XXIV, en hommage à son prédécesseur des années 1960.
Le premier voyage du nouveau pape hors de Rome a eu lieu en juillet 2013, dans le port italien de Lampedusa, où des centaines de migrant·es clandestin·es arrivaient, tandis que beaucoup d’autres se noyaient en Méditerranée. Dans son homélie 2, il n’a pas eu peur de s’opposer au gouvernement italien – et à une grande partie de l’opinion publique – en dénonçant la « mondialisation de l’indifférence » qui nous rend « insensibles aux cris des autres », c’est-à-dire au sort des « immigrés morts en mer, dans ces bateaux qui, au lieu d’être un chemin d’espérance, ont été un chemin de mort ». Il reviendra ensuite à plusieurs reprises sur cette critique de l’inhumanité de la politique européenne envers les migrants.
En ce qui concerne l’Amérique latine, un changement notable s’est également produit. En septembre 2013, François a rencontré Gustavo Gutiérrez 3, fondateur de la théologie de la libération, et le quotidien du Vatican Osservatore Romano a publié pour la première fois un article favorable à ce penseur. Un autre geste symbolique a été la béatification4, puis la canonisation, de l’archevêque salvadorien Óscar Romero, assassiné en 1980 par des militaires parce qu’il dénonçait la répression anti-populaire, un héros célébré par la gauche catholique latino-américaine mais ignoré par les précédents papes. Lors de sa visite en Bolivie en juillet 2015, Bergoglio a rendu un hommage intense et vibrant à la mémoire de son compagnon jésuite Luis Espinal Camps, prêtre missionnaire, poète et cinéaste espagnol assassiné le 21 mars 1980, sous la dictature de Luis García Meza, pour son engagement dans les luttes sociales. Lors de sa rencontre avec Evo Morales, le président socialiste bolivien lui a offert une sculpture réalisée par le martyr jésuite : une croix posée sur une faucille et un marteau en bois…
Le « fumier du diable »
Lors de sa visite en Bolivie, François a participé à une Rencontre mondiale des mouvements sociaux dans la ville de Santa Cruz. Son discours à cette occasion illustre la « profonde aversion » pour le capitalisme dont parlait Max Weber, mais à un degré jamais atteint par aucun de ses prédécesseurs. Voici un passage désormais célèbre de son discours5 :
On est en train de châtier la terre, les peuples et les personnes de façon presque sauvage. Et derrière tant de douleur, tant de mort et de destruction, on sent l’odeur de ce que Basile de Césarée – l’un des premiers théologiens de l’Église – appelait « le fumier du diable » ; le désir sans retenue de l’argent qui commande. C’est cela « le fumier du diable ». Le service du bien commun est relégué à l’arrière-plan. Quand le capital est érigé en idole et commande toutes les options des êtres humains, quand l’avidité pour l’argent oriente tout le système socio-économique, cela ruine la société, condamne l’homme, le transforme en esclave, détruit la fraternité entre les hommes, oppose les peuples les uns aux autres, et, comme nous le voyons, met même en danger notre maison commune, la sœur et mère terre.
Comme on pouvait s’y attendre, l’approche de François a rencontré une résistance considérable dans les secteurs les plus conservateurs de l’Église. L’un des opposants les plus actifs est le cardinal américain Raymond Burke, fervent partisan de Donald Trump, qui a également rencontré, lors d’un voyage en Italie, Matteo Salvini, le leader de la Ligue du Nord. Certains de ces opposants ont accusé le nouveau pape d’être un hérétique, voire un… marxiste déguisé.
Lorsque Rush Linebaugh, un journaliste catholique réactionnaire américain, l’a qualifié de « pape marxiste », François a répondu en réfutant poliment cet adjectif, tout en ajoutant qu’il ne se sentait pas offensé car il avait « rencontré de nombreux marxistes qui étaient des gens bien ». En effet, en 2014, le pape a reçu en audience deux éminents représentants de la gauche européenne : Alexis Tsipras, alors chef de l’opposition au gouvernement de droite d’Athènes, et Walter Baier, coordinateur du réseau Transform, formé par des fondations culturelles liées au Parti de la gauche européenne (comme la Fondation Rosa Luxemburg, en Allemagne). À cette occasion, il a été décidé d’entamer un processus de dialogue entre marxistes et chrétiens 6, qui s’est concrétisé par plusieurs rencontres, dont une université d’été commune sur l’île de Syros, en Grèce, en 2018. En 2024, le pape a reçu une délégation des participants à ce dialogue (chrétiens et marxistes), dont l’auteur de la présente note.
Des gestes limités sur la contraception
Il est vrai que lorsqu’il s’agit du droit des femmes à disposer de leur propre corps et de la morale sexuelle en général – contraception, avortement, divorce, homosexualité – François s’est accroché aux positions conservatrices de la doctrine de l’Église. Mais il y a eu quelques signes d’ouverture, dont le violent conflit de 2017 avec la direction de l’Ordre de Malte, une institution riche et aristocratique de l’Église catholique, a été un symptôme frappant. Le Grand Maître ultra-conservateur de l’Ordre, le Prince (?!?) Matthew Festing, a exigé la démission du chancelier de l’Ordre, le baron de Boeselager, pour le terrible péché d’avoir distribué des préservatifs aux populations pauvres menacées par l’épidémie de sida en Afrique. Le chancelier a fait appel au Vatican, qui lui a donné raison contre Festing ; mais ce dernier, soutenu par le cardinal Burke, a refusé d’obéir et a donc été démis de ses fonctions par le Vatican 7. Cela n’a pas entraîné l’adoption de la contraception par la doctrine morale de l’Église, mais c’était un changement…
Il est clair qu’il n’y avait rien de marxiste chez le pape François et que sa théologie était très éloignée de la forme marxiste de la théologie de la libération. Sa formation intellectuelle, spirituelle et politique doit beaucoup à la théologie du peuple, une variante argentine non marxiste de la théologie de la libération, dont les principaux inspirateurs étaient Lucio Gera et le théologien jésuite Juan Carlos Scannone. La théologie du peuple ne prétend pas se fonder sur la lutte des classes, mais elle reconnaît le conflit entre le peuple et l’« anti-peuple » et soutient l’option prioritaire pour les pauvres. Elle s’intéresse également moins aux questions socio-économiques que d’autres formes de théologie de la libération et accorde plus d’attention à la culture, en particulier à la religion populaire.
Dans un article de 2018 8, Juan Carlos Scannone souligne à juste titre combien les premières encycliques du pape, comme Evangelii Gaudium (2014), qualifiée par ses détracteurs de gauche de « populiste » (au sens argentin et péroniste du terme, et non au sens européen), doivent à cette théologie populaire. Cependant, il me semble que Bergoglio, dans sa critique de « l’idole du capital » et de tout le « système socio-économique » actuel, va plus loin que ses inspirateurs argentins. Surtout dans sa dernière encyclique, Laudato si’ (2015), qui mérite une réflexion marxiste.
Laudato si’
L’« encyclique écologique » du pape François est un événement d’importance planétaire, en termes religieux, éthique, social et politique. Compte tenu de l’énorme influence de l’Église catholique, il s’agit d’une contribution cruciale au développement d’une conscience écologique critique. Si elle a été accueillie avec enthousiasme par les véritables écologistes, elle a également suscité l’inquiétude et le rejet des conservateurs religieux, des représentants du capital et des idéologues de l’« écologie de marché ». Il s’agit d’un document d’une grande richesse et d’une grande complexité, qui propose une nouvelle interprétation de la tradition judéo-chrétienne – rompant avec le « rêve prométhéen de domination sur le monde » – et une réflexion critique sur les causes de la crise écologique. Sur certains aspects, comme l’association indissociable entre la « clameur de la terre » et la « clameur des pauvres », il est évident que la théologie de la libération – en particulier celle de l’éco-théologien Leonardo Boff – a été l’une de ses sources d’inspiration.
Dans les brèves notes qui suivent, je voudrais souligner un aspect de l’encyclique qui explique la résistance qu’elle a rencontrée dans les milieux économiques et médiatiques : son caractère antisystémique.
Pour le pape François, les catastrophes écologiques et le changement climatique ne sont pas seulement le résultat de comportements individuels – même si ceux-ci jouent un rôle –, mais aussi des « modèles actuels de production et de consommation ». Bergoglio n’est pas marxiste, et le mot « capitalisme » n’apparaît pas dans l’encyclique. Mais il est très clair que pour lui les problèmes écologiques dramatiques de notre époque sont le résultat des rouages de l’économie mondialisée actuelle, rouages constitués par un système mondial « de relations commerciales et de propriété structurellement pervers » (section 52 du document).
Quelles sont, pour François, ces caractéristiques « structurellement perverses » ? Tout d’abord, un système dans lequel prédominent « les intérêts limités des entreprises » et « une rationalité économique discutable », une rationalité instrumentale dont le seul objectif est de maximiser les profits. En conséquence, le « principe de la maximalisation du gain, qui tend à s’isoler de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l’économie : si la production augmente, il importe peu que cela se fasse au prix des ressources futures ou de la santé de l’environnement » (section 195). Cette distorsion, cette perversité éthique et sociale, n’est pas propre à un pays plutôt qu’à un autre, mais au « système mondial actuel, où priment une spéculation et une recherche du revenu financier qui tendent à ignorer tout contexte, de même que les effets sur la dignité humaine et sur l’environnement ». Il semble donc que « la dégradation environnementale comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées » (section 56).
Le caractère systémique du capital
L’obsession de la croissance illimitée, le consumérisme, la technocratie, la domination absolue de la finance et la déification du marché sont des caractéristiques perverses du système. Dans une logique destructrice, tout se réduit au marché et au « calcul financier des coûts et des bénéfices ». Il faut toutefois comprendre que « l’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate » (section 190). Le marché est incapable de prendre en compte les valeurs qualitatives, éthiques, sociales, humaines ou naturelles, c’est-à-dire « de valeurs qui excèdent tout calcul » (section 36).
Le pouvoir « absolu » du capital financier spéculatif est un aspect essentiel du système, comme le confirment les crises bancaires. En ce sens, le commentaire de l’encyclique est démystificateur :
Sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, couteuse et apparente guérison. La crise financière de 2007-2008 était une occasion pour le développement d’une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques, et pour une nouvelle régulation de l’activité financière spéculative et de la richesse fictive. Mais il n’y a pas eu de réaction qui aurait conduit à repenser les critères obsolètes qui continuent à régir le monde. (section 189)
Cette dynamique perverse du système mondial qui « continue de régir le monde » est la raison de l’échec des sommets mondiaux sur l’environnement : « Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le bien commun et à manipuler l’information pour ne pas voir affectés ses projets » (section 54). Dès lors que les impératifs des puissants groupes économiques prédominent, « on peut seulement s’attendre à quelques déclarations superficielles, quelques actions philanthropiques isolées, voire des efforts pour montrer une sensibilité envers l’environnement, quand, en réalité, toute tentative des organisations sociales pour modifier les choses sera vue comme une gêne provoquée par des utopistes romantiques ou comme un obstacle à contourner. » (section 54)
Face aux stratégies des élites
Dans ce contexte, l’encyclique dénonce l’irresponsabilité des « responsables », c’est-à-dire des élites dominantes ou des oligarchies intéressées à préserver le système, face à la crise écologique :
Beaucoup de ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique semblent surtout s’évertuer à masquer les problèmes ou à occulter les symptômes, en essayant seulement de réduire certains impacts négatifs du changement climatique. Mais beaucoup de symptômes indiquent que ces effets ne cesseront pas d’empirer si nous maintenons les modèles actuels de production et de consommation. (section 26)
Face à la destruction dramatique de l’équilibre écologique de la planète et à la menace sans précédent que représente le changement climatique, que proposent les gouvernements ou les représentants internationaux du système (Banque mondiale, FMI, etc.) ? Leur réponse est ce qu’on appelle le « développement durable », un concept dont le contenu est de plus en plus vide, un véritable flatus vocis (9), comme le disaient les scolastiques du Moyen Âge. François ne se fait aucune illusion sur cette mystification technocratique :
Le discours de la croissance durable devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie ; la responsabilité sociale et environnementale des entreprises se réduit d’ordinaire à une série d’actions de marketing et d’image. (section 194)
Les mesures concrètes proposées par l’oligarchie techno-financière dominante sont totalement inefficaces, comme les « marchés du carbone ». La critique du pape à l’égard de cette fausse solution est l’un des arguments les plus importants de l’encyclique. Se référant à une résolution de la Conférence épiscopale bolivienne, Bergoglio écrit :
La stratégie d’achat et de vente de “crédits de carbone” peut donner lieu à une nouvelle forme de spéculation, et cela ne servirait pas à réduire l’émission globale des gaz polluants. Ce système semble être une solution rapide et facile, sous l’apparence d’un certain engagement pour l’environnement, mais qui n’implique, en aucune manière, de changement radical à la hauteur des circonstances. Au contraire, il peut devenir un expédient qui permet de soutenir la sur-consommation de certains pays et secteurs. (section 171)
Des passages comme celui-ci expliquent le manque d’enthousiasme des milieux « officiels » et des partisans de l’« écologie de marché » (ou du « capitalisme vert ») pour Laudato si’.
« Des mesures drastiques »
En liant la question écologique à la question sociale, François insiste sur la nécessité de mesures drastiques, c’est-à-dire de changements profonds pour faire face à ce double défi. Le principal obstacle à cela est la nature « perverse » du système : « La même logique qui entrave la prise de décisions drastiques pour inverser la tendance au réchauffement global, ne permet pas non plus d’atteindre l’objectif d’éradiquer la pauvreté. » (section 175).
Si le diagnostic de Laudato si’ sur la crise écologique est d’une clarté et d’une cohérence impressionnantes, les actions qu’elle propose sont plus limitées. Certes, nombre de ses suggestions sont utiles et nécessaires, par exemple : « On peut faciliter des formes de coopération ou d’organisation communautaire qui défendent les intérêts des petits producteurs et préservent les écosystèmes locaux de la déprédation » (section 180). Il est également très significatif que l’encyclique reconnaisse la nécessité, pour les sociétés les plus développées, de « penser aussi à marquer une pause en mettant certaines limites raisonnables, voire à retourner en arrière avant qu’il ne soit trop tard », c’est-à-dire « accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties » (section 193).
Mais ce qui manque précisément, ce sont des « mesures drastiques », telles que celles proposées par Naomi Klein dans son livre This changes everything : rompre avec les combustibles fossiles (charbon, pétrole) avant qu’il ne soit trop tard, en les laissant sous terre. Nous ne pouvons pas changer les structures perverses du mode de production et de consommation actuel sans un ensemble d’initiatives antisystémiques qui remettent en question la propriété privée, par exemple celle des grandes multinationales des combustibles fossiles (BP, Shell, Total, etc.). Certes, le pape évoque l’utilité de « grandes stratégies à même d’arrêter efficacement la dégradation de l’environnement et d’encourager une culture de protection qui imprègne toute la société », mais cet aspect stratégique est peu développé dans l’encyclique.
Reconnaissant que « l’actuel système mondial est insoutenable », Bergoglio recherche une alternative globale, qu’il qualifie de « culture écologique » :
La culture écologique ne peut pas se réduire à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes qui sont en train d’apparaître par rapport à la dégradation de l’environnement, à l’épuisement des réserves naturelles et à la pollution. Elle devrait être un regard différent, une pensée, une politique, un programme éducatif, un style de vie et une spiritualité qui constitueraient une résistance face à l’avancée du paradigme technocratique. (section 111)
Mais il y a peu de signes d’une nouvelle économie et d’une nouvelle société correspondant à cette culture écologique. Il ne s’agit pas de demander au pape d’adopter l’écosocialisme, mais l’alternative pour l’avenir reste quelque peu abstraite.
Pour les pauvres, mais pas par les pauvres
Le pape François fait sienne « l’option préférentielle pour les plus pauvres » des Églises latino-américaines. L’encyclique l’expose clairement comme un impératif planétaire :
Dans les conditions actuelles de la société mondiale, où il y a tant d’inégalités et où sont toujours plus nombreuses les personnes marginalisées, privées des droits humains fondamentaux, le principe du bien commun devient immédiatement, comme conséquence logique et inéluctable, un appel à la solidarité et à une option préférentielle pour les plus pauvres (section 158).
Mais dans l’encyclique, les pauvres n’apparaissent pas comme les acteurs de leur propre émancipation, le projet le plus important de la théologie de la libération. Les luttes des pauvres, des paysans et des peuples autochtones pour défendre les forêts, l’eau et la terre contre les multinationales et le commerce agricole, ainsi que le rôle des mouvements sociaux, qui sont précisément les principaux acteurs de la lutte contre le changement climatique – Via Campesina, Justice climatique, Forum social mondial – sont une réalité sociale qui n’apparaît pas beaucoup dans Laudato si’.
Ce sera toutefois un thème central des rencontres du pape avec les mouvements populaires, les premières dans l’histoire de l’Église. Lors de la rencontre de Santa Cruz (Bolivie, juillet 2015), François a déclaré :
Vous, les plus humbles, les exploités, les pauvres et les exclus, vous pouvez et faites beaucoup. J’ose vous dire que l’avenir de l’humanité est, dans une grande mesure, entre vos mains, dans votre capacité de vous organiser et de promouvoir des alternatives créatives, dans la recherche quotidienne des trois T, d’accord ? (travail, toit, terre) et aussi, dans votre participation, en tant que protagonistes, aux grands processus de changement, changements au niveau national, changements au niveau régional et changements au niveau mondial. Ne vous sous-estimez pas !
Bien sûr, comme l’a souligné Bergoglio dans l’encyclique, la tâche de l’Église n’est pas de se substituer aux partis politiques en proposant un programme de changement social. Avec son diagnostic antisystémique de la crise, qui lie indissolublement la question sociale et la protection de l’environnement, « la clameur des pauvres » et « la clameur de la terre », Laudato si’ a constitué une contribution précieuse et inestimable à la réflexion et à l’action pour sauver la nature et l’humanité de la catastrophe.
Il appartient aux marxistes, communistes et écosocialistes de compléter ce diagnostic par des propositions radicales visant à changer non seulement le système économique dominant, mais aussi le modèle pervers de civilisation imposé à l’échelle mondiale par le capitalisme, en formulant des propositions qui incluent non seulement un programme concret de transition écologique, mais aussi une vision d’une autre forme de société, au-delà du règne de l’argent et des marchandises, fondée sur les valeurs de liberté, de solidarité, de justice sociale et de respect de la nature.
Il est difficile de prévoir quel sera l’avenir de l’Église après la mort du pape François : celui qui sera élu par le prochain conclave suivra-t-il l’orientation critique et humaniste de Bergoglio ou reviendra-t-il à la tradition conservatrice des pontifes précédents ? De nombreux nouveaux cardinaux ont été nommés par François, certes, mais quelles sont leurs convictions intimes ?
Dans les semaines à venir, nous saurons si Bergoglio n’a été qu’une parenthèse ou s’il a effectivement ouvert un nouveau chapitre dans la longue histoire du catholicisme.
Le 22 avril 2025
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Leonardo Boff, né en 1938 au Brésil, est l’un des chefs de file de la théologie de la libération au Brésil dans les années 1970-1980. Il est récipiendaire du prix Nobel alternatif en 2001.
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- 3
« Papa se reúne con fundador de la Teología de la Liberación », La Tarcera, 15 septembre 2013.
- 4
« El arzobispo Oscar Romero ha sido beatificado en El Salvador », Jesuitas.
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- 6
Lire « Bandiera rossa, al vaticano ! », Michael Löwy, 4 mars 2024, Inprecor.
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- 8
« Le pape François et la théologie du peuple », 14 novembre 2018, Revistas Comillas.
9) Se dit de paroles sans intérêt, sans signification.